La frontière linguistique mosellane sépare le département de la Moselle en deux régions linguistiques qui sont de taille à peu près égale au milieu du XXe siècle[N 1] :
D'après les travaux d'Alain Simmer, qui reprennent en partie ceux de Hans Witte(de), cette frontière linguistique est très ancienne ; ses racines remonteraient à l'époque de l'Empire romain avant les grandes invasions du Ve siècle[1]. Selon M. Martino, la frontière linguistique est « mise en place » au Ve siècle[2].
Avant l'avènement de l'Empire romain, le territoire qui deviendra la Moselle était déjà habité depuis près de cinq siècles par les Celtesmédiomatriques[3] qui parlaient au minimum le gaulois. M. Raepsaet suppose que, à l'arrivée de César, les Trévires et les Médiomatriques parlaient possiblement le « vieux teuton » et que la langue gauloise ne fut importée chez ces peuples qu'après leur destruction presque complète et leur remplacement par des colonies[4].
D'après Laurent Martino, les dialectes franciques du département mosellan ont pour origine les Francs et leur langue installés en Lorraine à la suite des grandes invasions[2]. Selon Alain Simmer, les divers dialectes de la partie germanophone de la Moselle sont issus des parlers celto-germaniques de la Gaule belgique et non de la langue de l'envahisseur Franc[1]. Sachant que, dans le reste de la France, les Francs n'ont pas imposé leur langue aux Gallo-romains[5], fait qui s'expliquerait par le faible nombre des conquérants francs par rapport aux Gallo-romains[6].
Concernant cette époque, Augustin Calmet fait la remarque suivante : « Le Pays de Trèves, comme plus voisin de l'Allemagne, a toujours conservé ; au moins parmi le peuple et à la campagne, la langue allemande. Ceux de Metz, de Toul et de Verdun ont imité le reste de la France, où s'est formée une langue particulière, composée d'un latin corrompu et de quelques mélanges de langue franque ou tudesque. »[7].
Cette frontière linguistique était fixée à un moment donné entre Puttigny et Vannecourt[8].
Paul Levy dans "Histoire linguistique d'Alsace et de Lorraine" associe le tracé le plus récent de cette frontière aux points fortifiés de la route Metz-Strasbourg. Effectivement, on remarque que cette frontière au nord de Metz coïncide avec celle du comté de Luxembourg, Metz et ses environs restant plus en relation administrative, militaire et économique avec le monde roman (garnisons d'expression romane). Paul Levy écrit "la propagation d'une langue appartient (..) au domaine de la colonisation intérieure", bien loin de l'idée d'une frontière linguistique résultant directement des "grandes invasions". En fait, cette frontière, s'est déplacée d'ouest en est au fil des siècles, sous la poussée romane, surtout une poussée militaire et administrative se traduisant par l'installation de personnels et de leur famille de langue romane. Ce n'est pas l'idée d'envahisseurs germaniques qui auraient importé leur langue jusqu'à cette frontière mais, au contraire, celle d'une avancée romane qui aurait sans cesse repoussé cette frontière.
À la fin du XVIe siècle, d'après Hans Witte(de), la frontière linguistique passait par : Hussigny, Thil, Tiercelet, Brehain-la-Ville, Boulange, Fontoy, Lommerange, Hagondange, Luttange, Hessange, Saint-Hubert, Marcourt, Chémery, Brulange, Château-Bréhain, Dalhain, Haboudange, Hampont, Donnelay, Maizières-lès-Vic, Hellocourt, Ibigny, Hattigny, Saint-Quirin, Turquestein[1].
XVIIe siècle
Stable jusqu'alors, différents événements vont désormais modifier l'usage des langues et le tracé de la frontière.
D'abord la guerre de Trente Ans (surtout dans le Sud-Est du département et à l'Ouest de Thionville)[9], car la région est tellement dévastée en 1648 qu'il faut faire appel à des colons, notamment picards[N 4] et savoyards, pour repeupler la région, en particulier le secteur de Dieuze[10]. Mais il est également important de noter par ailleurs que de très nombreux colons d’origines germaniques diverses et notamment des régions de montagne où la terre cultivable était insuffisante (Suisse alémanique, Tyrol, Bavière, Bataves, etc.) sont venus s’implanter dans les régions germanophones de la Moselle, et se sont parfaitement intégrés dans la mesure où leurs langues ou dialectes d'origine, n’étaient pas très éloignés de la langue francique lorraine. Après cette guerre, Les localités de Rédange, Russange et Nondkeil devinrent quasiment des enclaves linguistiques.
En 1685, une ordonnance de Louis XIV n'autorise que le français pour les actes officiels, mais elle ne peut plus être appliquée après le retour du duc Léopold sur ses terres lorraines.
La Révolution française, divisée à ses débuts (voir les cahiers de doléance de Forbach), impose l'usage du français après la prise de pouvoir des jacobins. En 1790, plusieurs communes du District de Longwy étaient toujours germanophones d'après une citation lors de débats sur les futures limites départementales : « Une partie considérable des paysans et des communautés entières des districts de Thionville et de Longwy ne parlent qu'allemand et on ne pense pas à proposer de les retirer du département de Metz »[12].
