En Suisse romande, où le film a été tourné, le mot « adieu » peut signifier à la fois « au revoir » et « bonjour ». L'« adieu au langage » du titre s'articule autour de deux thèmes centraux, « la nature » et « la métaphore », soit l'idée et l'image. Le film met en scène une femme ayant une liaison avec son amant. Le mari de la femme découvre la relation extraconjugale et l'amant se fait tuer. Le même couple du récit est incarné à l'écran par deux couples d’acteurs distincts et leurs actions se répètent et se reflètent l'une l'autre. Le chien de Godard, Roxy Miéville, passe alors au premier plan et vole la vedette aux êtres humains, « aveuglés par la conscience, donc incapable de voir le monde tel qu’il est ». Godard fait de son film un « essai d'investigation littéraire »[1], copiant ainsi le sous-titre de L'Archipel du Goulag d'Alexandre Soljenitsyne. Son film contient de nombreuses citations et références à des œuvres artistiques, philosophiques et scientifiques antérieures, de Platon à Alain Badiou en passant par Antigone et Jean-Paul Sartre, mais c'est en Jacques Ellul que Godard voit « celui qui avait (presque) tout prévu : le nucléaire, les OGM, la publicité, les nanotechnologies, le terrorisme, etc… »[2].
Le film se démarque dans la filmographie du cinéaste par l'usage de la 3D. Godard s'est intéressé à la réalisation d'un film en 3D en 2010 et a demandé à son chef opérateur Fabrice Aragno de faire des tests de caméra. Aragno n'était pas satisfait des résultats des caméras 3D professionnelles et a construit ses propres dispositifs personnalisés en utilisant des Canon 5Ds et des Flip Minos, brisant ainsi la plupart des règles standard de la cinématographie 3D. Godard et Aragno ont travaillé sur le film pendant quatre ans, tournant chacun de leur côté avant de commencer officiellement la production avec les acteurs. Godard a monté une version 2D du film avant qu'Aragno et lui ne perfectionnent le montage 3D avec la correction des couleurs et le son multicanal.
Adieu au langage a été présenté en compétition au Festival de Cannes 2014 et a remporté le Prix du jury. Il a reçu un accueil critique globalement positif. En particulier, le style visuel a été salué, tandis que l'intrigue a pu apparaître incohérente, sinon irritante et incompréhensible pour certains[3]. De nombreux critiques ont tenté d'analyser les thèmes du film et l'utilisation qu'il fait de la 3D. Certains des plans les plus élaborés du film ont été qualifiés de techniques innovantes du vocabulaire cinématographique. Il s'agit notamment d'un plan de « séparation » dans lequel un plan unique et ininterrompu se divise en deux plans distincts qui peuvent être vus simultanément par l'œil gauche ou l'œil droit, avant de revenir à un seul plan en 3D. Aragno et Godard ont également expérimenté des images 3D à double exposition et des plans en parallaxe qui sont difficiles à voir pour l'œil humain.
Synopsis
« Le propos est simple. Une femme mariée et un homme libre se rencontrent. Ils s'aiment, se disputent, les coups pleuvent. Un chien erre entre ville et campagne. Les saisons passent. L'homme et la femme se retrouvent. Le chien se trouve entre eux. L'autre est dans l'un. L'un est dans l'autre. Et ce sont les trois personnes. L'ancien mari fait tout exploser. Un deuxième film commence. Le même que le premier. Et pourtant pas. De l'espèce humaine on passe à la métaphore. Ça finira par des aboiements. Et des cris de bébé. »
— Résumé par Jean-Luc Godard publié sur Twitter[4],[5]
Adieu au langage est un récit expérimental qui raconte deux versions parallèles d'un couple ayant une liaison. Ces deux histoires s'intitulent 1. La nature et 2. La métaphore, et se concentrent respectivement sur les couples Josette et Gédéon et Ivitch et Marcus, ainsi que sur un chien.
