Essai sur les mœurs et l'esprit des nations[1] est une œuvre de Voltaire, publiée pour la première fois dans son intégralité en 1756.
Cette œuvre monumentale, qui comporte 197 chapitres, publiée à Genève par Cramer en 1756, est le résultat d'une quinzaine d'années de recherche effectuées par Voltaire à Cirey-sur-Blaise, à Bruxelles, à Paris, à Lunéville, en Prusse, en Alsace et à Genève. En 1769, La Philosophie de l'histoire (1765) devient le « Discours préliminaire » de l'Essai. Voltaire révisera le texte jusqu'à sa mort en 1778.
Dans cette œuvre, Voltaire aborde l'histoire de l'Europe depuis Charlemagne jusqu'à l'aube du siècle de Louis XIV, en évoquant également celle des colonies et de l'Orient.
Histoire éditoriale
La rédaction intermittente de l’Essai sur les mœurs débute en 1741[2], et se poursuit jusqu’à la mort de Voltaire en 1778.
Un premier manuscrit est envoyé au roi de Prusse en août 1742, suivi d’un second en novembre de la même année. Ils sont aujourd’hui perdus[3].
D’avril 1745 à juin 1746 paraissent dans Le Mercure de France un Nouveau plan d’une histoire de l’esprit humain et plusieurs chapitres épars[4].
Une Histoire des croisades est publiée dans la même revue de septembre 1750 à février 1751[5].
Après la publication du Siècle de Louis XIV en 1751, et la brouille avec Frédéric II en mars 1753, paraît en décembre 1753 chez l’éditeur Neaulme à La Haye un Abrégé de l’histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles-Quint par Mr de Voltaire, aussitôt piraté[6]. Non seulement cet Abrégé a été imprimé d’après une ancienne version manuscrite volée, mais il est volontairement modifié pour inclure des passages polémiques[7].
Voltaire réussit à convaincre de sa bonne foi, et met en chantier la première édition complète, qui paraît en 1756 chez Cramer à Genève sous le titre d’Essai sur l’histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations depuis Charlemagne jusqu’à nos jours. Elle comporte 164 chapitres et un Résumé de toute cette histoire[8].
En 1761, Cramer publie une nouvelle édition dans laquelle Voltaire a ajouté 16 chapitres et apporté de nombreuses modifications au texte initial.
En 1764 paraît le Dictionnaire philosophique, et en 1765 La Philosophie de l’histoire. Ce dernier texte, rebaptisé Discours préliminaire, est ajouté en tête de l’édition Cramer de 1769, désormais intitulée Essai sur les mœurs et l’esprit des nations et sur les principaux faits de l’histoire depuis Charlemagne jusqu’à Louis XIII.
Voltaire y a fait des ajouts, comme il le fera pour l’édition de 1775[9]. Un exemplaire annoté de celle-ci servira de base à Condorcet et Beaumarchais, éditeurs de l’édition posthume de Kehl, parue en 1785 et comportant 197 chapitres.
Démarche et contenu
La vision de l’histoire de Voltaire, novatrice pour son époque, est en totale rupture avec celle de ses prédécesseurs : « Vous voulez enfin surmonter le dégoût que vous cause l'histoire moderne, depuis la décadence de l'Empire romain, et prendre une idée générale des nations qui habitent et qui désolent la terre. Vous ne cherchez dans cette immensité que ce qui mérite d'être connu de vous ; l'esprit, les mœurs, les usages des nations principales, appuyés des faits qu'il n'est pas permis d'ignorer. Le but de ce travail n'est pas de savoir en quelle année un prince indigne d'être connu succéda à un prince barbare chez une nation grossière[10]. »
Il s’agit de réaliser un essai de synthèse de l’histoire universelle, mêlant des chapitres narratifs et des chapitres transversaux, comme l’histoire des Croisades, l’état de l’Europe à la fin du XVe siècle, ou les découvertes des Portugais.
Les mœurs sont constitués par les usages, les lois et institutions[11], les religions, les beaux-arts, le commerce, le climat, qui ensemble forment l’esprit du temps : « Mon but est toujours d’observer l’esprit du temps, c’est lui qui dirige les grands événements du monde[12]. » Même si « l’histoire des usages, des lois, des privilèges, n’est en beaucoup de pays, et surtout en France, qu’un tableau mouvant[13]. »
Une histoire uniquement narrative est donc insuffisante, et encore plus une histoire purement religieuse se limitant au judaïsme et au christianisme. En conséquence, l’Essai sur les mœurs débute par la Chine, l’Inde, et la Perse, et ne se désintéresse pas de l’Islam.
