Le Philosophe ignorant est un texte philosophique de Voltaire publié anonymement en 1766. C'est la quintessence de sa pensée à la fin de sa vie.
Contenu
L'ouvrage est organisé en 56 chapitres[a] de longueur variable. Leur point commun est d'exposer l’ignorance du vrai philosophe sur les grandes questions de la vie, du destin, de l’infini et de l’au-delà[1]. Cependant, le dernier chapitre retrouve les accents d’une philosophie militante[2].
Sommaire détaillé
I. « Qui es-tu ? d’où viens-tu ? que fais-tu ? que deviendras-tu ? C’est une question qu’on doit faire à tous les êtres de l’univers, mais à laquelle nul ne nous répond. »
II. Notre faiblesse.« Nous sommes tous dans la même ignorance des premiers principes où nous étions dans notre berceau. »
III. Comment puis-je penser ?« J’ai interrogé ma raison, je lui ai demandé ce qu’elle est : cette question l’a toujours confondue. »
IV. M’est-il nécessaire de savoir?« Ma curiosité trompée est toujours insatiable. »
V. Aristote, Descartes, et Gassendi. « On prit Gassendi et Descartes pour des athées, parce qu’ils raisonnaient. »
VI. Les bêtes. Descartes « osa dire que les bêtes étaient de pures machines. »
VII. L’expérience. Il n'existe pas d'idées innées : « Il faut avoir renoncé au sens commun pour ne pas convenir que nous ne savons rien au monde que par l’expérience. »
VIII. Substance. Notre expérience ne suffit pas pour nous permettre de savoir ce qu'est la matière, ou ce qu'est l'esprit
IX. Bornes étroites. « Notre intelligence est bornée, ainsi que la force de notre corps. »
X. Découvertes impossibles.« Pourquoi mon bras obéit-il à ma volonté ? Nous y penserions une éternité sans pouvoir imaginer la moindre lueur de vraisemblance. »
XI. Désespoir fondé. « il est donc impossible que je puisse rien connaître du premier principe qui me fait penser et agir, » sinon « je serais le dieu de moi-même »
XII. Faiblesse des hommes. Y a-t-il dans d'autres mondes « des intelligences supérieures, maîtresses de toutes leurs idées, qui pensent et qui sentent tout ce qu’elles veulent ? Je n’en sais rien. »
XIII. Suis-je libre ?« Ma liberté consiste à marcher quand je veux marcher. Il est étrange que les hommes ne soient pas contents de cette mesure de liberté, c’est-à-dire du pouvoir qu’ils ont reçu de la nature de faire en plusieurs cas ce qu’ils veulent ; les astres ne l’ont pas. »
XIV. Tout est-il éternel ? Bornés par notre raison, nous ne pouvons répondre, sauf par la foi.
XV. Intelligence. « J’admets une intelligence suprême : Tout ouvrage démontre un ouvrier. »
XVI. Éternité. « Cette intelligence est-elle éternelle ? Sans doute, car soit que j’aie admis ou rejeté l’éternité de la matière, je ne peux rejeter l’existence éternelle de son artisan suprême. »
XVII. Incompréhensibilité. « Si je ne puis savoir ce qui m’anime, comment connaîtrai-je l’intelligence ineffable qui préside visiblement à la matière entière ? »
XVIII. Infini. « L’infini en nombre et en étendue, est hors de la sphère de mon entendement. Je sens heureusement que mes difficultés et mon ignorance ne peuvent préjudicier à la morale. »
XIX. Ma dépendance. « Nous sommes certainement l’ouvrage de Dieu, c’est là ce qu’il m’est utile de savoir. »
XX. Éternité encore. « Par quel enchaînement d’idées me vois-je toujours entraîné à croire éternelles les œuvres de l’Être éternel ? Ma conception, toute pusillanime qu’elle est, a la force d’atteindre à l’être nécessaire existant par lui-même, et n’a pas la force de concevoir le néant. »
XXI. Ma dépendance encore. « J’adore le Dieu par qui je pense, sans savoir comment je pense. »
XXII. Nouvelle question. « J’aperçois des planètes très-supérieures à la mienne en étendue, entourées de plus de satellites que la terre. Il n’est point du tout contre la vraisemblance qu’elles soient peuplées d’intelligences très-supérieures à moi, et de corps plus robustes, plus agiles, et plus durables. »
XXIII. Un seul artisan suprême. « Il est donc une puissance unique, éternelle, à qui tout est lié, de qui tout dépend, mais dont la nature m’est incompréhensible. »
XXIV. Spinoza. Il est athée « parce qu’il ne reconnaît nulle Providence, parce qu’il n’admet que l’éternité, l’immensité, et la nécessité des choses. »
XXV. Absurdités. « Ce qui ne peut être d’un usage universel, ce qui n’est pas à la portée du commun des hommes, ce qui n’est pas entendu par ceux qui ont le plus exercé leur faculté de penser, n’est pas nécessaire au genre humain. »