XIXe siècle
Napoléon III prend des mesures radicales pour faire progresser le français au détriment du francique (politique scolaire en particulier)[13]. Les épidémies de choléra du XIXe siècle auraient fait reculer légèrement la frontière linguistique dans l' arrondissement de Thionville[14].
En 1843, les communes suivantes sont signalées comme bilingues : Albestroff, Marimont-lès-Bénestroff, Bénestroff, Guinzeling, Nébing, Vahl-lès-Bénestroff, Lostroff[10].
Dans son dictionnaire topographique du département rédigé en 1868, concernant donc la Moselle dans ses anciennes frontières, Ernest de Bouteiller indique que la frontière linguistique commence à Mont-Saint-Martin et qu'elle suit une ligne jusqu'à Uckange, puis d'Uckange à Grostenquin[15].
Prosper de Haulleville, qui se base sur trois sources allemandes[16],[17],[18], dit en 1870 que la ligne de démarcation entre les communes de langue allemande et les communes de langue française est indiquée par « une bande de territoire qu'on peut appeler mixte », parce qu'elle est à cette époque entièrement francisée[19]. Elle commence en Moselle près de Longwy et de Hussigny, passe à Audun-le-Tiche et Ottange, laisse Havange à droite pour suivre la route de Fontoy qui va à Hayange et à Uckange puis, entre Uckange et Volmerange-lès-Boulay, la frontière linguistique forme un arc de cercle dont Bettelainville est le sommet. Elle suit la vallée de la Nied de Volmerange-lès-Boulay jusqu'à Faulquemont, pour atteindre la limite du département de la Meurthe près de Grostenquin, Landroff, ou Bérig[19]. Dans le département de la Meurthe, la frontière linguistique part de la source de la Sarre entre la Sarre rouge et la Sarre blanche près de Saint-Quirin, passe à Niderhoff, Lorquin, Ibigny, Azoudange, Languimberg, Bisping, Lostroff, Bourgaltroff et atteint près de Rodalbe la limite du département de la Moselle[19].
Le recul prend une ampleur décisive, lorsqu'après la Seconde Guerre mondiale, le francique est teinté d'une connotation péjorative en raison de sa parenté avec l'allemand. D'après l'INSEE, l'usage du francique aurait beaucoup régressé depuis quelques décennies et ne se maintiendrait que près de la frontière politique.
D'après l'association CBL-ZuZ, au début des années 2010, les derniers dialectophones habitant sur le long de la frontière linguistique sont pour un certain nombre très âgés[21].
En 2016, il persiste encore des particularismes assez forts liés au bilinguisme sur certaines parties du Sud-Est du département, pouvant limiter certaines coopérations intercommunales[22].
On peut noter trois changements récents ou assez récents :
1 Le recul de la grande industrie d'après guerre (HBL)[23], dirigée depuis Paris, encadrée par des cadres francophones et accompagnée d'une immigration française nivelant le parler local [24] et l'attraction de l'Allemagne, en termes d'emplois renforce considérablement les chances de la langue allemande dans la région, tandis que dans le reste de la France, l'Allemand devient une langue rare (en 2020).
2 Le Land de Sarre a opté récemment pour le bilinguisme (franco-allemand) systématique de sa population[25]. En même temps, les religions catholique-lorraine et protestante-sarroise n'ont plus la prégnance de jadis qui limitait les croisements.
3 Il semble que très récemment (en 2020) le gouvernement français soit devenu plus souple[réf. nécessaire] sur la question des langues régionales.
Notes et références
Notes
↑En 1945, d'après Maurice Toussaint, sur les 763 communes du département de la Moselle 370 étaient « germaniques », 30 « bilingues » et 363 « françaises » (cf. La frontière linguistique en Lorraine, Paris, 1955).
↑Également appelée « Moselle francique », « Moselle thioise », ou encore Lorraine allemande (cette dernière appellation est courante du XIIIe au XIXe siècle tant dans la population que dans l'administration). L'appellation de « Moselle francique » est apparue dans la seconde moitié du XXe siècle et, à cause du mot « francique », ne tient pas compte de la zone de parler alémanique.
↑Plusieurs familles de Picards, envoyées dans la châtellenie de Dieuze, s'établirent dans les villages abandonnés et en 1697, on en comptait plus de 40. Leur origine n'était pas encore oubliée dans le canton, longtemps après la réunion de la Lorraine à la France, et les indigènes ne voyaient pas de bon œil ces étrangers (cf. Lepage, Le département de la Meurthe : statistique historique et Administrative, 1843).