À histoire universelle, critères d’analyse universels. Voltaire analyse l’ancienneté de la société, la croyance ou non en un dieu unique, la croyance ou non en une vie après la mort, les relations du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, les institutions et leur rapport avec la morale. Son but est de séparer l’histoire des fables et des mythes, et pour ce faire il s’appuie, dans l’ordre, sur ce qui est certain, sur ce qui est attesté (de préférence par plusieurs sources crédibles), et sinon sur un principe de vraisemblance. Il traque aussi les contradictions chronologiques, comme celles entre les écrits de la Chine ancienne et la Bible. Cette démarche lui permet de dénoncer ses ennemis favoris : l’intolérance, la superstition, la crédulité et le fanatisme.
Avant-propos, qui contient le plan de cet ouvrage, avec le précis de ce qu’étaient originairement les nations occidentales, et les raisons pour lesquelles on a commencé cet Essai par l’Orient.
De la Chine, de son antiquité, de ses forces, de ses lois, de ses usages, et de ses sciences.
De la religion de la Chine. Que le gouvernement n’est point athée ; que le christianisme n’y a point été prêché au VIIe siècle. De quelques sectes établies dans le pays.
De l’Espagne et des mahométans de ce royaume, jusqu’au commencement du XIIe siècle.
De la religion et de la superstition aux Xe et XIe siècles.
De l’Empire, de l’Italie, de l’empereur Henri IV, et de Grégoire VII. De Rome et de l’Empire dans le XIe siècle. De la donation de la comtesse Mathilde. De la fin malheureuse de l’empereur Henri IV et du pape Grégoire VII.
De Frédéric Barberousse. Cérémonies du couronnement des empereurs et des papes. Suite des guerres de la liberté italique contre la puissance allemande. Belle conduite du pape Alexandre III, vainqueur de l’empereur par la politique, et bienfaiteur du genre humain.
De l’empereur Henri VI, et de Rome.
État de la France et de l’Angleterre pendant le XIIe siècle, jusqu’au règne de saint Louis, de Jean sans Terre, et de Henri III. Grand changement dans l’administration publique en Angleterre et en France. Meurtre de Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry. L’Angleterre devenue province du domaine de Rome, etc. Le pape Innocent III joue les rois de France et d’Angleterre.
D’Othon IV et de Philippe-Auguste, au XIIIe siècle. De la bataille de Bouvines. De l’Angleterre et de la France, jusqu’à la mort de Louis VIII, père de saint Louis. Puissance singulière de la cour de Rome : pénitence plus singulière de Louis VIII, etc.
De l’empereur Frédéric II : de ses querelles avec les papes, et de l’empire allemand. Des accusations contre Frédéric II. Du livreDe Tribus Impostoribus. Du concile général de Lyon, etc.
Croisades depuis la prise de Jérusalem. Louis le Jeune prend la croix. Saint Bernard, qui d’ailleurs fait des miracles, prédit des victoires, et on est battu. Saladin prend Jérusalem ; ses exploits ; sa conduite. Quel fut le divorce de Louis VII, dit le Jeune, etc.
De Saladin.
Les croisés envahissent Constantinople. Malheurs de cette ville et des empereurs grecs. Croisade en Égypte. Aventure singulière de saint François d’Assise. Disgrâces des chrétiens.
De saint Louis. Son gouvernement, sa croisade, nombre de ses vaisseaux, ses dépenses, sa vertu, son imprudence, ses malheurs.
Suite de la prise de Constantinople par les croisés. Ce qu’était alors l’empire nommé grec.
De la France et de l’Angleterre du temps du roi Charles V. Comment ce prince habile dépouille les Anglais de leurs conquêtes. Son gouvernement. Le roi d’Angleterre Richard II, fils du Prince Noir, détrôné.
Du roi de France Charles VI. De sa maladie. De la nouvelle invasion de la France par Henri V, roi d’Angleterre.
De Charles VIII, et de l’état de l’Europe quand il entreprit la conquête de Naples.
État de l’Europe à la fin du XVe siècle. De l’Allemagne, et principalement de l’Espagne. Du malheureux règne de Henri IV, surnommé l’Impuissant. D’Isabelle et de Ferdinand. Prise de Grenade. Persécution contre les Juifs et contre les Maures.
Suite de l’état de l’Europe au XVe siècle. De l’Italie. De l’assassinat de Galéas Sforza dans une église. De l’assassinat des Médicis dans une église ; de la part que Sixte IV eut à cette conjuration.