XXVI. Du meilleur des mondes. Satire de Malebranche et Leibniz pour qui du mal sort toujours un bien.
XXVII. Des monades, etc. Exposé de la doctrine de Leibniz sur les monades.
XXVIII. Des formes plastiques. Exposé de la doctrine de Cudworth sur les formes plastiques.
XXIX. De Locke. Rejet des deux doctrines précédentes, et long développement de la philosophie du « sage Locke », à laquelle Voltaire apporte son adhésion.
XXX. Qu’ai-je appris jusqu’à présent ?« Ce peu de vérités que j’ai acquises par ma raison sera entre mes mains un bien stérile, si je n’y puis trouver quelque principe de morale. »
XXXI. Y a-t-il une morale ?« La justice est le lien de toute société. »
XXXII. Utilité réelle. Notion de la justice.« La notion de quelque chose de juste me semble si naturelle, si universellement acquise par tous les hommes, qu’elle est indépendante de toute loi, de tout pacte, de toute religion. »
XXXIII. Consentement universel est-il preuve de vérité ?« La croyance à la justice est d’une nécessité absolue : donc elle est un développement de la raison donnée de Dieu, et l’idée des sorciers et des possédés, etc., est au contraire un pervertissement de cette même raison. »
XXXIV. Contre Locke. Contrairement à ce que pense Locke, même les anthropophages croyaient agir justement.
XXXV. Contre Locke. À propos des Mingréliens et des habitants des Caraïbes, Locke brode sur des fables.
XXXVI. Nature partout la même. « La loi de la gravitation qui agit sur un astre agit sur tous les astres, sur toute la matière : ainsi la loi fondamentale de la morale agit également sur toutes les nations bien connues. »
XXXVII. De Hobbes. « Ne confonds-tu pas la puissance avec le droit ? »
XXXVIII. Morale universelle. « Chaque nation eut des rites religieux particuliers, et très souvent d’absurdes et de révoltantes opinions en métaphysique, en théologie ; mais s’agit-il de savoir s’il faut être juste, tout l’univers est d’accord, comme on ne peut trop le répéter. »
XXXIX. De Zoroastre.« Plus Zoroastre établit de superstitions ridicules en fait de culte, plus la pureté de sa morale fait voir qu’il n’était pas en lui de la corrompre. »
XL. Des Brachmanes. « Quelle sublimité dans la morale ! Selon eux la vie n’était qu’une mort de quelques années, après laquelle on vivrait avec la Divinité. Ils ne se bornaient pas à être justes envers les autres, mais ils étaient rigoureux envers eux-mêmes ; le silence, l’abstinence, la contemplation, le renoncement à tous les plaisirs, étaient leurs principaux devoirs. »
XLI. De Confucius. « On peut les régir les hommes sans les tromper ; ce n’est pas par le mensonge qu’on sert le Dieu de vérité ; la superstition est non seulement inutile, mais nuisible à la religion. Jamais l’adoration de Dieu ne fut si pure et si sainte qu’à la Chine. »
XLII. Des philosophes grecs, et d’abord de Pythagore. « Lisez seulement les Vers dorés de Pythagore, c’est le précis de sa doctrine ; il n’importe de quelle main ils soient. Dites-moi si une seule vertu y est oubliée. »
XLIII. De Zaleucus. « Il disait : « la vertu seule peut plaire à Dieu. » Voilà le précis de toute morale et de toute religion. »
XLIV. D’Épicure. « Âme tranquille et juste, il eut pour amis tous ses disciples, et sa secte fut la seule où l’on sut aimer, et qui ne se partagea point en plusieurs autres. »
XLV. Des stoïciens. « Les stoïciens rendirent la nature humaine presque divine. Résignation à l’Être des êtres, ou plutôt élévation de l’âme jusqu’à cet Être ; mépris du plaisir, mépris même de la douleur, mépris de la vie et de la mort, inflexibilité dans la justice : tel était le caractère des vrais stoïciens. »
XLVI. Philosophie et vertu. « Il y eut des sophistes qui furent aux philosophes ce que les singes sont aux hommes. »
