La médecine au Tibet avant le VIIe siècle alors principalement marqué par la culture de la tradition bön, était basée sur un texte dénommé en tibétain : གསོ་རིག་འབུམ་བཞི།, Wylie : gso rig 'bum bzhi[1].
Origine indienne et influence bouddhiste
Au Ve siècle av. J.-C., la médecine est développée en Inde du Nord, notamment à Taxila, l'école du médecin Atreya(en), appelé rGyun-shes-kyi-bu en tibétain[2].
C'est au Ve siècle que deux sages médecins, un homme, Vidjaya (Vijay) et une femme, Vimala (Belha), originaires d'Inde se rendirent au Tibet. Ils y restèrent plus d'une décennie, s'employant à soigner et transmettre leur savoir[3]. Le roi du Tibet de l'époque, Lha Thothori Nyantsen, fut très touché par leur bonté et offrit une de ses filles en mariage à Vidjaya. Ils eurent un enfant, Dounggui Tor-tcho (Dungi Thorchog), qui devint un médecin célèbre. Il fonda la première lignée médicale dont le plus éminent représentant est Yutok Yonten Gonpo le jeune au XIIe siècle.
Chandranandana, disciple de Vagbhata, écrivit en sanskrit dans la continuité de l'ayurveda classique, enrichi par les siddhas indiens bouddhistes le texte du rGyud-bZhi qu'il donna au traducteur tibétain Vairotsana[4]. Il fut traduit en tibétain au VIIIe siècle et est resté le fondement de la pratique médicale et de commentaires au cours des siècles. Au XVIIe siècle, Sangyé Gyatso, régent du Tibet à l'époque du 5e dalaï-lama, en écrivit un commentaire exhaustif surpassant ses prédécesseurs par sa clarté, le Béryl Bleu[5].
Une des premières personnalités dans le développement de cette médecine fut Yutok Yonten Gonpo l'ancien (708-833), médecin renommé qui reçut de Vairotsana les « Quatre Tantras Médicaux », ouvrage connu sous le nom tibétain de rGyud-bZhi et à la base de la médecine tibétaine[6], intégrant différents éléments des médecines d'Asie, en particulier celles de Perse, de l'Inde et de la Chine. Cet ouvrage comprend un total de 156 chapitres sous la forme de 80 peintures ou thangkas. Il fut modifié et complété par les générations suivantes.
Rinchen Zangpo (958-1055) est le plus prolifique traducteur de textes médicaux indien. Avec l'aide de l'Indien Jalandhara, il traduisit le traité de médecine ayurvédiqueAshtanga Hridaya(de) de Vagbhata et son commentaire par Chandranandana, ainsi que le traité de médecine vétérinaire en hippiatrie les principes de la médecine des chevaux[7].
Zhalu Lotsawa Chokyong Zangpo (1441-1528) traduisit le Trésor des racines de Nagarjuna qui concerne les traitements de maladies neurologiques, dermatologiques, oculaires et psychosomatiques[7].
En 1126, naît le 13e descendant de Yutok Yonten Gonpo, Yuthok Sarma Yonten Gonpo. Considéré comme l'un des plus grands médecins après son ancêtre, il étudia longuement la médecine, notamment en Inde et au Népal, et modifia et compléta le rGyud-bZhi. Il fit un tableau décrivant la réparation d'une fracture osseuse et compila une série d'images anatomiques d'organes internes.
Institutions d'enseignement
Le 5e dalaï-lama fonde au monastère de Drépung la première école de médecine à Ganden Phodrang[8].
Le Men-Tsee-Khang fut fondé en 1916 par le 13e dalaï-lama[13]. Cette même année, ce dernier nomma Khyenrab Norbu directeur du collège médical de Chakpori, et du Men-Tsee-Khang[14]. Celui-ci serait issu de la transformation du monastère de Tengyeling par le 13e dalaï-lama. Le gouvernement tibétain finança les cours aux étudiants et fournit une médecine gratuite aux personnes pauvres[15].
Les médecins tibétains furent persécutés à partir de 1959. La pratique de la médecine tibétaine fut interdite, et des médecins renommés comme Tenzin Choedrak furent emprisonnés[16]. Détenu à partir de 1959 et pendant près de 22 ans, ce dernier s'enfuit à Dharamsala en 1980, où il rejoignit le 14e dalaï-lama[17].