De Charles-Quint et de François Ier. Malheurs de la France.
Prise de François Ier. Rome saccagée. Soliman repoussé. Principautés données. Conquête de Tunis. Question si Charles-Quint voulait la monarchie universelle. Soliman reconnu roi de Perse dans Babylone.
Conduite de François Ier. Son entrevue avec Charles-Quint. Leurs querelles, leur guerre. Alliance du roi de France et du sultan Soliman. Mort de François Ier.
Troubles d’Allemagne. Bataille de Mulberg. Grandeur et disgrâce de Charles-Quint. Son abdication.
Vaines disputes. Comment l’Amérique a été peuplée. Différences spécifiques entre l’Amérique et l’ancien monde. Religion. Anthropophages. Raisons pourquoi le nouveau monde est moins peuplé que l’ancien.
Suite du règne de Philippe II. Malheur de don Sébastien, roi de Portugal.
De l’invasion de l’Angleterre, projetée par Philippe II. De la flotte invincible. Du pouvoir de Philippe II en France. Examen de la mort de don Carlos, etc.
De la France sous Henri III. Sa transplantation en Pologne, sa fuite, son retour en France. Mœurs du temps, Ligue, assassinats, meurtre du roi, anecdotes curieuses.
De la France, sous Louis XIII, jusqu’au ministère du cardinal de Richelieu. États généraux tenus en France. Administration malheureuse. Le maréchal d’Ancre, assassiné ; sa femme, condamnée à être brûlée. Ministère du duc de Luines. Guerres civiles. Comment le cardinal de Richelieu entra au conseil.
Du ministère du cardinal de Richelieu.
Du gouvernement et des mœurs de l’Espagne depuis Philippe II jusqu’à Charles II.
De la Perse, de ses mœurs, de sa dernière révolution et de Thamas Kouli-kan, ou Sha-Nadir.
Du Mogol.
De la Chine au XVIIe siècle et au commencement du XVIIIe.
Du Japon au XVIIe siècle, et de l’extinction de la religion chrétienne en ce pays.
Résumé de toute cette histoire jusqu’au temps où commence le beau siècle de Louis XIV.
Réception
Une polémique s’engage en 1762, lancée par l’ouvrage de l’abbé jésuiteNonnotte intitulé Les Erreurs de Voltaire[16], axé principalement sur les questions religieuses : « Cet auteur est presque toujours sans principes fixes, sans logique sûre, sans érudition véritable, et toujours sans discrétion et sans respect pour ce qui mérite le plus d’être respecté[17]. »
Voltaire lui répond l'année suivante par des Éclaircissements historiques à l'occasion d'un libelle calomnieux sur l'Essai de l'histoire générale[18], ouvrage attribué fictivement à D’Amilaville. « Nonotte n'avait jamais étudié l'histoire. Pour mieux vendre son livre, il le farcit de sottises, les unes dévotes, les autres calomnieuses: car il avait ouï dire que ces deux choses réussissent[19]. »
En 1763 également, Voltaire publie une petite brochure non signée intitulée Remarques, pour servir de supplément à l'Essai sur l'histoire générale, et sur les mœurs et l'esprit des nations depuis Charlemagne jusqu'à nos jours[20]. Celle-ci contient 22 remarques[21], qui lui permettent de préciser ou développer certains sujets, et aussi de revenir sur sa méthode : « L’objet était l’histoire de l’esprit humain, et non pas le détail des faits presque toujours défigurés : il ne s’agissait pas de rechercher, par exemple, de quelle famille était le seigneur de Puiset, ou le seigneur de Montlhéry, qui firent la guerre à des rois de France, mais de voir par quels degrés on est parvenu de la rusticité barbare de ces temps à la politesse du nôtre. […] La politique est impuissante contre le fanatisme. La seule arme contre ce monstre, c'est la raison. La seule manière d'empêcher les hommes d'être absurdes et méchants, c'est de les éclairer. Pour rendre le fanatisme exécrable, il ne faut que le peindre[22]. »
Une introduction tardive : La Philosophie de l'histoire
Contenu
En avril 1765 paraît chez Grasset à Genève, avec la fausse adresse de Changuion à Amsterdam[23], La Philosophie de l'histoire, par feu l'abbé Bazin. L'ouvrage comprend 53 chapitres et propose « une lecture philosophique de l'histoire ancienne, polémique, plus antireligieuse qu'historique. Voltaire veut y détruire l'historiographie apologétique chrétienne, celle de Bossuet et Rollin, qui prennent pour argent comptant les assertions historiques de la Bible[24]. »
En 1769, La Philosophie de l'histoire devient l'Introduction[25] de l'Essai sur les mœurs.