XLVII. D’Ésope. « Que nous apprennent toutes ces fables ? Qu’il faut être juste. »
XLVIII. De la paix née de la philosophie. « Puisque tous les philosophes avaient des dogmes différents, il est clair que le dogme et la vertu sont d’une nature entièrement hétérogène. Ces doctrines n’avaient rien de commun avec la morale. »
XLIX. Autres questions. « Jamais les Romains ne furent assez absurdes pour imaginer qu’on pût persécuter un homme parce qu’il croyait le vide ou le plein, parce qu’il prétendait que les accidents ne peuvent pas subsister sans sujet, parce qu’il expliquait en un sens un passage d’un auteur, qu’un autre entendait dans un sens contraire. »
L. Autres questions. « Si des malades, pour soutenir qu’ils ont toujours raison, menaçaient du dernier supplice quiconque pense qu’ils peuvent avoir tort, ne faudrait-il pas lier ces gens-là, et les traiter comme ceux qui sont attaqués de la rage ? »
LI. Ignorance. « Si vous me dites que je ne vous ai rien appris, souvenez-vous que je me suis annoncé comme un ignorant. »
LII. Autres ignorances. « Je suis si ignorant que je ne sais pas même les faits anciens dont on me berce. »
LIII. Plus grande ignorance. « Mon ignorance me pèse bien davantage, quand je vois que ni moi, ni mes compatriotes, nous ne savons absolument rien de notre patrie. »
LIV. Ignorance ridicule. Les histoires ecclésiastiques en Europe n'ont rien d'authentique.
LV. Pis qu’ignorance. « J’ai vu pour quelles sottises inintelligibles les hommes s’étaient chargés les uns les autres d’imprécations, s’étaient détestés, persécutés, égorgés, pendus, roués, et brûlés. »
LVI. Commencement de la raison.
« Quiconque recherchera la vérité risquera d’être persécuté. Faut-il rester oisif dans les ténèbres ? ou faut-il allumer un flambeau auquel l’envie et la calomnie rallumeront leurs torches ? Pour moi, je crois que la vérité ne doit pas plus se cacher devant ces monstres que l’on ne doit s’abstenir de prendre de la nourriture dans la crainte d’être empoisonné. »
Histoire éditoriale
Rédigé pendant l'hiver 1765-1766, Le Philosophe ignorant est publié sans nom d'auteur en . Voltaire avait envisagé une illustration : « Trois aveugles qui cherchent à tâtons un âne qui s’enfuit. C’est l’emblème de tous les philosophes qui courent après la vérité. Je me tiens un des plus aveugles et j’ai toujours couru après mon âne. C’est donc mon portrait que je vous demande. »[3]
Voltaire fait suspendre la diffusion pendant l’affaire du chevalier de La Barre. Elle ne débute réellement que tout début 1767. L'ouvrage connaît six rééditions en 1766-1767, mais rencontre un accueil mitigé, en particulier de la part de Grimm qui, dans sa Correspondance littéraire, attaque le déisme voltairien, et se range dans le camp des athées menés par D’Holbach[4].
Analyse
Dans ce Credo philosophique dans lequel il exprime son profond scepticisme et prend ouvertement ses distances avec les nouveaux matérialistes, Voltaire exprime clairement son refus de toute métaphysique et fait profession d’humilité. Rarement il s’est montré aussi catégorique dans sa dénonciation des systèmes philosophiques et de la présomption orgueilleuse de leurs créateurs[4].
C'est l'aboutissement d’une longue réflexion sur la métaphysique et la morale. Pour lui, la vraie philosophie se ramène, en dernière analyse, à l’aveu de nos limites, à la reconnaissance de la faiblesse de l’esprit humain et à l’abandon des questions insolubles qu’il se pose. Alors que les réponses des religions et des philosophies n’ont conduit qu’à opposer les hommes tout en flattant leur présomption, Voltaire veut enseigner la modestie en matière philosophique et ramener la morale à quelques vertus aussi essentielles qu’universelles[1].