Ces énormes pièces d'artillerie furent utilisées pour toutes les offensives alliées sur le front occidental, leurs batteries organisées pour former administrativement des régiments d'artillerie lourde à grande puissance (RALGP). Progressivement dissous après l'armistice de 1918, ces unités sont remises sur pied lors de la mobilisation de 1939 pour disparaître définitivement pendant l'été 1940.
Une course aux armements
Au début de la Première Guerre mondiale, la stabilisation du front occidental de septembre à — commençant sur le flanc droit français en Alsace-Lorraine et se terminant sur le flanc gauche en Flandre — transforme le conflit en une guerre de tranchées, comparée à l'époque à un gigantesque siège. Les belligérants se retrouvant dans une double impasse tactique et stratégique, ils cherchent une solution en développant notamment l'artillerie : cette dernière adapte donc progressivement son matériel, son organisation et sa doctrine d'emploi.
L'artillerie de campagne française complète les milliers de canons de 75 mm par de l'artillerie lourde, composée essentiellement par quelques centaines de canons aux calibres 105, 120 et 155 mm (les vieux 120 modèle 1878 et 155 modèle 1877, mais aussi les plus modernes 105 modèle 1913 et 155 modèle 1917). Pour défoncer les retranchements allemands (villages fortifiés, abris-cavernes ou redoutes bétonnées) et frapper à longue portée (gares, carrefours routiers ou batteries lourdes), le Grand Quartier général (GQG) demande le au ministère français de la Guerre des pièces encore plus puissantes, en récupérant celles de l'artillerie navale et de l'artillerie de côte. Étant donné la masse de ces canons, ils doivent être placés sur des plateformes bétonnées ou sur des châssis ferroviaires[1]. Un premier groupe de canons de 19 cm de côte est formé, il est enrichi par l'arrivée de pièces de 240 mm ou de 270 mm[2] de côte, dont les batteries sont progressivement envoyées au front. En , un gros (sa masse est de 53 tonnes) canon G de 240 mm modèle 1884 sur son affût circulaire est transféré de Calais à Pérouse (au bois des Fourches, à l'est du fort de la Justice) pour défendre le camp retranché de Belfort en cas de siège ; puis en , quatre canons de 24 cm modèle 1870-1887 de la batterie des Couplets près de Cherbourg sont envoyés au front, malgré la colère de l'amiral préfet maritime[3].
Le , le GQG établi une liste des canons à grande puissance qu'il souhaite ; ce programme est approuvé par le ministre de la Guerre le , qui passe commande auprès des arsenaux et des industriels : un canon de 305 mm de marine, deux 274 mm de marine, huit 240 mm de côte et douze 19 cm de côte[4]. Si les canons de marine doivent être d'abord tourillonnés, tous doivent être montés sur un affût, qu'il soit ferroviaire (sur affût-truck) ou à échantignolles (une structure fixe en bois). Ces canons n'arrivent sur le front qu'au début de l'année 1915, constituant des batteries au sein des régiments d'artillerie à pied ou de groupes autonomes, affectés temporairement par le GQG aux différentes armées, complétés par quatre péniches-canonnières dès et seize autres canons de 240 mm en . Un nouveau programme de construction est lancé le pour atteindre un total de 201 pièces (dont huit de 400 mm), augmenté les , , et (ce dernier pour 318 nouvelles pièces) : les industriels ont du mal à satisfaire ces commandes, étalant les livraisons sur un voire deux ans.
Organisation de l'ALGP
Le 28juin 1915 est créé un commandement de l'artillerie lourde à grande puissance (ALGP), regroupant l'artillerie lourde sur voie ferrée (ALVF), les péniches et plusieurs autres gros tubes, le tout confié au général Vincent-Duportal, avec mission d'assurer la formation et de fixer les conditions d'emploi. L'ensemble est affecté à la réserve générale d'artillerie lourde lors de la création de cette dernière le 14février 1917.
Les différentes batteries sont regroupées pour former six puis huit régiments d'artillerie lourde à grande puissance (RALGP, prenant les nos 70 à 78)[5] gardés en réserve, en complément d'une partie de l'artillerie lourde de campagne organisée en régiments d'artillerie lourde hippomobile (RALH) ou tractée (RALT), l'autre partie étant dispersée dans les divisions, corps d'armée et armées. Le 70e RALGP a la particularité d'être spécialisé uniquement dans la construction des voies ferroviaires à écartement normal, dont dépend le transport et le ravitaillement en munitions de toute l'ALGP.
