En partant de l'étude du cas de Clermont-Ferrand, le film dresse la chronique de la vie d'une ville française entre 1940 et 1944[1]. Le film élargit son propos factuel à toute l'Auvergne mais comporte aussi des témoignages de personnalités ayant joué un rôle important pendant la guerre (militaires, hommes d'État, témoins-clés) ou ayant participé activement à celle-ci, pas forcément à Clermont-Ferrand ni même en Auvergne[2].
D'une durée d'environ quatre heures, le film, tourné en noir et blanc, est constitué d'entretiens et d'images d'actualité de l'époque, présentées sans commentaire, réalisées sous le contrôle de la propagande du régime de Vichy, sauf pour l'avant-dernière d'entre elles : interview cinématographique de Maurice Chevalier, s'exprimant en anglais, à destination du public américain, évoquant les accusations portées contre lui de collaboration avec les Allemands, suivie d'images de la Libération rythmée ironiquement par une chanson joyeuse du chanteur[3].
On y voit une scène du film Le Juif Süss et un extrait du générique, avec l'équipe du doublage français.
La plupart des intervenants sont interviewés pendant le référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation en et l'élection présidentielle qui s'ensuivit immédiatement. Parmi les anciens soldats allemands en garnison à Clermont-Ferrand qui sont interviewés dans le film, un seul (Helmuth Tausend) était officier (Oberleutnant), et aucun ne semble avoir été nazi, même si leur perception de la résistance (le « maquis », les « terroristes ») est très négative.
Jacques Duclos, dirigeant communiste, candidat à l'élection présidentielle de 1969 au moment du tournage du film (ses affiches de campagne sont visibles au cours de l'interview).
le colonel Raymond Sarton du Jonchay (1900-1991), ancien chef des opérations militaires de De Gaulle en France, tenait la chronique militaire dans le journal l'Action française sous le pseudonyme « Cassagne », auteur, en 1968, de La Résistance et les communistes.
Anthony Eden, ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre du Royaume-Uni.
Alexis Grave, agriculteur, résistant, déporté, militant socialiste, frère de Louis Grave.
Louis Grave, agriculteur, résistant, déporté, militant socialiste, frère du précédent.
André Harris, interviewer (plein-champ).
Marius Klein, négociant en mercerie.
Georges Lamirand, ancien secrétaire d'État à la Jeunesse du gouvernement de Vichy, maire en 1969 de La Bourboule (Puy-de-Dôme).
Pierre Le Calvez, exploitant de cinéma à Clermont-Ferrand.
Monsieur Leiris, ancien maire de Combronde et résistant en Auvergne.
Claude Lévy, écrivain, résistant, déporté, frère de Raymond Lévy, lui aussi écrivain résistant et déporté, auteur de Schwartzenmurtz ou l'Esprit de parti, où il raconte sa participation à la Résistance et son engagement au Parti communiste français.
Pierre Mendès France, homme politique français, figure de la gauche française jusqu'à sa mort en 1982, ancien député, ancien ministre, ancien président du Conseil, grand résistant, officier dans l'aviation des Forces françaises libres, condamné par le gouvernement de Vichy pour « désertion » — il avait tenté de rejoindre l'Afrique du Nord en 1940 par le Massilia — évadé en 1941 de la prison de Clermont-Ferrand ; il en raconte les conditions dans le film.
le commandant Menut, ancien résistant.
Elmar Michel, ancien général-conseiller économique auprès du commandement militaire allemand en France et PDG des chaussures Salamander.
Monsieur Mioche, propriétaire d’hôtel à Royat.
Marcel Ophüls, l'interviewer (presque tout le temps hors champ).
Madame Solange (Solange Azan), coiffeuse, condamnée pour avoir dénoncé un résistant[5]. Elle fut défendue par Jacques Isorni, acquittée en 1947, mais le jugement a été relancé[6].
Le film constitue historiquement la première plongée cinématographique effectuée dans la mémoire collective française sur la période de l'occupation allemande au cours de la Seconde Guerre mondiale. Face à un discours dominant qui ne faisait état, jusque-là, que des faits de résistance, Ophüls a permis de mettre l'accent sur des comportements quotidiens beaucoup plus ambigus à l'égard de l'occupant, voire de franche collaboration. En brisant l'image faussement unanime d'une France entièrement résistante, le film joue un rôle important dans l'inauguration d'une phase de la mémoire de l'Occupation que l'historien Henry Rousso appelle le « miroir brisé », à partir des années 1970[7].
