Michelle Perrot est issue d'une famille bourgeoise[4] : dans l'entre-deux-guerres, son père est grossiste en articles de cuir dans le quartier du Sentier à Paris, rue Greneta[5]. Mobilisé durant la Première Guerre mondiale, il en est revenu désabusé et a adopté des points de vue peu conformistes : il incite sa fille à faire du sport, à poursuivre ses études et à avoir une vie indépendante. En 2002, elle dit de lui : « Mon père était moderne, sportif, amateur de chevaux et de voitures de courses, lecteur de littérature américaine. Il était rentré de la guerre (14-18), qu’il avait faite dans les tranchées, révolté, sans illusion et sans engagement, irrespectueux, un peu anar. C’était un père fantaisiste et anti-conformiste, qui me traitait comme le garçon qu’il aurait sans doute voulu avoir. »[6]
Sa mère, issue d'une famille de « fonctionnaires laïques »[6], « fille d’un ingénieur des plantations du XIIIe arrondissement », a fait ses études secondaires au lycée Fénelon[7],[8].
Michelle Perrot effectue ses études secondaires au cours Bossuet[9],[5], un établissement catholique traditionaliste[10] : « J’avais été éduquée dans un collège religieux, très traditionnel en la matière [c'est-à-dire : en ce qui concerne la formation des femmes]. Lors d’une conférence faite aux dames – nos mères –, le père Léonce de Grandmaison leur avait dit : « une femme doit être levée la première et couchée la dernière ». Ma mère avait été scandalisée. »[6]. Parmi les professeures, pour la plupart des religieuses, auxquelles elle demeurera attachée[11], se trouvent quelques étudiantes, notamment Benoîte Groult[12], qui y enseigne l'anglais. Sur le trajet entre l'école et l'appartement familial, accompagnée de sa gouvernante, elle croise des ouvriers et des prostituées[13] : cette expérience la marque et fonde en partie ses engagements futurs en direction de la « marge »[10].
De 1947 à 1951, elle fait des études d'histoire à la Sorbonne, où elle reçoit l'enseignement d'Ernest Labrousse, à l'instar d'Alain Corbin, avec qui elle reste amie[14].
Elle obtient sous sa direction un diplôme d'études supérieures (DES) sur les Coalitions ouvrières de la Monarchie de Juillet. Au départ, elle aurait souhaité travailler sur le féminisme (1949 est l'année de la publication du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir), mais Labrousse l'en a dissuadée. Si pour elle « écrire sur [la classe ouvrière] était un moyen de la rejoindre »[15], l'historienne consacre aussi de longs développements dans sa thèse à la « xénophobie » ouvrière et à sa « violence », sujet sur lequel elle revient régulièrement[11].
Elle est ensuite reçue à l'agrégation (1951)[16] et nommée professeure de lycée, tout en préparant (toujours sous la direction de Labrousse) une thèse de doctorat sur les grèves ouvrières du XIXe siècle.
En 1953, elle épouse un autre historien, Jean-Claude Perrot[8] ; par la suite, elle fait toute sa carrière sous son nom d'épouse.
En 1960, elle organise avec Jean Maitron, qu'elle trouve « extrêmement sympathique » (« il avait été communiste, trotskiste et caetera... et finalement anarchiste […], il avait un accent bourguignon très marqué[17] ») un colloque sur « Le militant ouvrier », dont un des résultats est la création de la revue Le Mouvement social, principale revue d’histoire ouvrière, élargie ensuite à l’ensemble du mouvement social, au mouvement féministe et, plus récemment, aux « études de genre ».
Elle est nommée assistante de Labrousse et soutient sa thèse en 1971.
Elle est ensuite nommée professeure à l’université Paris-Diderot, dont elle est professeure émérite d’histoire contemporaine.
Engagements
Du christianisme de gauche au communisme
Michelle Perrot milite d'abord dans un groupe de chrétiens progressistes fondé par Jacques Chatagner, qui publiait le mensuel La Quinzaine. En 1955, Rome suspend l’expérience des prêtres ouvriers, considérés comme des fourriers du communisme. La Quinzaine, ayant protesté, est condamnée. C'est pour cette raison que Michelle Perrot rompt avec l’Église et avec la foi de sa jeunesse.
Dans le sillage de Pierre Vidal-Naquet, assistant à l’université de Caen, elle s'engage dans le combat contre la torture en Algérie, participant au comité Audin créé à Caen en incluant aussi son époux et les époux Ozouf, Jacques et Mona, avec qui ils forment « une bande de copains »[17].