Le film commence avec 1. La nature au centre culturel de Nyon, en Suisse. Un jeune couple, Marie et son ami, est en train d'installer un stand de livres d'occasion. Un autre couple, Davidson et Isabelle, arrive. D'après la façon dont Marie, son ami et plus tard le personnage d'Ivitch s'adressent à Davidson, il semble qu'il soit professeur. Brandissant un exemplaire de L'Archipel du Goulag, Davidson fait remarquer que son auteur, Alexandre Soljenitsyne, n'a pas eu besoin d'utiliser Google pour chercher le sous-titre du livre : Essai d'investigation littéraire. Le professeur demande ensuite à Isabelle à quoi servaient les pouces avant les smartphones, faisant ainsi référence au conte Le Petit Poucet de Charles Perrault. Il se lance dans un cours impromptu sur les idées de Jacques Ellul, comme l'abdication des droits et des responsabilités de l'individu au profit de l'État, une situation qu'Ellul a déclarée être le triomphe d'Adolf Hitler. Soudain, une voiture arrive, un homme en sort et, s'exprimant en allemand, accoste Josette, qui se tenait à proximité. Après avoir exigé qu'elle rentre à la maison (ce qui sous-entend que l'homme est le mari de Josette), l'avoir menacée de conséquences et avoir essayé de l'entraîner, l'homme se retire hors du cadre et tire des coups de feu. Alors que les autres personnages se précipitent vers l'endroit où les coups de feu ont été tirés, la voiture s'éloigne. Josette s'éloigne, tandis que Gédéon, qui l'observe depuis le début, la suit. Alors que Josette se lave les mains dans une fontaine, Gédéon s'approche et lui déclare : « Je suis à vos ordres ».
Le film passe à 2. La métaphore. Au bord du lac Léman, Davidson est assis sur un banc et feuillette un livre de reproductions de Nicolas de Staël lorsque Marie et son petit ami arrivent pour lui dire au revoir avant de partir aux Amériques. Ivitch arrive, habillé comme Davidson avec un imperméable et un chapeau assortis. Pendant qu'ils discutent de la tyrannie des images, l'homme de langue allemande arrive et la scène se répète : il accoste Ivitch, tire et s'en va. Comme précédemment, un homme s'approche de la femme ébranlée. Cette fois, c'est l'homme qui est hors champ et la femme qui est à l'écran (Ivitch derrière des barreaux métalliques, image utilisée pour la promotion du film). L'homme, Marcus, pose sa main sur les barreaux et déclare : « Je suis à vos ordres ».
Le film revient à 1. La nature. Gédéon et Josette ont une liaison et séjournent ensemble dans une maison pendant l'été ; ils discutent de littérature et de problèmes domestiques. Gédéon fait référence au Penseur de Rodin alors qu'il est assis sur des toilettes et déclare que l'acte de déféquer rend les gens égaux. À un moment donné, la scène se déplace à Nyon, où Marie examine le corps d'un homme non identifié. Pour en revenir à la liaison entre Gédéon et Josette, le chien Roxy s'ébat dans la campagne tandis qu'un narrateur parle de la relation entre les humains et les chiens. Il monte dans une voiture avec Gédéon et Josette, qui le ramènent à la maison et poursuivent la conversation en présence de Roxy. Josette mentionne un couteau que Gédéon lui a offert quatre ans plus tôt. Gédéon et Josette partent à bord d'un ferry, laissant Roxy derrière eux.
Le film revient à 2. La métaphore. Marcus et Ivitch ont une liaison dans la même maison en hiver ; ils parlent de peinture et de questions politiques, comme l'opinion de Mao Tsé-toung sur la Révolution française et le fait que les Russes ne seront jamais des Européens. Ils se disputent pendant qu'ils prennent leur douche ensemble, et l'on voit ensuite un couteau ensanglanté dans un évier. Alors que leur relation se détériore, Ivitch rappelle à Marcus qu'il lui a dit « Je suis à vos ordres ». Marcus dit qu'ils devraient avoir des enfants. Ivitch lui répond qu'ils devraient plutôt prendre un chien.
Dans un épilogue, 3. Mémoire/malheur historique, Roxy est de nouveau à la campagne tandis qu'une voix hors champ représentant les pensées de Roxy (et paraphrasant Dans le torrent des siècles de Clifford D. Simak) se demande ce que l'eau essaie de lui dire. Un narrateur mentionne que Mary Shelley a écrit Frankenstein près de la maison du couple à Cologny ; on aperçoit Shelley dans la campagne en train d'écrire son livre avec une plume et de l'encre ; elle est rejointe par Lord Byron et Percy Shelley. Un homme et une femme invisibles (Godard et Florence Colombani) peignent à l'aquarelle et à l'encre noire. Ils ordonnent à Roxy de sortir de la pièce et (paraphrasant Les Démons de Dostoïevski) comparent les deux questions d'Alexis Kirillov, « une grande et une petite » (l'autre monde et la souffrance) et la « difficulté de faire entrer le plat dans la profondeur », à l'acte de créer de l'art. Roxy s'endort sur un canapé tandis qu'une narratrice (Anne-Marie Miéville) décrit ses pensées et que le film se termine sur les aboiements d'un chien et les pleurs d'un bébé.