Comme le souligne l'historienne Sylvie Lindrperg dans le documentaire intitulé "le chagrin et la pitié - la France de Vichy dynamitée" diffusé sur Arte en 2024 : "C’était un film de combat, une machine de guerre contre le gaullisme et sa vision de l’histoire" et plus précisément le mythe gaullien d’une France unie dans la résistance contre l’ennemi hitlérien. Il provoque au sein de la société française, un véritable séisme générationnel. Il met plus spécifiquement en lumière la fracture entre la génération post-68 et le pouvoir, dont l’intérêt a toujours été de laisser dans l’ombre la vérité (le régime de Vichy n’ayant pas protégé les juifs) et ce, afin de ne pas ternir l’image d’une nation en reconstruction[8].
Le documentaire provoque en vérité une profonde rupture historiographique, qui va faire réagir au cours des décennies suivantes. Par la suite, tous les dirigeants et responsables politiques français et notamment l’entourage du présidence de la République devront affronter et intégrer ce basculement mémoriel grandissant qui remet en cause la vision idéale du roman national d'une France globalement résistante[9].
Ce courant de pensée est ensuite fortement nourri par le livre de Robert Paxton, La France de Vichy, publié aux États-Unis en 1972 et traduit en français en 1973, qui analyse la collaboration economique franco-allemande durant la Seconde Guerre Mondiale.
Le titre Le Chagrin et la Pitié est le fruit d'une double référence. La pensée d'Aristote, dans son ouvrage Rhétorique (chapitre VIII, De la pitié)[11], et l'un des intervenants du film, le pharmacien en gros, Marcel Verdier, à Clermont-Ferrand, qui prononce les mots le chagrin et la pitié[10].
Malgré la place réduite accordée à la déportation des Juifs, ce film marque également le début de la réévaluation du rôle du gouvernement de Vichy dans celle-ci. Le fait que l'action se concentre sur Clermont-Ferrand explique en grande partie cette place limitée, car cette ville étant située en zone libre, les Juifs y furent certes persécutés dès 1940 par les ordonnances vichystes mais purent, pour beaucoup d'entre eux, se protéger dans les campagnes auvergnates.
Réception critique
Par les politiques
Pour les partisans de la Résistance, Le Chagrin et la Pitié a le tort de donner une vision très négative d'une partie de la population française plus tournée vers Philippe Pétain que vers Charles de Gaulle, une population qui croit en la théorie du glaive et du bouclier qui resta majoritaire, au moins jusqu'en 1942. Les partis issus de la Résistance, tant la droite française que le Parti communiste français, sont avant tout soucieux de mettre l'accent sur une France résistante (incarnée soit par le général de Gaulle, soit par le Parti communiste français) et, de ce fait, cherchent à minimiser le phénomène de la collaboration pour préserver la cohésion nationale. Pourtant, le candidat du Parti communiste français à l'élection présidentielle de 1969, Jacques Duclos, y déclare solennellement :
« J'affirme que sans les collaborateurs, les Allemands n'auraient pu faire la moitié du mal qu'ils ont fait. »
Par la critique de cinéma
Jean-Louis Bory écrit, à la sortie du film, dans un article intitulé « Les arrière-boutiques de la France », paru dans Le Nouvel Observateur du lundi :
« Toutes les idées, toutes les idéologies, toutes les positions par rapport aux problèmes de l'heure (fascisme, communisme, pétainisme, gaullisme, antisémitisme, anglophobie, etc.) ont ici des visages, des voix, des regards, des dérobades ou des bouffées de franchise dont le poids d'humanité saisit. »
Diffusion
1971 : refus de diffusion de la télévision française
Financé par la télévision allemande[12] à hauteur de 70% et suisse à hauteur de 30%[13],[9], Le Chagrin et la Pitié devait initialement être diffusé à la télévision française en accompagnement d'un documentaire en trois parties sur l'histoire contemporaine française[14] mais l'Office de radiodiffusion télévision française (ORTF, établissement public d'État) présidé par Jean-Jacques de Bresson refusa sa diffusion, de même que son successeur Arthur Conte, qui estimait que « le film détruit les mythes dont les Français ont encore besoin »[12]. Il précise également qu'il pose un problème d'ordre technique (il dure 4 heures) et un problème d'ordre moral en raison de protestations de familles (familles de résistants, famille de Pierre Laval…)[12]. L'interdiction va durer 18 mois[8].
