Bertolt Brecht est d'origine bourgeoise ; son père devient propriétaire de la fabrique de papier où il était employé puis le directeur ; sa mère est protestante[n 1]. Il commence à écrire très tôt (son premier texte est publié en 1914) et entame des études de philosophie, puis de médecine à Munich. En 1918, à vingt ans, il est mobilisé à la fin de la Première Guerre mondiale comme infirmier. L'horreur de la guerre a, comme pour les surréalistes français, une importante influence sur lui. La même année, il écrit sa première pièce, Baal, dans un style libertaire et lyrique qu'il délaisse par la suite[2]. Il rédige des écrits pacifistes pour la presse locale à Augsbourg, puis à Munich et rompt les liens qui l'attachaient encore à sa famille.
Depuis la seconde moitié des années 1920, Brecht est acquis au marxisme. À partir de 1930, les nationaux-socialistes commencent à interrompre avec véhémence les représentations des pièces de Brecht. L'arrivée au pouvoir des nazis le force à quitter l'Allemagne avec Helene Weigel, qu'il a épousée en avril 1929, après que leur domicile a été perquisitionné[4]. En 1933, l'œuvre de Brecht est interdite et brûlée lors de l'autodafé du 10 mai de cette même année. Il parcourt l'Europe et, en , s'installe au Danemark (à Svendborg[5] à partir d'août 1933). Il écrit et rencontre des amis, dont Hanns Eisler, Karl Korsch et Walter Benjamin, mais aussi Ruth Berlau.
Un temps mis sur liste noire durant la période du maccarthysme, il accepte de témoigner devant l'HUAC, se désolidarisant des 10 premiers témoins qui se protégeaient derrière le 1er amendement. Le lendemain de son passage devant la commission, soit le 31 octobre 1947, remercié pour sa coopération, il s'envole pour Paris puis se rend en Suisse où il vit pendant un an.
Toutefois, les autorités de la RDA critiquent son esthétique théâtrale car elle ne cadre pas avec la conception du réalisme socialiste[8]. Elles lui reprochent d'être trop « formaliste », trop « cosmopolite » et trop « pacifiste ». Ses pièces pècheraient par l'absence de héros ouvriers positifs[9].
Apatride depuis 1935, Brecht obtient la nationalité autrichienne en 1950, bien que n'ayant aucune envie de quitter la RDA[10].
Quand, le 17 juin 1953, les ouvriers est-allemands vinrent manifester en masse à Berlin (contre la médiocrité de leur niveau de vie, la forte augmentation des objectifs de travail et le mauvais fonctionnement des infrastructures, et plus globalement contre le régime), Brecht fit parvenir à Walter Ulbricht une lettre où il exprimait sa « solidarité avec le Parti socialiste unifié d'Allemagne » ; il ajouta tout de même qu'il attendait « qu'on discutât avec les masses sur la vitesse avec laquelle il fallait construire le socialisme ». Le même jour, il adressa d'autres messages de solidarité à Vladimir Semionovitsch Semionov (« l'amitié indestructible avec l'Union soviétique ») et à Otto Grotewohl ainsi qu'à Gustav Just(en), proposant également d'apporter sa contribution au programme radiophonique de l'époque.
En même temps, dans un texte dactylographié non publié, Brecht analysait ainsi la situation :
« Les manifestations du 17 juin ont montré le mécontentement d'une partie considérable des ouvriers de Berlin à la suite d'une série de mesures économiques manquées.
Des éléments fascistes organisés ont essayé d'abuser de ce mécontentement pour arriver à leurs fins meurtrières.
Pendant plusieurs heures, Berlin s'est trouvé au bord d'une troisième guerre mondiale.
Seule l'intervention rapide et décisive des troupes soviétiques a permis de déjouer cette tentative.
Il allait de soi que cette intervention des troupes soviétiques n'était nullement dirigée contre les manifestations ouvrières. Elle visait exclusivement ceux qui essayaient d'allumer dans le monde un nouvel incendie.
Il appartient maintenant, à chacun de son côté, d'aider le gouvernement à éliminer les erreurs qui sont à l'origine du mécontentement et qui mettent gravement en péril nos importants acquis sociaux, qui sont indubitables. »
Brecht voyait la cause des grèves dans la tentative du gouvernement « d'accroître la production en augmentant les normes de rendement sans contrepartie appropriée ». On a instrumentalisé les artistes pour en faire des propagandistes de ce projet : « On a accordé aux artistes un niveau de vie élevé et aux ouvriers on l'a seulement promis ». Brecht voyait comme solution alternative un changement réel de la sphère de production.