Selon l'anthropologue médical Craig R. Janes, durant la révolution culturelle, de nombreux médecins tibétains étaient qualifiés d’ennemis de classe, ils subirent des traitements particulièrement sévères, envoyés dans des camps de travail, il leur était interdit de pratiquer la médecine. En 1973, selon cet autreur, la médecine tibétaine avait presque totalement disparu[18].
Le Dr. Lobsang Wangyal fut emprisonné après le soulèvement tibétain de 1959. Il utilisa ses connaissances médicales pour soigner les malades et les blessés en prison, et put ainsi survivre à la révolution culturelle[19].
Description de la médecine traditionnelle tibétaine
Principes
La médecine tibétaine est un système médical traditionnel qui repose sur une méthode complexe de diagnostic, incorporant des techniques telles que l'examen du pouls et de l'urine[20]. Le médecin tibétain (amchi) donne des conseils de modification de comportement et d'alimentation. Des médicaments confectionnés à partir de plantes médicinales et de minéraux ; des thérapies physiques comme l'acupuncture tibétaine ou la moxibustion sont utilisées pour traiter le malade.
Le système médical tibétain est basé sur une synthèse des savoirs indien (ayurveda), persan, grec, indigène tibétain, et les systèmes médicaux chinois. Il continue à être pratiqué au Tibet, en Inde, au Népal, au Sikkim, au Bhoutan, au Ladakh, en Sibérie, en Chine, en Mongolie et en Bouriatie, de même que plus récemment dans des parties de l'Europe et d'Amérique du Nord. Il est lié à la tradition bouddhiste selon laquelle toute maladie résulte en définitive de «trois poisons» de l'esprit : le désir excessif, la haine et l'ignorance.
La médecine tibétaine met en avant une définition spécifique de la santé dans ses textes théoriques. Pour être en bonne santé il est nécessaire de maintenir un équilibre entre trois éléments ou « humeurs » : rLüng (pron. loong, le vent), mKhris pa (pron. tri-pa, la bile), et bad-kan (pron. paie-gen, le phlègme)[20]
rLüng est la source permettant à notre corps de faire circuler des substances physiques (par ex. le sang), l'énergie (par ex. les impulsions du système nerveux), et ce qui n'est pas physique (par ex. les pensées)[20]. Il y a cinq catégories distinctes de rLung, chacune avec un emplacement et une fonction spécifique : srog-'dzin rLung, gyen-rGyu rLung, khyab-byed rLung, me-mNyam rLung, thur-sel rLung.
mKhris-pa est relié au feu et à la chaleur, c'est la source de fonctions telles que la thermorégulation, le métabolisme, la fonction du foie et l'intelligence discriminative[20]. Il y a cinq catégories distinctes de mKhris-pa, chacune avec des emplacements et les fonctions spécifiques : 'ju-byed mKhris-pa, sGrub-byed mKhris-pa, mDangs-sGyur mKhris-pa, mThong-byed mKhris-pa, mDog-sel mKhris-pa.
Bad-kan est relié à la fois à l'eau et à la terre[20]. Il est de nature froide, et est la source de fonctions telles que la digestion, l'entretien de notre structure physique, la santé de nos articulations et notre stabilité mentale. Il y a cinq catégories distinctes de Bad-kan, chacune avec son emplacement et sa fonction spécifique : rTen-byed bad-kan, myag-byed bad-kan, myong-byed bad-kan, tsim-byed bad-kan, 'byor-byed bad-kan.
Traitements
La médecine tibétaine comporte quatre types principaux de traitements :
Cette médecine traditionnelle utilise jusqu'à deux mille types de plantes et cinquante minéraux[23].
Efficacité
Il n'y a pas encore de consensus des spécialistes sur l'efficacité de la médecine tibétaine. Certains y voient de nouvelles thérapies, d'autres sont sceptiques. La plupart louent cependant la qualité de la relation des médecins tibétains avec leurs patients, supérieure à la relation impersonnelle qui marque trop souvent la médecine contemporaine. De plus, comme pour d'autres systèmes médicaux, certains des patients traités par la médecine tibétaine recouvrent effectivement la santé, ce qui augmente la confiance en l'efficacité du système médical tibétain dans son ensemble[24].
