Annelise Else Frieda Fleischmann est née à Berlin le , dans une famille aisée. Son père, Siegfried Fleischmann, est un fabricant et commerçant de meubles de qualité et sa mère, Toni Fleischmann-Ullstein, vient d'une famille riche[3]. Leopold Ullstein, son grand-père maternel, avait fondé la Ullstein-Verlag, une des plus importantes maisons d'édition allemandes. Bien que sa famille soit d'origine juive, elle est baptisée protestante. Elle dira plus tard ne pas se sentir juive, sauf « dans le sens hitlérien » du terme[4],[N 1].
Apprentissage et formation
Elle prend des leçons d'art privées et à dix-sept ans suit l’enseignement du peintre impressionniste Martin Brandenburg[5] puis s'inscrit à l'École d’arts appliqués de Hamburg, où elle s'ennuie pendant deux semestres de cours de broderie[6]. Elle n'y reste que quelques mois[7]. En 1922, elle est acceptée à l'école du Bauhaus à Weimar. Elle y suit les cours de couleur du peintre Paul Klee et est formée par Georg Muche, puis Johannes Itten. Albers envisage de s'inscrire dans les ateliers du verre, bois, métal, peinture sur mur et tissage. Elle intègre finalement à contre-cœur l’atelier de tissage vers lequel les femmes étaient systématiquement encouragées à se diriger. Elle aurait aimé rejoindre l'atelier de verre plutôt que travailler avec les fils flasques et sans tenue que le destin lui mettait entre les mains. Le tissage lui paraît une « activité de mauviette »[8] qui ne lui ouvrira pas d'horizons professionnels, mais petit à petit, le travail avec les fibres stimule son imagination et son expression artistique[9].
Elle étudie avec Gunta Stölzl et crée ses premières grandes tentures murales aux dessins uniquement géométriques. Sous l'impulsion de Gunta Stölzl, Benita Koch-Otte et Anni Albers, l'atelier de tissage au Bauhaus s'oriente vers des motifs plus modernes, des expérimentations techniques comme la teinture et l'utilisation de nouveaux matériaux. Anni Albers et Josef Albers, son futur mari, explorent tous les deux ces formes abstraites, aux lignes verticales et horizontales, lui dans ses créations en verre, elle dans ses tapisseries[6]. Elle expérimente avec les tissus doubles ou triples, ce qui permet de créer des reliefs alternant avec des motifs plats[10]. Elle crée de telles tentures pour la résidence du directeur du Bauhaus Walter Gropius à Dessau où l'école avait déménagé en 1925, dessine des rideaux pour le théâtre, des tissus d'ameublement, des tentures murales.
Sa première publication est un article dans la revue Junge Menschen (novembre 1924), intitulé Bauhausweberei. Pendant l'été, Gropius avait annoncé la fin du travail expérimental des ateliers, ces derniers devant se consacrer à la production en suivant les principes du Bauhaus. Dans son article, Albers propose une approche qui s'appuie à la fois sur l'expérimentation dans le tissage manuel et sur la production textile en série[11]. Le tissage manuel est essentiel pour comprendre la fibre et les techniques de tissage et pour arriver à une production industrielle de qualité. Elle concilie l'approche industrielle de Gropius et la production d'objets uniques utilisant les techniques du passé et destinés à une clientèle aisée[12]. En 1925, elle épouse dans une cérémonie catholique[6] Josef Albers, rencontré trois ans plus tôt au Bauhaus à Weimar[13].
Comme projet final pour son diplôme, Albers expérimente avec de nouvelles matières comme la cellophane ou la soie artificielle afin de créer un revêtement mural pour l'auditorium de L'École fédérale de l'ADGB, projet conçu par Hannes Meyer à Bernau. Elle met au point un tissu à tendre dont une des faces absorbe les sons et améliore l’acoustique, et l'autre reflète la lumière. Cette tenture est considérée comme « l'une des plus impressionnantes réalisations » de l'atelier de tissage[14]. L'architecte américain Philip Johnson dira que c'est la tenture anti-bruit qu'Albers avait créée pour l'auditorium de Bernau qui a été le « passeport » du couple pour émigrer aux États-Unis[9].