Godard annonce pour la première fois son projet de film lors du Festival de Cannes 2010, en déclarant que le film s'intitulerait Adieu au langage. Lors d'une interview en , il plaisante sur le fait qu'il voulait faire jouer Humphrey Bogart et Ava Gardner, et déclare : « C'est l'histoire d'un homme et de sa femme qui ne parlent plus la même langue. Le chien qu'ils emmènent en promenade intervient alors et parle ». Il révèle également son intérêt pour la 3D et la possibilité d'utiliser son propre chien dans le film. Godard souhaite initialement confier les rôles principaux à de grandes vedettes[19] et demande à Sophie Marceau et Vincent Cassel d'incarner le couple. Cette année-là, Godard avait envisagé de prendre sa retraite, mais selon son chef opérateur de longue date, Fabrice Aragno, « il ne peut pas vivre sans faire de films »[20].
Titre
Le titre du film a un double sens. Dans le canton de Vaud, la région francophone de Suisse où Godard a grandi et vécu, le mot « adieu » peut signifier à la fois « au revoir » et « bonjour »[9],[21], « selon le moment de la journée, le ton de la voix »[22]. Godard a reconnu que cette interprétation ne serait comprise que dans le canton de Vaud et a déclaré : « De nos jours, on dirait que parler n'a plus rien à voir, que la parole n'existe plus ». Il estime que les mots perdent tout leur sens et que « nous sommes à côté de la plaque... quand je dis "Adieu" au langage, c'est vraiment "Adieu", c'est-à-dire adieu à ma propre façon de parler ». Mais Godard pense que les images, comme les films qui mélangent mots et images, sont toujours capables d'une communication significative, citant en exemple l'iconoclasme dans les civilisations islamiques et chrétiennes qui pourtant autorisaient les mots[23]. Godard a déclaré que dans la séquence avec Mary Shelley et lui-même peignant à l'aquarelle, il voulait montrer visuellement les actes physiques du langage de l'écriture et du langage de l'art visuel[9]. Bordwell pense que l'un des thèmes du film est « l'idée que le langage nous éloigne d'un certain lien primordial avec les choses »[14].
« [...] depuis déjà deux décennies, Godard semblait avoir pris la poudre d’escampette vis-à-vis du langage propre au cinéma. Parce que celui-ci, relevant désormais de l’expression courante et constitué par défaut de codes invariables, se révèle incapable d’explorer le monde dans ce qu’il peut révéler d’invisible, d’appréhender le hors-champ dans ce qu’il peut offrir d’enrichissant, de refléter le pouvoir du médium dans ce qu’il peut avoir de révolutionnaire. L’adieu au langage, c’est cela : se défaire du regard assimilé par tous pour activer au contraire son propre regard, unique par définition, donc susceptible de bâtir un pont subjectif entre l’idée (la nature) et l’image (la métaphore). »
Le tournage a lieu en Suisse, notamment à Nyon, près du lac Léman[24], et au domicile de Godard à Rolle[18],[25]. Godard a travaillé avec un équipement minimal et une petite équipe, comprenant Aragno, l'assistant de Godard Jean-Paul Battaggia et un « jeune homme qui veille à ce que les acteurs et les accessoires ne disparaissent pas et à ce qu'aucun passant ne s'égare dans le cadre ». Tout le matériel tenait dans une seule camionnette et comprenait deux caméras 3D, une caméra portative que Godard manipulait, un enregistreur de son et un parapluie[24]. Godard a déclaré qu'il préférait travailler avec de petites équipes plutôt qu'avec des équipes plus importantes « comme il y en a pour les films américains où ils ont le droit d'avoir quarante personnes. Car s'ils sont moins nombreux, ils se sentent trop seuls »[23]. Le tournage du film s'est étalé sur quatre ans[26].
