Les paysans roumains avaient été libérés du servage en 1746-49 par le hospodarConstantin Mavrocordato tant en Moldavie qu'en Valachie, mais n'avaient pas tous été émancipés pour autant : sur les grands domaines aristocratiques gérés par des « arendaches » qui affermaient leurs terres, les habitants étaient devenus des ouvriers agricoles pauvres, et ne recevaient en échange de leur travail qu'une modeste part des biens qu'ils produisaient, juste de quoi survivre. D'ailleurs, des jacqueries plus limitées, et facilement circonscrites par les gendarmes locaux, s'étaient déjà produites en 1888, 1889 et 1900 (années de sécheresse)[1],[2].
Les causes de la jacquerie de 1907 sont multiples et discutées[3], mais les principales sont les mauvaises récoltes des années précédentes et la spéculation du prix des grains par les « arendaches » auxquels les boyards et princes vivant à l'étranger laissaient la gestion de leurs domaines, attendant seulement des « arendaches » qu'ils envoient à Paris, Nice ou Londres les rentes les plus élevées possible.
Plus marginalement, la diffusion des idéaux égalitaires et socialistes parmi les paysans a pu jouer un rôle[4],[5], mais pas le « rôle moteur » comme l'a affirmé et enseigné durant 45 ans l'historiographie communiste, car la plupart des paysans étaient encore illettrés en 1907 et n'avaient guère le loisir de s'approprier des idées politiques[6].
Déroulement
La jacquerie débute le dans le village, ultérieurement qualifié de « bien-nommé », de Flămânzi (« faméliques » en roumain), dans le județ de Botoșani, dans le nord de la Moldavie. Durant le mois de mars, l'insurrection s'étend à tout le pays : des manoirs de boyards, des bureaux et des postes de gendarmerie sont incendiés, des entrepôts sont pillés, et des dockers des ports de Brăila, Constanța, Galați, Giurgiu, Oltenița et Zimnicea se joignent au mouvement ; des combats ont lieu autour des gares de triage et des quais des grains, partout où transitent les céréales destinées à l'exportation.
Le 18 mars, les gendarmeries locales étant débordées et les insurgés marchant sur la capitale Bucarest, l'état d'urgence est proclamé : l'armée, commandée par le général Alexandru Averescu, ministre de la guerre, est mobilisée ; l'artillerie est utilisée contre les rebelles.
Le 24 mars, le gouvernement conservateur démissionne et le libéral Dimitrie Sturdza devient premier ministre. À la mi-avril les ports, gares et entrepôts sont tous revenus sous le contrôle du gouvernement, et plus de 2 000 insurgés sont arrêtés[7].
Les principales conséquences institutionnelles sont l'adoption par le Parlement de plusieurs lois visant à améliorer la condition paysanne, dont l'une rend obligatoires les contrats agricoles, interdit le cumul des « arendes » (affermages) et l'usure auprès des paysans, et crée une banque d'État : le „Crédit rural”[2].
Sur le plan social, une conséquence de la jacquerie est l'« électrochoc » éprouvé par les princes et des boyards vivant en Occident, qui réalisent que le système dont ils tirent leur opulence pose problème et devra être réformé[11].
La jacquerie de 1907 dans la culture
Sur le plan culturel, la violence de l'insurrection ébranle, en Roumanie même, le mythebucolique du « paysan paisible », docile voire servile, soi-disant « fondement de la nation », et à l'étranger, la dégradation (déjà) de l'image du pays, tant en raison des violences des paysans, que de celles de l'armée contre eux[11].
En 1932, l'écrivain Liviu Rebreanu publie son poignant récit Răscoala (« La Révolte »).
Dans Ciulinii Bărăganului (« Les Chardons du Bărăgan ») paru en 1928, l'écrivain roumain d'expression française Panaït Istrati (1884-1935) évoque la jacquerie au-travers de l'aventure de deux adolescents dans la steppe du Bărăgan. À l'époque communiste (1945-1989) ce récit sera instrumentalisé par la propagande mais déjà avant, en France sous l'égide d'Henri Barbusse en 1928, la traduction française est dédiée « Au peuple de Roumanie, à ses onze mille assassinés par le gouvernement, aux trois villages de Stănilești, Băilești et Hodivoia, rasés à coups de canon, crimes perpétrés en mars 1907 et restés impunis »[13]; ces chiffres seront révisés à la baisse par les historiens après la chute de la dictature en 1989[14],[15].