Brecht concluait sa lettre à Ulbricht par un message de solidarité envers le parti, dans lequel certains biographes voient une simple formule de politesse. Cependant, c'est seulement ce message de solidarité que le gouvernement publia dans le Neues Deutschland du 21 juin 1953, contre son gré, ce qui discrédita Brecht. Il essaya de rectifier l'impression qu'avait donnée la partie publiée de sa lettre. Dans un texte titré « Urgence d'un grand débat », il prit position à côté d'autres auteurs dans le Neues Deutschland du 23 juin 1953. Après avoir proclamé son orthodoxie dans une introduction où il dénonçait l'abus des manifestations « à des fins bellicistes », il réclamait une nouvelle fois une « grande discussion » avec les ouvriers, « qui ont fait savoir un mécontentement légitime ». En octobre 1953, Brecht communiqua aux journalistes de RFA la lettre complète envoyée à Walter Ulbricht, et y fit publier « Urgence d'un grand débat »[12].
Par ailleurs, il écrivit un poème, La Solution, qui disait :
« J'apprends que le gouvernement estime que le peuple a “trahi la confiance du régime” et “devra travailler dur pour regagner la confiance des autorités”. Dans ce cas, ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d'en élire un autre[13] »
« À l'époque, c'était pour Brecht l'écroulement de tout un monde. Le coup l'avait bouleversé. Des témoins oculaires nous rapportent qu'à ce moment, à l'époque ils l'auraient vu vraiment désemparé ; longtemps, il porta sur lui une copie de la lettre fatale et il la montrait à des amis et à des connaissances pour essayer de se justifier. Mais il était trop tard. Brutalement, les théâtres de l'Allemagne de l'Ouest, les plus fidèles qu'il avait à côté de ses propres théâtres – retirèrent ses pièces des répertoires, et il fallut longtemps jusqu'à ce que ce boycott se relâchât. »
Ronald Gray retrouvait dans le comportement de Brecht le personnage de Galileo Galilei que Brecht lui-même avait introduit dans la littérature : l'adaptation verbale au régime, à la manière d'un caméléon, lui permettait de sauvegarder ses intérêts matériels. Walter Muschg faisait un rapprochement entre le comportement peu clair de Brecht et la vie double du personnage de Brecht, Shen-Te, de La Bonne Âme du Se-Tchouan :
« Pouvaient rester libres dans la lâcheté et la bêtise du temps ceux qui menaient la double vie que La Bonne Âme du Se-Tchouan nous présentait, et qui s'efforçaient de se maintenir au prix de concessions. Cela ne le servait en rien que les vers livrés qu'il fournissait pour des manifestations officielles fussent délibérément ou étaient étrangement mauvais, les ruses de Schweyk dans ses rapports avec la dictature ne pouvaient lui apporter aucun calme intérieur. Fantôme de lui-même, mais trop orgueilleux pour s'enfuir, il devait rester jusqu'au bout sous un drapeau dont il doutait déjà depuis longtemps.
Seule une autre fin de la guerre aurait pu lui éviter cette situation dont il ne pouvait s'échapper. Il n'était en aucune façon un traître, mais un prisonnier. Il redevenait celui qui n'est pas à sa place, son visage prenait des traits cadavériques. Le plus mauvais abus qu'on pût faire de sa personne était de passer sous silence sa prise de position critique contre la répression de la révolte berlinoise de juin 1953, en n'en donnant à voir au public que la formule finale obligatoire. Après sa mort précoce, liée sans doute au chagrin que l'affaire lui causait, on a retrouvé des poèmes qui montraient bien ce qu'il souffrait. »
Dans sa biographie de Brecht, Brecht und Co, très sujette à caution[9], John Fuegi analyse autrement ses réactions. Il a avoué lui-même être à cette époque sous pression et se battre pour prendre en charge le théâtre Am Schiffbauerdamm. Sa référence à des provocateurs de la CIA montre qu'il interprétait la situation d'une façon fondamentalement viciée. « Le gouvernement de la RDA avait perdu le contact avec les ouvriers, et c'était aussi le cas pour Brecht. » Rappelons que Brecht, outre la lettre citée plus haut, avait envoyé d'autres messages de solidarité à Vladimir Semionov et à Otto Grotewohl. D'ailleurs, il refusa de réagir à la protestation d'un employé du Berliner Ensemble contre les salaires dérisoires d'environ 350 marks nets ; mais lui, pendant ce temps, recevait 3 000 marks par mois et seulement pour son activité au théâtre.
Dans sa réflexion poétique sur les événements, Brecht a pris en juillet et août 1953 une attitude nettement plus distante face au gouvernement de RDA que celle qu'il avait exprimée dans les élégies Buckower Elegien, entre autres dans le poème Die Lösung. La discussion que Brecht avait souhaitée ne s'était pas réalisée ; il se retira alors des débats suivants devenus stériles. De juillet à septembre 1953, Brecht travailla surtout à Buckow aux poèmes des Buckower Elegien et à la pièce Turandot ou le congrès de blanchisseurs. À l'époque, Brecht éprouvait aussi plusieurs crises en rapport avec ses liaisons amoureuses qui ne cessaient de changer. Helene Weigel se retira provisoirement seule à la Reinhardstrasse 1 et Brecht dans un bâtiment d'arrière-cour à la Chausseestrasse 125. Ruth Berlau, sa compagne fidèle depuis bien des années, se révélait de plus en plus pour Brecht comme une charge, d'autant plus qu'elle aussi ne réalisait que sporadiquement son travail pour le Berliner Ensemble.