Scénario
Godard écrit un scénario détaillé pour le film qui comprend à la fois du texte et des story-boards[27], mais au lieu d'un scénario traditionnel, le scénario consiste en « une série de textes en prose écrits avec des gribouillis et des idées ». Kamel Abdeli déclare qu'il avait dû chercher sur Google toutes les références du scénario pour pouvoir le comprendre : « Vous ne pouviez pas lire le scénario, vous pouviez le sentir et le regarder »[28]. L'acteur Daniel Ludwig écrit : « À côté des textes sibyllins et des collages et images faits à la main par le maître, le scénario est sauvagement, chaotiquement, merveilleusement suggestif, c'est une œuvre d'art »[24].
Attribution des rôles
Les acteurs du film sont inconnus du grand public lors de sa sortie[29]. Les actrices principales (Héloïse Godet et Zoé Bruneau) et les acteurs principaux (Kamel Abdeli et Richard Chevallier) ont été choisis pour se ressembler physiquement. Les scènes avec Bruneau et Chevallier sont tournées en été, celles avec Godet et Abdeli en hiver[30]. Les acteurs ont attendu deux ans et demi avant de commencer le tournage après avoir été choisis[31] en raison de retards constants. Après avoir répété pendant deux ans, Abdelli s'est rendu de Paris à Rolle pour le premier jour de tournage, avant de découvrir que Godard avait changé d'avis[28]. Les mémoires de Bruneau, En attendant Godard, publiés en 2014, relatent le tournage du film. Godard réécrivait souvent les scènes la nuit précédant le tournage et n'autorisait aucune improvisation sur le plateau, à l'exception de détails mineurs[31]. Une de ces improvisations impliquait une actrice assise devant une lampe, ce qui donnait lieu à un effet de flamboiement et une différence de contraste qu'Aragno qualifie de « magiques » en 3D[32]. Godet a déclaré que la direction de Godard était « très précise et très douce, mais directe et sans discussion possible ». Il y a eu très peu de temps de répétition pour les acteurs, mais Aragno a pris beaucoup de temps pour préparer chaque plan[27]. Godet a déclaré que « le plateau était silencieux et concentré. Dévoué. Mais l'attitude impassible de [Godard] se transformait parfois en un sourire chaleureux »[33]. L'historienne française du cinéma Florence Colombani a été invitée à se rendre chez Godard et à jouer dans le film, puis a découvert qu'il voulait seulement filmer ses mains dessinant la croix de Lorraine pendant qu'elle prononçait son dialogue[18].
Photographie et montage
Aragno a déclaré que Godard et lui ne voulaient pas utiliser la 3D comme un effet spécial ou un gadget typique, mais qu'ils souhaitaient l'utiliser « pour exprimer de nouvelles choses »[32]. Plusieurs caméras ont été utilisées, mais la majeure partie du film a été tournée avec le Canon 5D et le Canon 1DC[26], ainsi qu'avec des GoPro et des Lumix[30]. Aragno a utilisé des objectifs Leica sur les Canon « parce que les objectifs Canon sont trop parfaits [...]. Comment peut-on tomber amoureux d'une personne numériquement parfaite ? L'erreur est humaine ! Les objectifs Leica ont des imperfections involontaires »[23]. Les caméras Canon leur ont permis de tourner la majeure partie du film en utilisant des sources de lumière naturelle ou disponible. Godard a intentionnellement cadré des plans pour obtenir des images en 3D, par exemple lorsque les ombres des personnages sont en 2D mais que le trottoir est en 3D. Le chien du film est Roxy Miéville, l'animal de compagnie de Godard, que ce dernier filmait chaque fois qu'il l'emmenait en promenade. Pour ces prises de vue, Godard a utilisé des caméras grand public de Fujifilm et Sony[26]. Aragno a également tourné quelques séquences de manière indépendante avant le début officiel de la production, notamment des prises de vue de ses deux enfants courant autour d'oliviers[32].