Selon Marianne Winder, spécialiste de l'histoire de la médecine tibétaine mais sans formation dans le domaine médical, pour nombre de maladies psychosomatiques et chroniques, la médecine tibétaine s'est révélée plus efficace que les méthodes occidentales. Étant une méthode holistique, elle est plus adaptée au diagnostic des causes psychosomatiques des maladies. Ses remèdes à base de plantes ont moins d'effets secondaires que les médicaments de synthèse modernes[25].
L'efficacité de la médecine traditionnelle tibétaine a été passée en revue en 2013[26] ; la méta-analyse qui en est ressortie pointe l'insuffisance des données pour conclure de façon certaine. La pharmacopée utilisée suscite cependant un intérêt, les plantes utilisées en phytothérapie pouvant s'avérer efficace lors des essais cliniques. Elles peuvent être étudiées seules ou en combinaison, comme le padma 28[27], une association d'une vingtaine de plantes[28].
La médecine traditionnelle tibétaine dans le monde
En Chine
Créé en 1977, l'Institut de médecine tibétaine de Lhassa a un service de consultation externe et un service d'hospitalisation, un centre d'enseignement d'astrologie médicale, un atelier de préparations médicales, un musée abritant des tankas médicales[29].
Refondé à Darjeeling en Inde, l'Institut Chakpori de médecine tibétaine forme des médecins tibétains. On y enseigne et développe aujourd'hui la médecine tibétaine en exil[30].
Après l'intervention militaire de la Chine en 1950 et l'exil de 80 000 Tibétains en 1959 en Inde, une bonne part du savoir médical tibétain a pu être sauvegardée, notamment à Dharamsala. En 1961, le 14e dalaï-lama y fonda un Institut de médecine tibétaine, le Tibetan Medical and Astrological Institute ou TMAI (tibétain : Men-Tsee-Khang). Le DrYeshi Dhonden fut le premier directeur de l'institut. On y enseigne et développe aujourd'hui la médecine tibétaine en exil[31].
Des recherches y sont menées, notamment sur le traitement du cancer, des rhumatismes et du diabète. L'institut abrite également un centre pharmaceutique produisant les médicaments de la pharmacopée traditionnelle. Quarante-sept antennes de l'institut sont réparties sur l'ensemble du territoire indien.
En Occident
La médecine indienne a influencé la médecine occidentale lors de sa genèse, en même temps que la médecine tibétaine, au Ve siècle av. J.-C., d'où certaines similarités. L'empire achéménide est alors à son apogée et s'étend du nord de l'Inde aux frontières de la Grèce, conduisant à des échanges culturels et économiques. Si l'ayurveda a donné au Tibet la théorie des trois éléments vent, bile et phlegme à équilibrer, elle s'est transformée en Grèce[32] en la théorie des humeurs[33], Hippocrate adaptant le système indien de 3 humeurs et 5 éléments en un système à 4 humeurs et 4 éléments, plus conforme à la philosophie occidentale.
La médecine mongole traditionnelle s’est développée en remplaçant ses aspects chamaniques par des théories et pratiques de la médecine tibétaine traditionnelle. Cette dernière commença à être connue des Mongols au XVIe siècle, au moment où le lamaïsme devenait la religion principale des Mongols. Durant les siècles, le bouddhisme tibétain influença non seulement la vie quotidienne et la pratique religieuse des Mongols, mais aussi la formation des médecins mongols[35].
Selon Terry Clifford, l'ayurveda mongol est en fait la médecine tibétaine bouddhique, et il a survécu en URSS[36].
Candidature à l'inscription de la médecine traditionnelle tibétaine au patrimoine culturel immatériel de l'humanité
En février 2014, la Chine annonce avoir demandé l'inscription de la médecine traditionnelle tibétaine à la liste du patrimoine culturel immatériel de l'humanité de l'UNESCO[37].
L'Inde qui préparait son dossier depuis des années selon le ministère indien de la Culture a également déposé une candidature sous le nom de Sowa-Rigpa en mars 2017. Les deux dossiers seront examinés en 2018 par l'UNESCO [39].
↑(en) « History of Tibetan Medicine » (consulté le ), Men-Tsee-Khang, Official Website of the Tibetan Medical & Astrology Institute of H. H. The Dalai Lama, 2008.
↑(en) « Rev. Khyenrab Norbu (1883-1962 A.D.) » (consulté le ), Men-Tsee-Khang, Official Website of the Tibetan Medical & Astrology Institute of H. H. The Dalai Lama, 2008.