Dernières années
Avec l'arrivée au ministère de la Culture de Johannes R. Becher en , Brecht est admis dans le conseil consultatif (Beirat) artistique et en juin il est nommé vice-président de l'Académie allemande des arts[14].
Les œuvres collectives et les méthodes de travail en collaboration sont inhérentes à l'approche de Brecht, comme Fredric Jameson (entre autres) le souligne. Jameson décrit le créateur de l'œuvre non pas comme Brecht l'individu, mais plutôt comme Brecht tel un sujet collectif qui « devait certainement avoir un style distinctif (celui que nous appelons aujourd'hui « brechtien »), mais non personnel au sens bourgeois ou individualiste »[17].
Bertolt Brecht servit souvent de référence pour les mouvements d'extrême gauche des années 1970 en Europe[réf. nécessaire]. Une phrase de Brecht est fréquemment citée par les militants et mouvements sociaux de gauche[réf. nécessaire] :
« Nos défaites d'aujourd'hui ne prouvent rien, si ce n'est que nous sommes trop peu dans la lutte contre l'infamie, et de ceux qui nous regardent en spectateurs, nous attendons au moins qu'ils aient honte. »
Il s'agit de la fin d'un texte de 1934, intitulé Gegen die Objektiven et popularisé par l'interprétation d'Ernst Busch[18]. La citation originale est :
« Unsere Niederlagen nämlich Beweisen nichts, als daß wir zu Wenige sind Die gegen die Gemeinheit kämpfen Und von den Zuschauern erwarten wir Daß sie wenigstens beschämt sind ! »
Slavoj Žižek cite lors la conférence On the idea of Communism (2009) le propos de Brecht quant au communisme dans La Mère :
« Il est raisonnable, à portée de tous. Il est facile,
Toi qui n'es pas un exploiteur, tu peux le comprendre.
Il est fait pour toi, renseigne-toi sur lui.
Les sots l'appellent sottise, et les malpropres, saleté.
Il est contre la saleté et contre la sottise.
Les exploiteurs disent que c'est un crime,
Nous, nous savons :
Il est la fin des crimes.
Il n'est pas une absurdité,
Mais la fin de l'absurdité.
Il n'est pas le chaos.
Mais l'ordre.
Il est chose simple,
Difficile à faire[19]. »
Le poème attribué à Martin Niemöller, commençant par « Lorsque les nazis sont venus chercher les communistes », continue parfois d'être faussement attribué à Bertolt Brecht aujourd'hui.
L'administration postale de la RDA a émis, dès 1957, plusieurs timbres-poste à sa mémoire et à ses œuvres[20]. L'Allemagne réunifiée a fait de même en 1996.
Style
Brecht voulait rompre avec l'illusion théâtrale et pousser le spectateur à la réflexion. Ses pièces sont donc ouvertement didactiques : par l'usage de panneaux avec des maximes, des apartés en direction du public pour commenter la pièce, des intermèdes chantés, etc., il force le spectateur à avoir un regard critique. Ce processus, qu'il baptise « distanciation » (Verfremdungseffekt ou Effet V) a beaucoup influencé certains metteurs en scène comme Peter Brook. Dans son théâtre épique, l'acteur doit plus raconter qu'incarner, susciter la réflexion et le jugement plus que l'identification[21].
Dans cette optique, l'auteur Roland Barthes parlera de « révolution brechtienne », tant son théâtre est en rupture avec la grande tradition dramatique en réfutant une « essence de l'art éternel » et en faisant écho à l'idée progressiste selon laquelle chaque société doit inventer l'art qui portera en germe les prémices d'un futur à construire[22].
J'ai grandi en fils de famille
Mes parents m'ont mis un faux-col,
Ils m'ont habitué à me faire servir
Et appris l'art de commander[1].
↑Brecht s'est inspiré du philosophe chinois Mozi pour rédiger une leçon de comportement qui présente sous une forme détournée la doctrine du communisme telle que Brecht l'a reçue. Dans le personnage de Lai-tu, Brecht a fait le portrait de son amie Ruth Berlau, dans le personnage de Ki-en-leh ou Kin-jeh, il s'est représenté lui-même.
Références
↑Verjagt mit gutem Grund, Gedichte IV, 141. Arche, Poèmes IV, 135. Trad. Gilbert Badia et Claude Druchet.
Michel Mourlet, l’Anti-Brecht, le Théâtre, sa mort, sa vie, France Univers, 2010. Nouvelle édition augmentée de Thaumaturgie du théâtre ou l'Anti-Brecht, Loris Talmart, 1989.
Guy Scarpetta, Brecht ou le soldat mort, Grasset, 1979
(de) Hans-Thies Lehmann, Subjekt und Sprachprozess in Bertolt Brechts "Hauspostille". Texttheoretische Lektüren, Berlin, 1978.