Aragno a enregistré le son pendant la production et a ensuite mixé le son pendant la post-production. Godard a fait un premier montage du film en 2D et HDCAM avant de travailler avec Aragno sur le montage final en 3D[26]. Aragno témoigne :
« Quand il veut insérer quelque chose, il superpose les images... Jean-Luc sépare les images qu'il monte avec la console de montage. Il dispose l'écran perpendiculairement à la console pour qu'il n'y ait rien entre lui et l'image. Il doit se détourner pour faire le montage. Il décide des montages très rapidement. Après avoir vu toutes les séquences, il utilise de petites vignettes à partir d'images photocopiées ou imprimées de chaque scène, et fait des livres en collant chaque image sur une page. »
— Fabrice Aragno, chef opérateur et chef monteur[32]
Aragno a utilisé le premier montage de Godard pour synchroniser manuellement les images de gauche et de droite dans le premier montage en 3D, ce qui, selon lui, « a pris du temps ». Godard a d'abord été déçu par le montage, qui « avait un son mono et très peu de correction des couleurs ». Le 18 mars, Aragno organise une projection d'un montage 3D avec une bande son en stéréo pour Godard dans un cinéma parisien. Aragno dit qu'ils ont également monté une version 2D du film qui « superpose les deux images comme une double exposition », que Godard pensait être la version projetée au Festival de Cannes. Godard n'avait pas vu d'images en 3D du film avant cette projection et il a été immédiatement satisfait du résultat final[32].
Le montage final a duré deux semaines dans la maison de Godard, qu'ils ont surnommée « Chez les Anglais ». Godard et Aragno « ont installé trois ordinateurs synchronisés, le logiciel Pro Tools pour le mixage du son Surround, DaVinci Resolve pour la correction des couleurs et la gestion de la 3D, et Final Cut pour lire l'image rendue par DaVinci synchronisée avec le mixage du son ProTools. L'idée était de mixer, de corriger les couleurs et de monter en même temps en 3D HD. Nous montions deux minutes par session »[32].
Usage de la 3D
C'est le deuxième film de Godard à être tourné au format 3D, et son premier long-métrage[34], après sa contribution au film collectif 3x3D, pour lequel il avait réalisé une saynète[35]. Peu après avoir terminé Film Socialisme (et après le succès du film américain en 3D Avatar), Godard a demandé à Arango de tourner des séquences d'essai en 3D[32]. Avec l'aide de Battaggia et du chef opérateur Paul Grivas (le neveu de Godard[36]), Arango a fait des recherches[20] et des expériences avec les techniques 3D et il a construit ses propres appareils de prise de vue personnalisés. Il a commencé par utiliser « une caméra Panasonic coûteuse qui intégrait la 3D », mais n'a pas été impressionné par les résultats[32]. Au cours de ses expériences, Arango a conclu que les « règles » standard de la cinématographie 3D (« Il ne doit pas y avoir plus de six centimètres entre les deux caméras. Si l'arrière-plan et le premier plan sont trop éloignés, ce n'est pas bon ») n'étaient pas intéressantes[26]. Aragno a ensuite construit un dispositif en bois avec deux Canon 5D, qui, selon lui, « était beaucoup plus brutal et expressif. Normalement, en 3D à deux caméras, les caméras sont très proches l'une de l'autre pour minimiser la parallaxe. Dans le dispositif que j'ai construit, les deux 5D étaient distants d'environ cinq centimètres, ce qui produisait une image 3D beaucoup plus dure »[32]. Dans son dispositif, l'une des caméras était placée à l'envers « pour que je puisse enregistrer les capteurs dans le même angle de vue pour une 3D parfaite ou 'imparfaite', en évitant la parallaxe et en obtenant ainsi le meilleur effet des deux caméras. Aucun ordinateur n'est utilisé pour cet étalonnage. Juste un marteau et un ciseau. C'est du cinéma artisanal »[23].
Aragno a construit un autre dispositif avec deux caméras Flip Mino qui permettait à l'une des caméras d'effectuer un panoramique. Lors d'un test avec deux enfants, Aragno raconte :
« J'ai demandé au garçon d'aller dans la cuisine à ma droite, la caméra droite l'a suivi et la gauche est restée, la 3D s'est donc cassée. La fille est dans vos yeux gauches et le garçon dans les yeux droits. Quand il était dans la cuisine, votre cerveau ne savait pas comment regarder. Cela fait un peu mal à regarder, mais c'était intéressant, et quand le garçon revient vers la fille, les deux caméras étaient à nouveau en 3D classique. Je l'ai montré à Jean-Luc et il a décidé de l'utiliser pour le film. »
Aragno a également expérimenté la distance entre les deux caméras, les rapprochant ou les éloignant parfois de la norme industrielle de six centimètres[26]. Aragno a ensuite déclaré au Huffington Post : « J'ai commencé à penser à faire quelque chose en 3D qui ne pouvait être qu'en 3D... La 3D signifie deux images, une gauche et une droite, et les deux peuvent être ensemble, mais vous pouvez également rendre une image différente de l'autre »[37].