Par ailleurs, Simone Veil, qui siégeait alors au conseil d'administration de l'ORTF, et qui a menacé de démissionner en cas de diffusion du film[9], a critiqué la pertinence du documentaire qui, selon elle, ne reflète pas les réalités de cette époque[15]. S'exprimant en 1992 sur France 3, elle a rappelé sa position en indiquant que Le Chagrin et la Pitié« a été très injuste pour les résistants et les Français qui ont sauvé beaucoup d'enfants juifs - beaucoup plus que dans d'autres pays - des voisins qui ont pris un enfant qu'ils ne connaissaient pas, mais aussi les églises[16]. » Elle estime choquant que la ville résistante de Clermont-Ferrand soit présentée comme une ville de collaborateurs[17].
Enfin, Simone Veil précise que l'absence de diffusion aurait également été motivée par le prix exorbitant qu'en aurait demandé Marcel Ophüls, persuadé que l'ORTF avait l'obligation morale de diffuser son film et ayant confiance dans la tension médiatique[15].
À l'époque, le public en France ne disposait que de deux chaînes de télévision, toutes deux étatiques, dont l'information était étroitement contrôlée par le gouvernement (en 1969-1971, le président de la République était Georges Pompidou et le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas). On crut que le pouvoir avait fait pression en menaçant de représailles.[évasif]
Le film est diffusé dans 27 autres pays dont l'Allemagne de l'Ouest. Dans Le Figaro littéraire, Claude Mauriac écrit : « C’est une erreur, une faute, de ne pas nous avoir jugés assez forts pour supporter ces images à la télévision. Savoir qu’elles ont été diffusées avec succès sur les écrans allemands fait mal »[9].
En 2012, Ophüls indiquera avec détachement : « Le directeur général de l'ORTF était allé voir le Général à Colombey, pour lui demander ce qu'il devait faire de ce film qui évoquait des “vérités désagréables”. » De Gaulle lui aurait répondu : « La France n'a pas besoin de vérités ; la France a besoin d'espoir. » À quoi Ophüls ajoute : « D'une certaine manière, je trouve cette réponse magnifique et d'une très grande classe. Mais on ne faisait pas le même métier, le Général et moi[18]. »
1971 : diffusion hors de France
Le film est diffusé en Allemagne, Suisse, Pays-Bas et États-Unis[12]. Il fut présenté dans des festivals internationaux pendant toute la décennie[19].
1971 : sortie en salles
Après le refus par l'ORTF de diffuser le film à la télévision, le film sort en salle en France, d'abord dans un petit cinéma Parisien du Quartier Latin, le Studio Saint-Séverin, le 14 avril 1971, de manière confidentielle[9],[8],[20],[21].
À la suite de son succès, bénéficiant d'un phénomène de bouche à oreilles massif, auquel contribue la tension médiatique autour du refus de diffusion de l'ORTF, le film est diffusé dans un deuxième cinéma le 28 avril, puis bientôt dans d'autres cinémas à travers la France. Il resta à l'affiche pendant 87 semaines, attirant près de 600 000 spectateurs[9],[22].
1981 : première diffusion à la télévision française
Même si l'on ne peut pas parler de censure officielle, plus de 10 ans après son tournage[23], Le Chagrin et la Pitié est diffusé pour la première fois à la télévision, le sur FR3[24]. Durant la campagne présidentielle de 1981, le futur ministre de la Culture, Jack Lang promet de le passer sur une chaîne publique. Vingt millions de téléspectateurs l'ont regardé ce jour-là[25].
Dans le film de Woody Allen Annie Hall (1977), une séquence se déroule dans une salle de cinéma new-yorkais qui projette Le Chagrin et la Pitié (The Sorrow and the Pity). En effet, le film de Marcel Ophuls est culte pour le héros du film de Woody Allen, joué par Woody Allen lui-même.
Le vice-amiral François Flohic, aide de camp du général de Gaulle, a écrit ses mémoires en 1985 en les intitulant Ni chagrin ni pitié, en faisant référence au documentaire.
Édition revue et augmentée : Pierre Laborie, Le chagrin et le venin : Occupation, Résistance, idées reçues, Paris, Gallimard, coll. « Folio. Histoire » (no 232), , 404 p. (ISBN978-2-07-045456-3).
Documentaire
« Le Chagrin et la Pitié » - La France de Vichy dynamitée, réalisé par Joseph Beauregard, 62 minutes, 2024.