↑(en) Tibet: Human Rights and the Rule of Law, Commission internationale de juristes, Genève, décembre 1997, p. 128, citant Craig R. Janes, The Transformations of Tibetan Medicine, Medical Anthropology Quarterly, New Series, Vol. 9, no 1 (Mar., 1995), p. 6-39.
↑(bo + en) Yuthok Yonten Gonpo, rGyud-bZhi, Dharamsala, Inde, Men Tsee Khang Publications (ISBN81-86419-62-4), Dans le cinquième chapitre du premier des Quatre Tantra Médicaux, en tibétain le "rGyud-bZhi". Ce cinquième chapitre décrit les quatre types de traitements: conseils alimentaires, conseils comportementaux, les pilules et poudres et autres médicaments à base de plantes et de diverses substances médicinales, et les thérapies externes dont le massage Kou Nyé, la moxibustion, l'application de ventouses en cuivre, la balnéothérapie, l'acupunture tibétaine, etc. Extrait du rGuyd bZhi : "Les quatre méthodes thérapeutiques des désordres sont: l'alimentation, le comportement, les médicaments et les thérapies externes." (traduction personnelle du tibétain)
↑Matthew Kapstein, Les Tibétains, traduit de l'anglais par Thierry Lamouroux, Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. 393-394 : « Quant à savoir le véritable niveau d'efficacité de la médecine traditionnelle tibétaine, et ses limites, aucun consensus clair n'est encore parvenu à émerger chez ceux qui ont fait l'objet de leurs recherches. Alors que certains louent son potentiel à offrir au monde moderne une nouvelle voie thérapeutique, d'autres expriment leur scepticisme. Néanmoins, dans la mesure où la plupart d'entre eux se sont montrés favorablement impressionnés par la qualité de la relation humaine tissée entre les docteurs tibétains et leurs patients, certains verraient bien là un amendement salutaire au caractère froid et impersonnelle qui marque tant la médecine contemporaine. [...] Nous pourrions également ajouter qu'à l'instar des autres systèmes médicaux, certains des patients se faisant soigner par la médecine tibétaine recouvrent effectivement la santé. Un fait qui, outre la satisfaction qui s'ensuit, accentue d'autant la confiance que l'on porte à l'efficacité du système dans son ensemble »
↑Marianne Winder, Tibetan Medicine, its Humours and Elements, Bulletin of Tibetology, N 1, 1994 p. 11-25 : « In most psychosomatic conditions and in chronic cases Tibetan medicine has been found more effective than western methods. And, being a holistic method of healing it is better capable of diagnosing psychosomatic causes for diseases. And, as you well know herbal remedies have far less side effects than the modern synthetic medicines ».
↑(en) K. Philip Reuter, Thorolf E. R. Weißhuhn et Claudia M. Witt, « Tibetan Medicine: A Systematic Review of the Clinical Research Available in the West », Evidence-Based Complementary and Alternative Medicine, vol. 2013, , p. 1–16 (ISSN1741-427X, PMID23662117, PMCIDPMC3638583, DOI10.1155/2013/213407, lire en ligne, consulté le )
↑ (en) « A Dark Period in Tibetan History » (consulté le ), Men-Tsee-Khang, Official Website of the Tibetan Medical & Astrology Institute of H. H. The Dalai Lama, 2008.
↑(en) Kletter Christa, Glasl Sabine, Thalhammer Theresia, Narantuya Samdan, « Traditional Mongolian Medicine : A Potential for Drug Discovery » (consulté le )Scientia Pharmaceutica(en) 2008;76(1):49-63 : « Based on Mongolian folk medicine, Traditional Mongolian Medicine had developed by replacing many shamanistic practices with medical theories, techniques and medication of Traditional Tibetan Medicine. […] Traditional Tibetan Medicine was introduced to the Mongols in the 16th century when Lamaism became the leading religion. For centuries, Tibetan Buddhism had influenced the daily life and the religious practice of the Mongolians as well as the medical education of the Mongolian physicians. »
(en) Gyalpo Dawa, A clear mirror of Tibetan medicinal plants, préface du dalaï-lama, Linda C. Moore, Enrico Del Vico, Volume 1, Éditeur Tibet domani (Rome), 1999, 375 pages, (ISBN88-900533-1-3)
(en) Janet Gyatso, Being Human in a Buddhist World: An Intellectual History of Medicine in Early Modern Tibet, Columbia University Press, 2015, (ISBN0231538324 et 9780231538329)