Cette technique de séparation de l'image 3D a été qualifiée d'une avancée notable dans l'histoire du cinéma, bien qu'elle soit partiellement comparable aux plans du premier long métrage en 3D The Power of Love (1922). Le critique Calum Marsh a déclaré que « le vocabulaire du cinéma a été enrichi. Les cinéastes disposent d'un nouvel outil : une nouvelle technique, comme le plan sur plan qui l'a précédé », et que dans ses films précédents, Godard « a cherché un moyen d'unifier les idées, de joindre des images disparates pour en créer une nouvelle. Ce plan en est la concrétisation »[38].
Aragno a également expérimenté les images 3D en post-production. Il s'agissait notamment de « tests de superposition et de combinaison d'images 2D et 3D. Je voulais "incruster" différentes images et travailler sur différents plans de l'espace » et mélanger différentes images 2D pour créer des images 3D à double exposition. Godard a ensuite utilisé certains de ces essais dans son court métrage Les Trois Désastres, inclus dans le film à sketches 3x3D (2013)[32].
Exploitation
Bande-annonce
Avant la sortie du film, une bande annonce est diffusée, montrant des plans sans lien apparent, où l'on peut notamment voir un décompte de cinéma, un objectif d'appareil-photo, un bateau, des livres, une femme nue, un chien, un gentleman anglais. Le journal Le Figaro titre Jean-Luc Godard nous laisse sans voix[39], et montre qu'une nouvelle fois le réalisateur se joue du spectateur, s'amusant à le déconcerter, mais aussi que, pour ce film, ce jeu prend plus de sens car il s'agit bien d'un « adieu au langage » : la compréhension ne passe pas par les mots[39]. Jean-Luc Godard semble néanmoins avoir repris les motifs qui ont fait sa célébrité : mouvements de caméra, son désynchronisé, la visibilité de l’œil de l'objectif, l'impression donnée que l'important se passe hors-champ[39].
Avant-première au Festival de Cannes
Adieu au langage a été présenté en avant-première le au cinéma Lumière, en compétition au Festival de Cannes 2014. Godard devait assister au festival, mais a annoncé qu'il ne le ferait pas quelques jours avant la projection. Il a déclaré à la Radio télévision suisse qu'il ne voulait pas de la Palme d'or et qu'il la donnerait à son conseiller fiscal s'il la gagnait, comme il l'avait fait pour son Oscar d'honneur[40]. Peu après, il a envoyé au président sortant du festival Gilles Jacob et au directeur artistique Thierry Frémaux une lettre vidéo[41] expliquant son absence du festival et son état d'esprit. La lettre vidéo devait être privée, mais Jacob l'a rendue publique sous la forme d'un court-métrage intitulé Khan Khanne et sous-titré Lettre filmée de Jean-Luc Godard à Gilles Jacob et Thierry Frémaux[9],[42]. La présidente du jury principal de la compétition, Jane Campion, déclare : « Le fait qu'il se débarrasse de la narration, c'est comme un poème. Je me suis sentie réveillée. C'est un homme libre »[43]. Pour Jacques Morice dans Télérama, « C’est en laborantin solitaire que Godard défie les Américains et leur armada de blockbusters »[44]. Alexandre Profizi note avec humour dans la revue La Règle du jeu : « L’intellectualité hyper-poussée est donc aussitôt désamorcée par l’autodérision, comme le formule l’un des « personnages », mimant le Penseur de Rodin sur ses toilettes : « la pensée trouve sa place dans le caca ». Tout est dit, à grand renfort de bruitages (fait notable : on assiste là à la deuxième occurrence de bruits de pets dans la sélection officielle cannoise cette année) »[45]. Pauline Bock de Télérama remarque que la presse anglo-saxonne a particulièrement encensé le film à la projection cannoise[46]. Le critique américain Amy Taubin assiste à la première projection et qualifie le film de chef-d'œuvre, écrivant qu'il « pourrait être son plus beau, mozartien dans sa légèreté, et sans retenue dans la communication de ses sentiments amoureux »[41]. Manohla Dargis du New York Times écrit : « Enfin, la compétition a eu ce dont elle avait désespérément besoin toute la semaine : une expérience cinématographique palpitante qui a presque fait léviter la salle Lumière de 2 300 places, transformant une simple projection en un véritable événement », et a qualifié le film de « profondément, passionnément stimulant »[15].