Le mouvement féministe émerge dans le sillage de Mai 1968. Michelle Perrot participe à des manifestations, pétitions et meetings.
Au printemps 1973, avec Pauline Schmitt-Pantel et Fabienne Bock, Michelle Perrot crée un cours sur les femmes à l'université de Paris VII (Jussieu) intitulé : « Les femmes ont-elles une histoire ? ». L’interrogation témoigne du balbutiement de la discipline au niveau universitaire, au point que c’est à des collègues sociologues qu’elles vont faire appel pour inaugurer ce cursus avec une série de conférences. La première porte sur « La femme et la famille dans les sociétés développées » par Andrée Michel, « le , dans une salle comble, surchauffée par la présence d’étudiants gauchistes hostiles au cours parce que s’occuper des femmes c’était se détourner de la révolution… »[19],[20].
Le 13 janvier 1975, Michelle Perrot fonde avec Françoise Basch à l'université de Jussieu un « Groupe d’études féministes » (GEF)[21]. Au départ ouvert à tous, le GEF opte après débat pour la non mixité et se positionne comme un lieu de rencontre de chercheuses, d'enseignantes et d'étudiantes de diverses disciplines travaillant sur la question des femmes, la critique féministe de l’histoire et de la sociologie et les relations avec les luttes féministes[22]. Actif de 1975 à 1991, le Groupe d’études féministes compte dans ses rangs des militantes du Mouvement de libération des femmes comme Marie-Jo Bonnet, Geneviève Fraisse, Liliane Kandel, Françoise Picq, Josée Contreras[23]. De nombreux sujets seront abordés, comme la sexualité, la médecine, l'homosexualité, le matriarcat, les Amazones, les sorcières, la presse féministe, la linguistique, le cinéma, l'architecture, la maternité, la division sexuée du travail, les rapports entre le mouvement de libération des femmes et le socialisme, les problèmes méthodologiques de l'histoire des femmes, le féminisme et le moralisme, la philosophie, la politique, les entreprises de femmes, le viol, la répercussion des mouvements féministes sur l'évolution des disciplines scientifiques et noué des contacts au niveau international avec les Women's studies[24].
Michelle Perrot anime également des séminaires sur divers thèmes de l'histoire des femmes et dirige des maîtrises et des thèses de doctorat sur ces mêmes thèmes. Elle a dirigé une cinquantaine de thèses. La première fut soutenue par Marie-Jo Bonnet en sur Recherches historiques sur les relations amoureuses entre les femmes du XVIe au XXe siècle.
Dans une tribune parue dans Le Monde le , elle affirme que « l'histoire demeure une science largement virile, dans son exercice comme dans son contenu »[25].
En , elle déclare : « Dans les années 70, le social dominait chez les gens progressistes : on pensait social avant de penser genre. Et, ce que les années 70 ont fait apparaître avec éclat, c'est notamment le mouvement de libération des femmes : c'est un point-origine très important »[4].
Apport à l'histoire des femmes et à l'histoire du genre
Michelle Perrot a surtout contribué à l’émergence de l’histoire des femmes et du genre, dont elle est l’une des pionnières en France. Elle a notamment dirigé, avec Georges Duby, l’Histoire des femmes en Occident[34] (5 vol., Plon, 1991-1992)[35],[36] et a publié l’ensemble de ses articles sur la question dans Les femmes ou les silences de l’histoire, Flammarion, 2001. Pour elle, si le féminisme est une liberté universelle[37], il doit être mâtiné, contrairement au féminisme universaliste des années 1970, de différentialisme, et prendre en compte les différences de couleur de peau, de classe sociale, etc. :
« Je suis personnellement résolument universaliste… mais c'est vrai que les différences doivent être prises en compte par les gens qui vivent ces différences […] pour en prendre conscience, les faire apparaître et aller vers un universel. […] On est obligé d'aller vers un universel mais [aussi] de prendre en compte les différences : […] être femme noire ou blanche, être femme bourgeoise ou ouvrière, employée ou tout ce que vous voudrez, c'est pas la même chose et par conséquent, il ne faut pas gommer ça[4]. »
Publications
Enquêtes sur la condition ouvrière en France au 19e siècle Paris, Microéditions Hachette, 1972, 104 p (Gallica, réédition numérique).
Les ouvriers en grève, 1871-1890, Paris-La Haye, Mouton, 1974, 900 p. Réédition Ehess Tome 1, Tome 2, Tome 3.