Références
↑ ab et cAlain Simmer, Peuplement et langues dans l'espace mosellan de la fin de l'Antiquité à l'époque carolingienne, Université de Lorraine, 2013 (lire en ligne)
↑ a et bLaurent Martino, Histoire chronologique de la Lorraine : des premiers Celtes à nos jours, Nancy, 2009, (ISBN9782355780387), p. 31
↑Pascal Flotté et Matthieu Fuchs, Carte archéologique de la Gaule : 57/1 Moselle, Paris, 2004 (ISBN2877540871)
↑Institut archéologique du Luxembourg, Annales de l'Institut archéologique du Luxembourg, Arlon, 1894, p. 157
↑Peter A. Machonis, Histoire de la langue : du latin à l'ancien français, University Press of America, 1990, p. 111
↑Département de l'instruction publique, Journal de l'instruction publique, volume 3, Montreal, 1859, p. 173
↑Augustin Calmet, Histoire ecclésiastique et civile de Lorraine, tome 1, 1728.
↑Marie-Jeanne Demarolle, Frontières en Europe occidentale et médiane de l'Antiquité à l'an 2000, Metz, 2001 (ISBN2857300263)
↑ a et bHenri Lepage, Le département de la Meurthe : statistique historique et administrative, Nancy, Peiffer, 1843
↑Henri de Sybel, Les droits de l'Allemagne sur l'Alsace et la Lorraine, Bruxelles, 1871
↑Jean-Louis Masson, Histoire administrative de la Lorraine : des provinces aux départements et à la région, Paris, éditions Fernand Lanore, 1982
↑Pétition en faveur de l'enseignement simultané du Français et de l'Allemand dans les écoles primaires de la Lorraine Allemande, Strasbourg, imp. de Le Roux, 1869
↑Denis SCHNEIDER, L’impact de la frontière linguistique dans le département de la Moselle au XIXe siècle, 2013, p. 7 et 8 (lire en ligne)
↑M. Bouteiller, Dictionnaire topographique de l'ancien département de la Moselle, rédigé en 1868 sous les auspices de la Société d'archéologie et d'histoire de la Moselle, Paris, Imprimerie nationale, § 12 : « Ethnographie et linguistique ».
↑(de) Special Karte der deutsch französischen Grenzländer mit Angabe der Sprache bearbeitet von Heinrich Kiepert, Berlin, Dietrich Reimer, 1867
↑(de) Völker und Sprachenkarte von Deutschland und den Nachbarländern im jahre 1866 zusammengestellt von H. Kiepert, Berlin, Dietrich Reimer, 1867
↑(de) Richard Böckh, Der Deutschen Volkszahl und Sprachgebiet in den europaeischen Staaten. Ein statistische Untersuchung, Berlin, 1870
↑ ab et cProsper de Haulleville, « Les frontières linguistiques entre l'Allemagne et la France », dans Revue générale, nouvelle série, tome 2, Bruxelles, Charles Lelong, 1870
↑ a et b(de) Constant This, Die deutsch-französische Sprachgrenze in Lothringen, Straßburg, Heitz, 1887, p. 23 et 24
↑Préfet de la Moselle, Schéma départemental de la coopération intercommunale de la Moselle, 31 mars 2016, p. 32
↑L'effectif des HBL est de 46.748 personnes en 1957 (sources administratives des HBL) ; le dernier puits de mines est fermé en 2004 (La Houve).
↑Ingénieurs presque tous issus d'école françaises du Nord, de Saint-Etienne, ..., Aveyronnais, mineurs du nord, Italiens qui sont devenus plus vite francophones que dialectophones. Cela a abouti à un recul historique de la pratique des langues germaniques, dans la région.
Alain Simmer, Aux sources du germanisme mosellan : La fin du Mythe de la colonisation franque, Metz, 2015 (ISBN979-10-90282-05-6)
Colette Méchin, Frontière linguistique et frontière des usages en Lorraine, Université de Nancy 2, Presses Universitaires de Nancy, 100 p. , 1999 (lire en ligne)
Gérard Boulanger, Jean-Louis Kieffer, Hans Joachim Kühn, Petite Histoire de la langue francique - Kurze Geschichte der fränkischen Sprache, 52 p., bilingue français - allemand, avec cartes géographiques, édité par Gau un Griis en 1997 (OCLC908687749).
(en) Stephanie Hughes, Bilingualism in North-East France with specific reference to Rhenish Franconian spoken by Moselle Cross-border (or frontier) workers, Université d'Anvers, Belgique, 2005 (lire en ligne)
Marie-Noële Denis, Frontières culturelles, linguistiques, politiques : à propos de l'habitat rural traditionnel dans l'est de la France (lire en ligne)
Maurice Toussaint, La Frontière linguistique en Lorraine, les fluctuations et la délimitation actuelle des langues française et germanique dans la Moselle, 1955 (BNF31487280)
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(de) Hans Witte, Deutsche und Keltoromanen in Lothringen nach der Völkerwanderung, die Entstehung des deutschen Sprachgebietes, 1891 (BNF31660918)
(de) Hans Witte, Das deutsche Sprachgebiet Lothringens und seine Wandelungen von der Feststellung der Sprachgrenze bis zum Ausgang des 16. Jahrhunderts, 1894 (BNF31660917)
(de) Martina Pitz, Genuine Übersetzungspaare primärer Siedlungsnamen an der lothringischen Sprachgrenze, Onoma 36, 2002