l'approche nationaliste, selon que le nationalisme est roumain ou autre, en fait soit un « sursaut de la nation roumaine surexploitée contre ses parasites », soit le « pogrom d'un peuple intrinsèquement primitif, fruste, intolérant, xénophobe et meurtrier contre les minorités du pays »[18],[19] ;
l'approche environnementaliste et sociologique en fait une révolte motivée principalement par la sécheresse, la disette et la désespérance, car les idées, socialistes ou nationalistes, ne touchaient alors qu'une faible minorité de paysans : la minorité lettrée. L'étude des documents d'époque depuis 1989 que la recherche historique est libre, montre que des paysans affamés ont tué quelques « arendaches » (arendași) et usuriers (cǎmǎtari) surpris en leurs bureaux, sans se soucier de leurs origines ou religions, qui étaient diverses, parfois juives en Moldavie, surtout dans le nord[20], mais pas en Valachie. Par ailleurs, la révolte n'a entraîné qu'un sixième des paysans, car tous les villages n'étaient pas pauvres : d'une part, tous n'appartenaient pas à des domaines aristocratiques et n'avaient pas affaire aux « arendaches », et d'autre part depuis la réforme agraire de 1864, voulue par Alexandre Jean Cuza, ceux ayant appartenu aux monastères (dont les domaines étaient immenses) avaient été émancipés : leurs habitants possédaient leur terre un commun et vivaient en autarcie, ne payant que de faibles taxes à l'État[1],[21]. L'insurrection n'a d'ailleurs pas mobilisé seulement des paysans, mais aussi des dockers des ports danubiens ou maritimes par où les grains étaient exportés (la Roumanie était alors une importante exportatrice de céréales : c'était une grande source de devises pour l'état et surtout pour la minorité dominante des grands propriétaires, des « arendaches », des affréteurs et des armateurs)[22].
Notes
↑ a et bConstantin C. Giurescu, (ro) Istoria românilor din cele mai vechi timpuri până la moartea regelui Ferdinand I (« Histoire des Roumains depuis les temps les plus anciens jusqu'à la mort du roi Ferdinand »), pp. 472-472 (Révolte de 1907), ed. Cugetarea—Georgescu Delafras, 1943
↑Philip Gabriel Eidelberg & John R. Lampe, The Great Rumanian Peasant Revolt of 1907, Origins of a Modern Jacquerie, Leiden: E. J. Brill, 1974.
↑Constantin C. Giurescu, (ro) Istoria românilor din cele mai vechi timpuri până astăzi (« Histoire des Roumains depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos jours »), Bucarest 1975, ed. Albatros, p.656-657
↑Piatza.Net : La Révolte de 1907 telle qu'on ne l'enseigne pas à l'école[1].
↑ a et bCosmin Pătrașcu Zamfirache, (ro) Câți țărani au fost uciși la 1907 ? (« Combien de paysans ont été tués en 1907 ? ») dans Adevărul de Botoșani du 15 juillet 2016 [2]
↑Ion Bulei, (ro) 421, pas 11.000 dans Ziarul de Duminică du 2 février 2007 - nu 11.000
↑Daniel Chirot et Charles Ragin, (en) The Market, Tradition and Peasant Rebellion: The Case of Romania in 1907, in: "American Sociological Review", Vol. 40, n° 4 (Aug. 1975), pp. 428-444. Published by: American Sociological Association.
↑ a et bLa démythification de la révolte de 1907 in : Amos News du 25 juin 2011 [4].
↑Valentina Iancu, L'impact de la révolte de 1907 dans l'art moderne[5], 18 mars 2012, page du site CriticAtac.
↑Panaït Istrati, Les Chardons du Baragan, Paris, Grasset,
↑Răscoala din 1907, minciuna din cărțile comuniste de istorie (ro) (« La jacquerie de 1907, les mensonges des livres d'histoire communistes ») - [6]
↑[7] (« La jacquerie de 1907, quels sont les chiffres réels des tués » ?) in Florin Sperlea, « L'armée et la révolte de 1907 », dans Historia du .