I. Changements dans le globe. « Essayons de déterrer quelques monuments précieux sous les ruines des siècles. […] Gardons-nous de mêler le douteux au certain, et le chimérique avec le vrai. »
II. Des différentes races d'hommes. « Ce qui est intéressant pour nous, c'est la différence sensible des espèces d'hommes qui peuplent les quatre parties connues de notre monde. »
III. De l'antiquité des nations. « Il faut un concours de circonstances favorables pendant des siècles pour qu'il se forme une grande société d'hommes rassemblés sous les mêmes lois ; il en faut même pour former un langage. »
IV. De la connaissance de l'âme. « Par quels degrés put-on parvenir à imaginer dans notre être physique un autre être métaphysique ? Certainement des hommes uniquement occupés de leurs besoins n'en savaient pas assez pour se tromper en philosophes. »
V. De la religion des premiers hommes. « La connaissance d'un dieu, formateur, rémunérateur et vengeur, est le fruit de la raison cultivée. »
VI. Des usages et des sentiments communs à presque toutes les nations anciennes. « La nature étant partout la même, les hommes ont dû nécessairement adopter les mêmes vérités et les mêmes erreurs dans les choses qui tombent le plus sous le sens et qui frappent le plus l'imagination. »
VII. Des sauvages. « La nature seule nous inspire des idées utiles qui précèdent toutes nos réflexions. Il en est de même dans la morale. Nous avons tous deux sentiments qui sont le fondement de la société : la commisération et la justice. »
VIII. De l'Amérique. « On a trouvé des hommes et des animaux partout où la terre est habitable : qui les y a mis ? C'est celui qui fait croître l'herbe de champs ; et on ne devrait pas être plus surpris de trouver en Amérique des hommes que des mouches. «
IX. De la théocratie. « Non seulement la théocratie a longtemps régné, mais elle a poussé la tyrannie aux plus horribles excès où la démence humaine puisse parvenir ; et plus ce gouvernement était divin, plus il était abominable. »
X. Des Chaldéens. « Les sages de Chaldée avaient connu combien il est impossible que la terre occupe le centre du monde planétaire ; ils avaient assigné au soleil cette place qui lui appartient ; ils faisaient rouler la terre et les autres planètes autour de lui, chacune dans un orbe différent. »
XI. Des Babyloniens devenus Persans. « Tout ce qu'on peut assurer de Cyrus, c'est qu'il fut un grand conquérant, par conséquent un fléau de la terre. Le fond de son histoire est très vrai ; les épisodes sont fabuleux : il en est ainsi de toute histoire. »
XII. De la Syrie. « Je ne balance pas à croire les Syriens beaucoup plus anciens que les Égyptiens, par la raison évidente que les pays les plus aisément cultivables sont nécessairement les premiers peuples et les premiers florissants. »
XIII. Des Phéniciens et de Sanchoniathon. « Les Phéniciens furent dans l'antiquité ce qu'étaient les Vénitiens au XVe siècle, et ce que sont devenus les Hollandais, forcés de s'enrichir par leur industrie. [… Leur] cosmogonie est l'origine de presque toutes les autres. »
XIV. Des Scythes et des Gomérites. « Par quelle faiblesse, ou par quelle malignité secrète, ou par quelle affectation de montrer une éloquence déplacée, tant d'historiens ont-ils fait de si grands éloges des Scythes, qu'ils ne connaissaient pas ? »
XV. De l'Arabie. « Leur religion était la plus naturelle et la plus simple de toutes ; c'était le culte d'un Dieu et la vénération pour les étoiles, qui semblait, sous un ciel si beau et si pur, annoncer la grandeur de Dieu avec plus de magnificence que le reste de la nature. Ils regardaient les planètes comme des médiatrices entre Dieu et les hommes. Ils eurent cette religion jusqu'à Mahomet. »
XVI. De Bram, Abram, Abraham. « Puisque les livres juifs disent qu'Abraham est la tige des hébreux, il faut croire sans difficulté ces Juifs qui, bien que détestés par nous, sont pourtant regardés comme nos précurseurs et nos maîtres. »
XVII. De l'Inde. « Ce qui me frappe le plus dans l'Inde, c'est cette ancienne opinion de la transmigration des âmes. »
XVIII. De la Chine. « Jamais la religion des empereurs et des tribunaux ne fut déshonorée par des impostures, jamais troublée par les querelles du sacerdoce et de l'empire, jamais chargée d'innovations absurdes qui se combattent les unes les autres avec des arguments aussi absurdes qu'elles, et dont la démence a mis à la fin le poignard aux mains des fanatiques, conduits par des factieux. C'est par là surtout que les Chinois l'emportent sur toutes les nations de l'univers. »