« Délinquance et système pénitentiaire en France au XIXe siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 30, no 1, février 1975, p. 67–91 (ISSN0395-2649 et 1953-8146), DOI10.3406/ahess.1975.293588, consulté le 18 janvier 2024
L'Impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, collectif, Ed. Seuil, 1980 (ISBN2020055457)
Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, Plon, Paris, 1990-1991 (5 vol.), T1, T2, T3, T4, T5.
Images de femmes, coll. « Histoire des femmes en Occident / sous la dir. de Georges Duby », Paris, Plon, 1992, 189 p., (ISBN978-2-259-02482-2).
Les femmes ou les silences de l'histoire, Paris, Flammarion, 1998, (ISBN978-2-08-067324-4).
Réédition : Les Ombres de l'histoire : Crime et châtiment au XIXe siècle, Paris, Flammarion, coll. « Champs », , 427 p., poche (ISBN978-2-08-080059-6).
Mon histoire des femmes, Éditions du Seuil, Paris, 2006, 251 p. (ISBN978-2-7578-0797-2).
Des femmes rebelles, Olympe de Gouges, Flora Tristan, George Sand, Elyzad, Tunis, 2014 (ISBN978-9973-58-066-5).
(collectif) Qu'est-ce que la gauche ?, Cécile Amar et Marie-Laure Delorme, Fayard, 2017, (ISBN978-2-213-70458-6).
Jean-Claude Perrot, Michelle Perrot, Madeleine Rebérioux, Jean Maitron, La Sorbonne par elle-même, envoyé par Sophie Cœuré, Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Tirés à part, 2018, (ISBN979-10-351-0061-2).
George Sand à Nohant : Une maison d'artiste, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », , 464 p., (ISBN978-2-02-082076-9)[38].
Le Chemin des femmes, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2019, 1 142 p. (ISBN978-2221240298)
La place des femmes : une difficile conquête de l'espace public / Michelle Perrot ; avec la collaboration de Jean Lebrun, Textuels, DL 2020[39]
La tristesse est un mur entre deux jardins, Michelle Perrot et Wassyla Tamzali, Odile Jacob, 2021, (ISBN978-2-7381-5693-8)[40].
↑Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l’histoire, Flammarion, 1998.
↑Michelle Perrot, « Les premières expériences », Les cahiers du CEDREF. Centre d'enseignement, d'études et de recherches pour les études féministes, , p. 13–22 (ISSN1146-6472, lire en ligne, consulté le ).
↑« Michel Foucault : le malentendu. Entretien avec Michelle Perrot », dans Remi Lenoir (dir.), Michel Foucault. Surveiller et punir : la prison vingt ans après. CREDHESS, Paris, 1996, p. 154.
↑Clarisse Fabre, « "Histoire des femmes en Occident", par Clarisse Fabre », Le Monde.fr, (lire en ligne, consulté le ).
↑Sciences humaines, « Histoire des femmes en Occident », Hors-série (ancienne formule) no 42, sur Sciences Humaines, septembre-octobre-novembre 2003 (consulté le ).
Pierre Birnbaum, Philippe Roger et Laurent Jeanpierre, « Michelle Perrot : l'histoire ouverte », Critique, nos 843-844, , p. 611–612 (ISSN0011-1600, lire en ligne, consulté le ).
Philippe-Jean Catinchi, « Michelle Perrot : le genre libre », L'Histoire, no 397, , p. 17 (lire en ligne).
(en) Denise Z. Davidson, « Michelle Perrot (1928- ) », dans Philip Daileader et Philip Whalen (dir.), French Historians, 1900-2000 : New Historical Writing in Twentieth-Century France, Chichester / Malden (Massachusetts), Wiley-Blackwell, , XXX-610 p. (ISBN978-1-4051-9867-7, présentation en ligne), p. 475-485.
« L'histoire de Michelle Perrot : entretien avec Margaret Maruani et Chantal Rogerat », Travail, Genre et Société, no 8, , p. 5-20 (lire en ligne).
Dominique Kalifa, « Michelle Perrot : l’histoire ou la quête des vies perdues », dans André Burguière et Bernard Vincent (dir.), Un siècle d’historiennes, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, (ISBN9782721006349), p. 231-243
Anne Chemin, « Michelle Perrot : « Le rire masculin fait du bruit, les larmes féminines coulent en silence » », Le Monde, (lire en ligne, consulté le ).