↑Une particularité importante de l'histoire des différentes communautés ethniques de Roumanie est que la majorité roumaine a été, durant de longues périodes, en position d'asservissement et de soumission politique à des pouvoirs qui lui étaient étrangers (selon les territoires : Empire grec, Empire bulgare, Empire mongol, Royaume de Hongrie, Empire turc, Empire autrichien, Empire russe…). Même dans les principautés roumaines de Moldavie et de Valachie, où la monarchie était élective, le souverain (voïvode, hospodar ou domnitor selon les époques et les sources) était élu par (et souvent parmi) les boyards, puis agréé par les Ottomans, car jusqu'en 1878 les deux principautés (unies en 1859) étaient vassales et tributaires de la « Sublime Porte ». Outre le tribut à verser aux Ottomans et à leurs alliés tatars, outre la dîme versée par les églises et monastères moldaves et valaques aux monastères byzantins de l'Athos et au patriarche de Constantinople, le souverain, pour être nommé, régner et se maintenir, devait acheter l'appui des partis de boyards et des puissances voisines, hongroise, habsbourgeoise, russe et surtout turque de sorte que, pour rembourser ses dettes, il devait affermer des offices moldaves et valaques à des « arendaches » qui exploitaient durement les masses paysannes. Par conséquent, la majorité roumaine a longtemps été moins favorisée socialement, économiquement et culturellement que les minorités, liées aux classes dominantes des Principautés roumaines ou des Empires voisins et à leur essor économique : (ro) Constantin C. Giurescu & Dinu C. Giurescu, Istoria Românilor Volume II (1352-1606), Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică, Bucureşti, 1976 ; Gilles Veinstein et Mihnea Berindei : L'Empire ottoman et les pays roumains, EHESS, Paris, 1987 ; Jean Nouzille La Moldavie, Histoire tragique d'une région européenne, Ed. Bieler, (ISBN2-9520012-1-9) ; Joëlle Dalegre Grecs et Ottomans 1453-1923. De la chute de Constantinople à la fin de l’Empire Ottoman L’Harmattan Paris (2002) (ISBN2747521621). La seule minorité encore moins favorisée que la majorité roumaine, était celle des Roms. Lorsque la renaissance culturelle roumaine a commencé à se manifester, ses revendications ont donc remis en question cet ordre des choses qui a été aboli lorsqu'après 1918 l'unité roumaine s'est territorialement accomplie : Ioan Scurtu (coord.), (ro) Istoria Românilor Volume VIII (România Intregită 1918-1940), Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică, Bucarest 2016, 1008 p., (ISBN9789734506965).
↑Mihai Manea, Bogdan Teodorescu, Istoria Românilor. Epoca modernă și contemporană, Bucarest 1983, pp. 159-160
↑In 1918, Romania was a primitive country, where between 43 and 60 per cent of the population were illiterate, infant mortality ran at 17.4 per cent, and the annual per capita income was sixty dollars. Productivity was extremely low, industry at an embryonic stage, protective tariffs were very high, and most experts agree that 80 per cent of the population lived below the poverty line. - Zvi Yavetz, „An Eyewitness Note: Reflections on the Rumanian Iron Guard”, Journal of Contemporary History, Vol. 26, No. 3/4, republié dans The Impact of Western Nationalisms : Essays Dedicated to Walter Z. Laqueur on the Occasion of His 70th Birthday (Sep., 1991), pp. 597-610, Sage Publications, Ltd.
↑Although he was well aware of the disastrous condition of the Romanian peasantry, he refused to examine its causes. He wrote: There is no doubt that our peasantry is the most backward in all of Europe; in no other country, not even in Turkey has the peasantry been left so far behind as the peasantry in the Romanian kingdom. - Radu Ioanid, „Nicolae Iorga and Fascism”, Journal of Contemporary History, Vol. 27, n° 3 (juillet 1992), pp. 467-492, Sage Publications, Ltd.
↑À titre d'exemple, l'« arendache » Moïse Fischer exploitait, en 1904 en Moldavie, 236,863 hectares soit 2 368 km2 de domaines latifundiaires appartenant à onze familles aristocratiques dont la famille princière Sturdza, soit la superficie moyenne d'un județ, ensemble surnommé „Fischerland” et comprenant le domaine de Flămânzi où la jacquerie débuta : Alexandru Gabriel Filotti, (ro) Frontierele românilor, Vol II, Chap. IV sur le Wikisource roumain.
↑Daniel Chirot et Charles Ragin, (en) The Market, Tradition and Peasant Rebellion : The Case of Romania in 1907, in : American Sociological Review, Vol. 40, n° 4 (août 1975), pp. 428-444, published by the American Sociological Association.
↑(ro) Răscoala de la 1907, atrocități și manipulare - [8].
Ion Luca Caragiale, article 1907 din primăvară până'n toamnă (« 1907 du printemps à l'automne ») [10]
Florin Șperlea, Lucian Drăghici, Manuel Stănescu, Armata română și răscoala din 1907 : documente (« L'armée roumaine et la révolte de 1907 : documents »), editura Militară, Bucarest 2007, (ISBN978-973-32-0752-8) sur [11]
Emil Cernea, Criza dreptului în România la 1907 (« La crise du droit en Roumanie en 1907 »), Université de Bucarest, 2003 sur [12] - ebooks.unibuc.ro.