XIX. De l'Égypte. « Jamais les Égyptiens, dans les temps connus, ne furent redoutables ; jamais aucun ennemi n'entrât chez eux qu'il ne les subjuguât. Il n'y a jamais eu que nos seuls croisés qui se soient fait battre par ces Égyptiens, le plus lâche de tous les peuples. »
XX. De la langue des Égyptiens et de leurs symboles. « C'est une chose curieuse de voir sur leurs monuments un serpent qui se mord la queue figurant les douze mois de l'année ; et ces douze mois sont exprimés chacun par des animaux, qui ne sont absolument pas ceux du zodiaque que nous connaissons. »
XXI. Des monuments des Égyptiens. « Ils furent élevés par le despotisme, la vanité, la servitude et la superstition. »
XXII. Des rites égyptiens et de la circoncision. « Ce n'est qu'un ancien usage qui commença par la superstition, et qui s'est conservé par la coutume. »
XXIII. Des mystères des Égyptiens. « Les Égyptiens, ayant une fois établi ces mystères, en conservèrent les rites : car, malgré leur extrême légèreté, ils furent constants dans la superstition. »
XXIV. Des Grecs, de leurs anciens déluges, de leurs alphabets et de leur génie. « Soyez sûrs, quand vous voyez une ancienne fête, un temple antique, qu'ils sont les ouvrages de l'erreur : cette erreur s'accrédite au bout de deux ou trois siècles ; elle devient enfin sacrée, et l'on bâtit des temples à des chimères. »
XXV. Des législateurs grecs, de Minos, d'Orphée, de l'immortalité de l'âme. « Quelques-uns ont douté de l'existence du premier Orphée, sur un passage de Cicéron, dans son excellent livre sur la nature des dieux. [...] Cent auteurs anciens parlent d'Orphée. Les mystères qui portent son nom lui rendaient témoignage. Pausanias, l'auteur le plus exact qu'aient jamais eu les Grecs, dit que ses vers étaient chantés dans les cérémonies religieuses, de préférence à ceux d'Homère qui ne vint que longtemps après lui. On sait bien qu'il ne descendit pas aux enfers ; mais cette fable même prouve que les enfers étaient un point de la théologie de ces temps reculés. »
XXVI. Des sectes des Grecs. « La réputation qu'eut Platon ne m'étonne pas ; tous les philosophes étaient inintelligibles : il l'était autant que les autres, et s'exprimait avec plus d'éloquence. Mais quel succès aurait Platon s'il paraissait aujourd'hui dans une compagnie de gens de bon sens ! »
XXVII. De Zaleucos, et de quelques autres législateurs. « J'ose ici défier tous les moralistes et tous les législateurs, je leur demande à tous s'ils ont dit rien de plus beau et de plus utile que l'exorde des lois de Zaleucos, qui vivait avant Pythagore, et qui fut le premier magistrat des Locriens. »
XXVIII. De Bacchus. « Ce Bacchus, ou Back, ou Backos, ou Dionysios, fils de Dieu, a-t-il été un personnage véritable ? Tant de nations en parlent, ainsi que d'Hercule : on a célébré tant d'Hercules et tant de Bacchus différents, qu'on peut supposer qu'en effet il y a eu un Bacchus ainsi qu'un Hercule. »
XXIX. Des métamorphoses chez les Grecs, recueillies par Ovide. « L'opinion de la migration des âmes conduit naturellement aux métamorphoses, comme nous l'avons déjà vu. Toute idée qui frappe l'imagination et qui l'amuse, s'étend bientôt par tout le monde. Dès que vous m'avez persuadé que mon âme peut entrer dans le corps d'un cheval, vous n'aurez pas de peine à me faire croire que mon corps peut être changé en cheval aussi. »
XXX. De l'idolâtrie. « Les anciens ne se méprenaient pas entre les demi-dieux, les dieux, et le maître des dieux. Si ces anciens étaient idolâtres pour avoir des statues dans leurs temples, la moitié de la chrétienté est donc idolâtre aussi ; et si elle ne l'est pas, les nations antiques ne l'étaient pas davantage. »
XXXI. Des oracles. « Mais qui fut celui qui inventa cet art ? Ce fut le premier fripon qui rencontra un imbécile. »
XXXII. Des Sybilles chez les Grecs et de leur influence sur les autres nations. « C'est ainsi que l'amour du merveilleux et l'envie d'entendre et de dire des choses extraordinaires a perverti le sens commun dans tous les temps. »
XXXIII. Des miracles. « Revenons toujours à la nature de l'homme; il n'aime que l'extraordinaire ; et cela est si vrai que sitôt que le beau, le sublime est commun, il ne paraît plus ni beau ni sublime. On veut de l'extraordinaire en tout genre; et on va jusqu'à l'impossible. L'histoire ancienne ressemble à celle de ce chou plus grand qu'une maison, et à ce pot plus grand qu'une église, fait pour cuire ce chou. »