Albers passe son diplôme du Bauhaus en 1930[15] et en 1931, elle est nommée directrice de l'atelier de tissage, après la démission de Gunta Stölzl de ce poste[9].
Exil en Caroline du Nord et enseignement
Face à la montée du nazisme, le couple Albers quitte l'Allemagne en 1933. Ils partent enseigner au Black Mountain College en Caroline du Nord. L'université venait d'être fondée et l'architecte Philip Johnson y avait invité les Albers.
Josef Albers est nommé directeur du département des arts visuels[16] et en 1934, Anni Albers y crée un atelier de tissage dans lequel elle encourage les étudiants à comprendre les fibres et leur texture et à utiliser leur imagination pour en jouer. Elle-même continue à apprendre et explorer différentes techniques comme par exemple le tissage sans métier à tisser qu'elle a observé au cours de voyages en Amérique Latine avec son mari, ou l'intégration d'objets communs dans le tissage pour obtenir de nouvelles textures[17],[4]. Elle crée des bijoux anti-luxe en utilisant des objets quotidiens (vis, épingles à cheveux, trombones à papier, têtes d'écumoire, bouchons de liège, etc.)[18]. Les bijoux créés par Albers et son étudiant Alexander Reed sont exposés en 1941 au Black Mountain College et en 1946 dans l'exposition Modern Handmade Jewelry au Museum of Modern Art (MOMA)[19].
Parallèlement à son enseignement, Albers continue à explorer diverses techniques de tissage pour réaliser ce qu’elle appellera ses « pictorial weavings » (tapisseries graphiques), non plus des réalisations destinées à l’usage quotidien ou à la production industrielle mais des tentures murales exposées comme objets d’art[20]. Les Albers démissionnent de leurs postes en 1949 et quittent la Caroline du Nord[21].
Les années dans le Connecticut
Après un voyage à Mexico, le couple Albers s'installe d'abord à New York, puis dans le Connecticut quand Josef Albers devient directeur du nouveau département de design à l'Université Yale[22].
À partir de 1949, Anni Albers intervient dans de nombreuses écoles d’art comme spécialiste de l’art textile. La même année, le Museum of Modern Art (MOMA) lui consacre une exposition personnelle. Cela marque la reconnaissance de l'artiste et de l'art textile[16].
Elle étudie les tissages traditionnels sud-américains et s'intéresse particulièrement à l'art textile péruvien qui servait de moyen de communication[4], tels que les quipus. En 1965, elle réalise Six prayers pour le Musée juif de New York à la mémoire des victimes de la Shoah : six panneaux sombres et contemplatifs représentent les six millions de victimes juives[4].
Du tissage à la lithographie
En 1963, Josef Albers est invité à donner des cours à l’Atelier de lithographie de Tamarind (Tamarind Lithography Workshop) fondé en 1960 par June Wayne à Los Angeles[N 2]. C'est là qu'Anni Albers, encouragée par June Wayne, découvre la lithographie. Une première édition de ses œuvres sort en 1964, grâce à la générosité de l'Institut. De retour dans le Connecticut, elle explore ce qu’elle décrit comme une nouvelle liberté d’expression, utilisant la lithographie pour mettre au point de nouvelles méthodes de sérigraphie. Comme elle l'explique dans un entretien en 1977 avec Gene Baro, curateur consultant du département des arts graphiques du Brooklyn Museum, à partir de cette période, la sérigraphie et d’autres techniques d’impression et de gravure sont ses supports d’expression privilégiés[23], à un moment où le tissage devient une activité physiquement éprouvante pour elle[4].
Pour Albers, les techniques de l'impression offrent une plus grande liberté d'expression. Le tissage permet la production d'un objet, alors que l'impression permet de nombreuses expérimentations et variations. Elle note également que le tissage est considéré comme de l'artisanat alors que ce qui est produit sur papier est considéré comme de l'art, et qu'il est plus facile d'être reconnu comme artiste quand on utilise le papier comme support[24].
Elle décède de causes naturelles en 1994, dans sa maison d'Orange[25].