Il est présenté en avant-première à Paris au cinéma Le Panthéon le 24 mai 2014[51]. Il sort en salles en France le 28 mai, distribué par Wild Bunch. Le film enregistre 33 225 entrées en France[52],[53].
Après avoir eu son avant-première aux États-Unis au Festival du film de New York le 27 septembre 2014, le film est sorti en salle le 29 octobre[54]. Il engrange 27 000 dollars américains lors de son week-end d'ouverture dans deux cinémas, obtenant la moyenne par écran la plus élevée du week-end[55]. Il engrange 401 889 dollars de recettes aux États-Unis[56].
En Russie, le film sort le sous le titre Прощай, речь 3D et il enregistre 2 573 entrées pour 622 000 roubles de recettes[57].
Accueil critique
En France, Isabelle Regnier du Monde l'a qualifié de « très beau film... d'un homme qui a donné sa vie au cinéma... et qui a profondément changé l'histoire du cinéma »[58]. Gérard Lefort et Olivier Séguret de Libération ont loué à la fois son « éblouissante prouesse technique » et sa façon de faire joujou avec la 3D[1]. Jean-Michel Frodon de Slate a comparé les résultats des plans de « séparation » à un article que Godard avait écrit en 1956 pour les Cahiers du cinéma sur l'approximation des « images multiples » et a déclaré que Godard devrait recevoir un « prix Nobel du cinéma » (inexistant) pour avoir mis sa théorie en pratique[59]. Antoine de Baecque dit que le film reste fidèle aux idéaux de la Nouvelle Vague tout en étant « absolument contemporain » et en disant la vérité de l'époque moderne. Jean-Baptiste Doulcet du magazine Benzine écrit qu'il « n'a rien à justifier et ne se contentera pas de plaire » et critique les « postures agaçantes et de la philosophie de fond de tiroir (la petite parenthèse sur la pensée fécale ne vaut pas plus qu’une petite provocation rabelaisienne) », mais le qualifie de « léger et parfois touchant »[60]. Éric Neuhoff du Figaro écrit que Godard est un « vieil adolescent gâteux » qui a « perdu son inspiration » et « n'a rien appris sur l'amour, le couple [ou] la société », et se moque du bon quart d'heure de standing ovation dont le film a bénéficié au Festival de Cannes[61]. Christophe Kantcheff de Politis estime que « s’il y a un énorme orgueil chez le cinéaste, propre à tout créateur d’envergure, il faut aussi considérer Adieu au langage comme une proposition, à prendre ou à laisser, qui a sa part d’humilité. Son caractère a priori hermétique n’est pas un acte d’exclusion de l’autre. Mais une invitation à la bizarrerie du Beau, chère à Baudelaire [...] Contre le langage « usine à gaz », Jean-Luc Godard oppose sa langue d’éclats. Les spectateurs qui s’y laisseront aller auront le privilège de passer de la « nature » à sa « métaphore », les deux parties explicites du film. Or, l’étymologie grecque de « métaphore », comme aime à le rappeller le cinéaste, venant du mot « transporter », il y a tout lieu de penser qu’ils feront un beau voyage »[62].
Distinctions
C'est le septième film de Jean-Luc Godard à être en compétition au Festival de Cannes. Lors de cette édition est également présenté le film collectif Les Ponts de Sarajevo, pour lequel il a réalisé un court-métrage[35]. Avant le début du Festival, les rumeurs circulent quant à sa présence ou non, ses rapports avec le Festival étant plutôt houleux, notamment depuis mai 68 où il était venu avec François Truffaut pour faire annuler le Festival[63],[64]. Il ne vient finalement pas.
Le film est nommé 2e dans la liste des dix meilleurs films de l'année des Cahiers du cinéma[65].