XXXIV. Des temples. « On n'eut pas un temple sitôt qu'on reconnut un Dieu. Les Arabes, les Chaldéens, les Persans, qui révéraient les astres, ne pouvaient guère avoir d'abord des édifices consacrés ; ils n'avaient qu'à regarder le ciel : c'était là leur temple. Celui de Bel, à Babylone, passe pour le plus ancien de tous ; mais ceux de Brama dans l'Inde, doivent être d'une antiquité plus reculée ; au moins les brames le prétendent. »
XXXV. De la magie. « Qu'est-ce que la magie ? Le secret de faire ce que ne peut faire la nature ; c'est la chose impossible ; aussi a-t-on cru à la magie dans tous les temps. »
XXXVI. Des victimes humaines. « Les hommes auraient été trop heureux s'ils n'avaient été que trompés ; mais le temps qui tantôt corrompt les usages, et tantôt les rectifie, ayant fait couler le sang des animaux sur les autels, des prêtres, bouchers accoutumés au sang, passèrent des animaux aux hommes ; et la superstition, fille dénaturée de la religion, s'écarta de la pureté de sa mère au point de forcer les hommes à immoler leurs propres enfants, sous prétexte qu'il fallait donner à Dieu ce qu'on avait de plus cher. »
XXXVII. Des mystères de Cérès-Éleusine. « Ces sages se servirent de la superstition même pour en corriger les abus énormes, comme on emploie le cœur des vipères pour guérir de leurs morsures ; on mêla beaucoup de fables avec des vérités utiles, et les vérités se soutinrent par les fables. […] L'unité de Dieu était le grand dogme de tous les mystères. »
XXXVIII. Des Juifs au temps où ils commencèrent à être connus. « Nous toucherons le moins que nous pourrons à ce qui est divin dans l'histoire des Juifs ; ou si nous sommes forcés d'en parler, ce n'est qu'autant que leurs miracles ont un rapport essentiel à la suite des événements. »
XXXIX. Des Juifs en Égypte. « On n'a qu'une seule réponse à toutes ces objections sans nombre ; et cette réponse est : Dieu l'a voulu ; l’Église le croit, et nous devons le croire. C'est en quoi cette histoire diffère des autres. »
XL. De Moïse, considéré simplement comme chef d'une nation. « Le maître de la nature donne seul la force au bras qu'il daigne choisir. Tout est surnaturel dans Moïse. Plus d'un savant l'a regardé comme un politique très habile. D'autres ne voient en lui qu'un roseau faible, dont la main divine daigne se servir pour faire le destin des empires. »
XLI. Des Juifs après Moïse, jusqu'à Saül. « Je n'examine point de quel droit Josué venait détruire des villages qui n'avaient jamais entendu parler de lui. Les Juifs disaient : "Nous descendons d'Abraham ; Abraham voyagea chez vous il y a quatre cent quarante années, donc votre pays nous appartient ; et nous devons égorger vos mères, vos femmes et vos enfants." »
XLII. Des Juifs depuis Saül. « Ainsi les Juifs furent presque toujours subjugués ou esclaves. […] Ils essuyèrent un sort encore plus funeste sous les empereurs Trajan et Hadrien, et ils le méritèrent. »
XLIII. Des prophètes juifs. « Les prophètes se traitaient les uns les autres de visionnaires et de menteurs. Il n'y avait donc d'autre moyen de discerner le vrai du faux que d'attendre l'accomplissement des prédictions. »
XLIV. Des prières des Juifs. « Si l'on peut conjecturer le caractère d'une nation par les prières qu'elle fait à Dieu, on s'apercevra aisément que les Juifs étaient un peuple charnel et sanguinaire. Ils paraissent, dans leurs psaumes, souhaiter la mort du pécheur plutôt que sa conversion ; et ils demandent au Seigneur, dans le style oriental, tous les biens terrestres. »
XLV. De Josèphe, historien des Juifs. « Josèphe avait ajouté beaucoup de choses à la Bible, et en avait passé beaucoup sous silence. Il avait pris le fonds de quelques historiettes dans le troisième livre d'Esdras, […] un de ceux qu'on nomme apocryphes. »
XLVI. D'un mensonge de Flavien Josèphe concernant Alexandre et les Juifs. « … Mais c'est ainsi qu'on écrit l'histoire ancienne, et bien souvent la moderne. »
XLVII. Des préjugés populaires auxquels les écrivains sacrés ont daigné se conformer par condescendance. « Tout a changé sur la terre ; la vertu seule ne change jamais: elle est semblable à la lumière du soleil qui ne tient presque rien de la matière connue, et qui est toujours pure, toujours immuable, quand tous les éléments se confondent sans cesse. Il ne faut qu'ouvrir les yeux pour bénir son auteur. »