Hommages et postérité
Reconnaissance de son vivant
De son vivant, le grand nombre d'expositions consacrées à Anni Albers, la première en 1941, témoigne de la reconnaissance dont elle jouit. En 1951, Florence Knoll lui propose de collaborer avec le département des textiles de l'entreprise Knoll. Pendant une trentaine d'années, Anni Albers crée des motifs pour l'entreprise, tel que Eclat, son motif le plus connu (Eclat Weave en 2019)[26].
Postérité
Dans la nécrologie du New York times, l’influent artiste textile Jack Lenor Larsen(en) lui rend hommage en soulignant le caractère innovateur du travail et des créations d’Albers : « Dès ses débuts dans les années vingt comme étudiante puis enseignante, Anni Albers explora et transforma les arts textiles. (...) Et en Amérique, elle continua son rôle de prophète, enseignante et artiste innovatrice[25],[N 3]. »
Albers inspire des générations d'artistes, par exemple Sheila Hicks qui découvre l'art textile dans son atelier dans les années 1950[7].
Le travail précurseur et innovateur d'Albers continue à marquer le monde du design au XXIe siècle. À l'occasion du centenaire du Bauhaus, l'entreprise américaine Designtex crée en 2019 une ligne de tissus d'ameublement, appelée The Bauhaus project[27] qui s'inspire des créations d'Albers et de Stölzl pour le Bauhaus[28].
À partir de la technique ancestrale du tissage, Albers a donné naissance à un art d’avant-garde[7] qui tire son inspiration de ses recherches originales.
2004 : « Print work by Anni and Josef Albers and their life at Black Mountain College », Fuji Xerox Co., Tokyo
2006 : « Anni y Josef Albers. Viajes por Latinoamérica », Musée national centre d'art Reina Sofía, Madrid, puis au Josef Albers Museum Quadrat à Bottrop, au Museo de Arte de Lima, à l'Antiguo Colegio de San Ildefonso, Mexico et au Museu Oscar Niemeyer, Curitiba
Années 2010
2010 : « Anni Albers : Prints and Studies », Alan Cristea Gallery, Londres.
↑Texte original : « From her earliest days as a student and master at the Bauhaus in the 1920's, Anni Albers was an explorer and form giver in textiles. (...) And in America, she continued in her role as a prophet, teacher and innovative weaver. »
(en) Ann Coxon, Anni Albers : [exhibition, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf, K20, 9 June - 9 September 2018 ; Tate modern, London, 11 October - 27 January 2019], Londres, Yale University Press, , 192 p. (ISBN978-0-300-23725-2).
(en) Ann Coxon, Briony Fer et Maria Muller-Schareck, Anni Albers (cat. exp.), Londres, Tate Modern, .
(en) Virginia Gardner Troy, Anni Albers and Ancient American Textiles : From Bauhaus to Black Mountain, Ashgate, , 190 p. (ISBN978-0-7546-0501-0).
(en) Sadie Paige, « ‘Anni Albers’ », Textile History, vol. 50, no 1, , p. 102-108 (lire en ligne, consulté le ).
Généraliste
Magdalena Droste (trad. de l'allemand par Sara D. Claudel), Bauhaus, Hong Kong, Cologne, Paris, Taschen, coll. « Petite collection », , 96 p. (ISBN978-3-8365-6013-9).
Magdalena Droste (trad. Marie-Anne Trémeau-Böhm et Dominique Durand-Fleischer), Bauhaus: 1919-1933, Taschen, coll. « Bibliotheca universalis », , 549 p. (ISBN978-3-8365-6553-0)
Charlotte Fiell et Peter Fiell (trad. de l'anglais), Design du XXe siècle, Cologne, Tashen, coll. « Architecture et Design », , 768 p. (ISBN978-3-8365-4109-1).
(en) Nicholas Fox Weber, The Bauhaus Group : Six Masters of Modernism, New Haven, , p. 341–415.
(en) Ulrike Müller (trad. de l'allemand par Emer Lettow et Sarah Kane), Bauhaus Women : art, handicraft, design, Paris, Flammarion, , 152 p. (ISBN978-2-08-030120-8).
(en) T'ai Smith, Bauhaus Weaving Theory, from Feminine Craft to Mode of Design, Minneapolis, University of Minnesota Press, , 272 p. (ISBN978-0-8166-8724-4).