Armement
Les trois calibres les plus utilisés pour l'ALGP furent les 190, 240 et 320 mm, essentiellement des canons de côte modifiés (les dénominations 19, 24 et 32 cm indiquent que les frettes sont en fonte, enserrant le tube en acier). S'y rajoutent huit obusiers de 370 mm modèle 1915 et douze de 400 mm modèles 1915 et 1916, qui sont des canons de marine (de 305 mm et de 340 mm) réalésés : ils défoncèrent le fort de Douaumont en , les tunnels du mont Cornillet en et du Mort-Homme en .
Au moment de l'armistice, un obusier de 520 mm modèle 1916 est disponible (son jumeau a explosé le 27juillet 1918 lors d'un tir d'essai à Saint-Pierre-Quiberon), le développement d'une pièce très longue portée (TLP) est en cours (chemisage d'un 340 mm avec un tube plus étroit et très long), tandis que le nouveau 220 mm long modèle 1917 Schneider commence à être livré.
Pour les matériels d'artillerie lourde sur voie ferrée (ALVF), le type d'affût-truck (souvent écrit « truc » à l'époque) dépend de leur masse. Les pièces jusqu'au 240 mm sont montées sur des affûts tous azimuts (TAZ) pivotants, ancrés au sol par des vérins. Les pièces les plus lourdes sont fixées sur des affût-poutres qui ne peuvent tirer que dans l'axe de la voie : un tronçon courbe, appelée épis, sert de circulaire de pointage en direction. Pour les modèles à glissement, le recul est freiné par des traverses en chêne frottant sur des poutrelles parallèles aux rails[6]. Pour les modèles à berceau, le tube glisse dans celui-ci, pour revenir ensuite en position[7].
Quelques pièces terminèrent le conflit aux mains des troupes allemandes, notamment celles capturées le car trop lentes à évacuer : deux canons de 16 cm, six de 19 cm, 14 de 240 mm, trois de 274 mm, un de 305 mm et quatre de 340 mm[9].
L'armistice du rendit subitement l'ALGP inutile ; toute l'ALVF fut donc rapidement regroupée dans un seul régiment[10]. Le matériel surnuméraire est stocké en entrepôts, voire temporairement à l'air libre. La période de l'entre-deux-guerres fut consacrée à un peu d'entretien et d'exercice.
Les RALGP furent remis en activité lors de la mobilisation d'août à , plusieurs batteries prenant position en arrière de la ligne Maginot. Après quelques rares tirs, faute d'objectifs à leur mesure, l'évacuation des canons fut ordonnée en , avant dissolution des unités. Plusieurs tubes capturés par l'Armée allemande ou remis après l'armistice furent réemployés sur le front de l'Est ainsi que sur le mur de l'Atlantique.
Notes et références
↑Demande de Joffre au ministre du et réponse du 24, AFGG 1931, tome 2, annexe no 66 et 68, p. 46-48 et 49-51.
↑ministère de la Guerre, Règlement de manœuvre de l'artillerie : titre V7, description et entretien des matériels sur affût-truc à glissement à deux bogies et de leurs munitions, Paris, Imprimerie nationale, , 112 p., p. 2 et 50,
lire en ligne sur Gallica.
Capitaine Leroy, Historique et organisation de l'artillerie : l'artillerie française depuis le 2 août 1914, École militaire de l'Artillerie, , 199 p., lire en ligne sur Gallica.
Colonel Louis Maurin, Artillerie lourde sur voie ferrée, Centre d'études tactique d'artillerie, .
Pierre Touzin, François Vauvillier et général Guy François, Les Canons de la Victoire 1914-1918, Paris, Histoire et Collections, coll. « Les matériels de l'armée française » (no 3, 4 et 5), 2008-2010, trois tomes :
op. cit., t. 1 : L'Artillerie de campagne : pièces légères et pièces lourdes, Paris, Histoire et collections, (réimpr. 2008), 65 p. (ISBN978-2-35250-106-0, BNF42072416) ;
op. cit., t. 3 : L'Artillerie de côte et l'artillerie de tranchée, , 67 p. (ISBN978-2-35250-161-9).
Règlement provisoire de manœuvre de l'obusier de 370, , 65 p., in-16, lire en ligne sur Gallica.
Inspection Générale de l'Artillerie, Bulletin de renseignement de l'artillerie : mars 1918, vol. 6, Paris, Imprimerie nationale, , 123 p. Grand Quartier Général, lire en ligne sur Gallica.
Ministère de la guerre, Règlement de manœuvre de l'artillerie. Première partie. Titre V10. Description et entretien des matériels et des munitions de 340 Mle 12 et de 370 Mle 75-79 sur affût-truc à glissement à 4 bogies. Approuvé par le Ministre de la guerre le 6 janvier 1927, Paris, Imprimerie nationale, , 140 p.lire en ligne sur Gallica.