XLVIII. Des anges, des génies, des diables, chez les anciennes nations et chez les Juifs. « Dieu a certainement permis que la croyance aux bons et aux mauvais génies, à l'immortalité de l'âme, aux récompenses et aux peines éternelles, ait été établie chez vingt nations de l'antiquité avant de parvenir au peuple juif. Notre sainte religion a consacré cette doctrine ; elle a établi ce que les autres avaient entrevu; et ce qui n'était chez les anciens qu'une opinion, est devenu par la révélation une vérité divine. »
XLIX. Si les Juifs ont enseigné les autres nations, ou s'ils ont été enseignés par elles. « Il est donc indubitable que les Juifs depuis Alexandre prirent beaucoup de choses des Grecs, dont la langue était devenue celle de l'Asie Mineure, et d'une partie de l’Égypte, et que les Grecs ne purent rien prendre des Hébreux. »
L. Des Romains. Commencement de leur empire et de leur religion ; leur tolérance. « Comme il n'y eut point de dogmes, il n'y eut point de guerre de religion. C'était bien assez que l'ambition, la rapine versassent le sang humain, sans que la religion achevât d'exterminer le monde. Il est encore très remarquable que chez les Romains on ne persécuta jamais personne pour sa manière de penser. Il n'y en a pas un seul exemple depuis Romulus jusqu'à Domitien. »
LI. Questions sur les conquêtes des Romains et leur décadence.« N'y a-t-il pas visiblement une destinée qui fait l'accroissement et la ruine des États ? Qui aurait prédit à Auguste qu'un jour le Capitole serait occupé par un prêtre d'une religion tirée de la religion juive, aurait bien étonné Auguste. »
LII. Des premiers peuples qui écrivirent l'histoire et des fables des premiers historiens. « Si nous jetons les yeux sur les premiers temps de notre histoire de France, tout en est peut-être aussi faux qu'obscur et dégoûtant. »
LIII. Des législateurs qui ont parlé au nom des dieux. « Tout législateur profane qui osa feindre que la Divinité lui avait dicté ses lois, était visiblement un blasphémateur et un traître ; un blasphémateur, puisqu'il calomniait les dieux ; un traître, puisqu'il asservissait sa patrie à ses propres opinions. »
Réception
Interdit à la vente à Paris, l'ouvrage sera condamné par l'assemblée du clergé de France, puis à Rome, Genève et en Hollande[24].
En réaction, l’helléniste et archéologuePierre-Henri Larcher publie en 1767 un Supplément à la Philosophie de l'histoire de feu M. l'abbé Bazin, nécessaire à ceux qui veulent lire cet ouvrage avec fruit[27].
Il y défend la supériorité des civilisations grecque et romaine et attaque les Philosophes : « C’’est au mépris de la saine littérature que doivent leur existence ces prétendus beaux esprits, qu’on décore, je ne sais par quelle raison, du titre de Philosophes[28]. » Il lance également la polémique sur des détails bibliques ou concernant l’histoire du Proche-Orient : « On est surpris de ne trouver qu’une fastueuse ignorance, qu’à la faveur d’un style brillant, il est sûr de faire passer auprès de la multitude. Ne sachant aucune des langues savantes, si l’on en excepte le latin, ignorant jusqu’aux premiers principes de la Critique, il parcourt tous les monuments de l’antiquité. Aussi ne doit-on plus être étonnés de lui voir entasser erreurs sur erreurs[29]. »
Voltaire répond par la Défense de mon oncle[30], qu'il prétend rédigée par le neveu du fictif auteur de La Philosophie de l'histoire, l'abbé Bazin. Il y réfute et ridiculise de manière grinçante l’ouvrage de Larcher d’un point de vue historique, anthropologique, géologique et biologique. « Mon oncle était aussi savant que toi, mais il était mieux savant, comme dit Montaigne ; ou, si tu veux, il était aussi ignorant que toi (car en vérité que savons-nous ?) ; mais il raisonnait, il ne compilait pas[31]. »
Larcher ne se sent pas vaincu et réplique par une Réponse à la Défense de mon oncle, précédée de la Relation de la mort de l'abbé Bazin[32]. Il fait semblant de croire à l'annonce de la mort de l'abbé Bazin annoncée par sa sœur, laquelle avoue aussi avoir participé à la rédaction de la Philosophie de l'histoire, et enchaîne : « Je m'étais douté que ce bel ouvrage n'avait pu partir que du cerveau creux d'une vieille fille et de la tête mal organisée d'un pédant de village[33]. »
Ce qui conduit Jean Chrysostome Larcher à publier en 1769 une Lettre à l'auteur d'une brochure intitulée : "Réponse à la défense de mon oncle"[34].
Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Tomes I et II, éditeur scientifique René Pomeau. Éditions Classiques Garnier, 1990 et 2020, (ISBN978-2-8124-1310-0 et 978-2-8124-1311-7)
↑Avril 1745 : Avant propos ; I. De la Chine ; II. Des Indes, de la Perse, de l’Arabie et du Mahométisme. Texte en ligne.
Juin 1745 : Suite du Mahométisme ; III. Des Califes. Texte en ligne
Septembre 1745 : XII. Des Normands vers le IXe siècle ; XIII. Établissement des Danois en Normandie ; XIV. De l’Angleterre vers le IXe siècle ; XV. De l’Espagne et des Musulmans aux VIIIe et IXe siècles. Texte en ligne.
Octobre 1745 : Suite du chapitre XV ; [autre] chapitre XV : De l’Empire de Constantinople aux VIIIe et IXe siècles. Texte en ligne.
Janvier 1746 : Suite du chapitre XV ; XVIII. État de l’Empire d’Occident et de l’Italie du IXe au XIe siècle. Texte en ligne.
Mai 1746 : Chapitre XXIV. Conquête de l’Angleterre par Guillaume Duc de Normandie ; XXV. De l’état où était l’Europe aux dixièmes et onzièmes siècles. Texte en ligne.
Juin 1746 : XXVI. De l’Espagne et des Mahométans de ce royaume jusqu’au commencement du XIIe siècle. Texte en ligne.
↑Par exemple : « Les historiens, semblables en cela aux rois, sacrifient le genre humain à un seul homme. » (Tome I, p.XII), alors que dans l’Avant propos publié dans Le Mercure de France en avril 1745, Voltaire avait écrit : « Les historiens ressemblent à quelques tyrans dont ils parlent, ils sacrifient le genre humain à un seul homme. » Sur le détail cette affaire, voir Pomeau, tome I, p. VII-XV
↑L’Essai sur les mœurs paraît dans une série d’Œuvres complètes de M. de Voltaire, dans lesquelles Le Siècle de Louis XIV forme les chapitres 165 à 215, le Résumé étant intercalé et numéroté 211. (Pomeau, tome I p. LXXI.)
↑1. Comment, et pourquoi on entreprit cet esssai. Recherches sur quelques nations. 2. Grand objet de l’histoire depuis Charlemagne. 3. L’histoire de l’esprit humain manquait. 4. Des usages méprisables ne supposent pas toujours une nation méprisable. 5. En quel cas les usages influent sur l’esprit des nations. 6. Du pouvoir de l’opinion. Examen de la persévérance des mœurs chinoises. 7. Opinion, sujet de guerre en Europe. 8. De la poudre à canon. 9. De Mahomet. 10. De la grandeur temporelle des califes et des papes. 11. Du Sadder. 12. Des moines. 13. Des croisades. 14. De Pierre de Castille, dit le Cruel. 15. De Charles de Navarre, dit le Cruel. 16. Des querelles de religion. 17. Du protestantisme et de la guerre des Cévennes. 18. Des lois. 19. Du commerce et des finances. 20. De la population. 21. De la disette des bons livres et de la multitude énorme des mauvais. 22. Questions sur l’histoire. À partir de 1769, la onzième remarque est incorporée au texte de l’Essai sur les mœurs. (Pomeau, tome II, p. 950)
↑Dictionnaire général de Voltaire, sous la direction de Raymond Trousson et Jeroom Vercruysse, Paris, Honoré Champion, 2020, p. 939. (ISBN978-2-38096-016-7)