Le gouvernement turc rejette le terme de génocide. Le choix du pour la commémoration de cet événement est perçu comme une provocation, car c’est un jour de fête nationale en Turquie[21],[22].
Contexte
Selon la Ligue Internationale pour les Droits et la Libération des Peuples, entre 1916 et 1923, près de 350 000 Grecs originaires du Pont furent massacrés[24]. Merrill D. Peterson indique 360 000 victimes[25]. Selon G.K. Valavanis, « la perte de vies humaines parmi les Grecs Pontiques, depuis la Grande Guerre jusqu’à peut être évaluée à 353 238 à la suite des meurtres et des pendaisons, ainsi que de la famine et des maladies »[26]. Le journaliste et historien grec Tassos Kostopoulos[27] a démontré que ce nombre était le résultat de l'addition arbitraire de 50 000 de morts à un nombre de 303 238, présenté dans un pamphlet grec de 1922 destiné à sensibiliser l'opinion commune concernant la persécution des Grecs d'Asie Mineure. Le pamphlet parlait de 303 238 déplacés, mais Valavanis les a faussement représentés comme des personnes exterminées. Le nombre de 350 000 morts, établi par Valavanis déjà en 1925, a été reproduit par des activistes grecs Pontiques nombreux et a acquis un statut officiel, étant mentionné dans presque toutes les cérémonies commémoratives. Kostopoulos estime le nombre des Grecs de Pontus exterminés de 1912 jusqu'à 1924 à environ 100 000-150 000 morts[28]. Selon un conseiller auprès de l’armée allemande, Ismail Enver, le ministre turc de la défense aurait déclaré en 1915 qu’il voulait « résoudre le problème grec… de la même façon qu’il pensait avoir résolu le problème arménien »[29].
Une des méthodes employées dans l’élimination systématique des Grecs fut la mise en place d’un service de travail obligatoire (Amele Taburları en turc, Τάγματα Εργασίας Tagmata Ergasias en grec)[8],[9]. Parmi ceux-là, beaucoup de jeunes et de personnes en bonne santé furent réquisitionnés pour des travaux forcés de terrassement pour l’administration ottomane pendant la Première Guerre mondiale, puis pour le gouvernement turc après la création de la république de Turquie[9]. Le célèbre écrivain Elias Venezis a fait une description de la situation dans son livre Le nombre 31328 (Το Νούμερο 31328). Une recherche universitaire sur ces travaux forcés réalisée par le professeur Leyla Neyzi(en) de l’université de Sabancı(en), basée sur les journaux de Yaşar Paker, un juif de Turquie enrôlé de force lui aussi, n’indique pas de véritable volonté de génocide[32] : en fait, les autorités turques ont exploité les populations indésirables sans égard pour leur survie, leur disparition n’étant ni planifiée, ni évitée.
Une autre variante de cette politique est celle de la marche forcée jusqu’à la mort des personnes âgées, des handicapés, des femmes et des enfants.
L’expression « massacres blancs » a été utilisée pour dénommer tous ces moyens indirects d’infliger la mort (famine, déportation, camp de concentration, etc.)[8].
Conséquences
La migration forcée consécutive au traité de Lausanne a mené à une élimination presque totale de la présence de la population grecque d’Anatolie, et à une diminution importante de la présence turque en Grèce, notamment dans la région de Thessalonique. Il est impossible de déterminer combien de Grecs pontiques, ioniens ou autres moururent entre 1916 et 1923, et combien furent expulsés vers la Grèce ou d’autres pays, d’autant que certains ont transité par la Bulgarie ou la Roumanie à bord des bateaux du SMR[30] ou bien par l’URSS (Grecs roméiques(en))[33]. D’après G.W. Rendel, « … plus de 500 000 Grecs furent déportés, mais très peu survécurent »[8]. Edward Hale Bierstadt indique que « selon un témoignage officiel, les Turcs ont massacré de sang-froid 1 500 000 Arméniens et 500 000 Grecs, femmes et enfants compris »[34]. Selon Manus I. Mildrasky dans son livre The Killing Trap, l’estimation des Grecs d’Anatolie qui furent tués s’élève à approximativement 480 000[35]. Il faut enfin remarquer qu’un nombre non négligeable de Pontiques se sont convertis à l’islam et ont déclaré être Turcs pour survivre et garder leurs biens, sans compter les enfants de familles pontiques tuées, qui ont été adoptés et élevés par des Turcs[36].
Horton fait remarquer que « la plus intelligente des réponses donnée par les responsables de la propagande turque fut que les chrétiens massacrés étaient aussi mauvais que leurs exécuteurs, que c’était du “50-50” ». Sur ce, il indique que « si les Grecs, après les massacres qui ont eu lieu à Smyrne et dans le Pont, avaient massacré tous les Turcs de Grèce, alors là, il y aurait véritablement eu un 50-50 — presque ». En tant que témoin, il salue les Grecs pour leur « attitude […] envers les milliers de Turcs habitant en Grèce, alors qu’en Anatolie les massacres continuaient allègrement… » ce qui, selon lui, est « un des plus beaux chapitres de l’histoire du pays »[37].
Reconnaissance
Grèce et Chypre
C’est depuis 1994 que le Parlement hellénique emploie officiellement le mot génocide pour décrire ces événements et que la commémoration se fait le . Cette décision a été prise à l’initiative de Michalis Charalambidis, ancien membre du PASOK (il est reconnu par certains comme étant « l’homme à l’origine de la reconnaissance du génocide des Grecs du Pont[38] »). En 1998, la Ligue Internationale pour les Droits et la Libération des Peuples avait déposé une requête au Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme pour cette même reconnaissance[24],[39].
Turquie
La Turquie maintient que les événements ayant eu lieu à cette période ne peuvent être considérés comme étant un génocide. Ankara a déclaré que « le soi-disant "génocide" de la minorité grecque par les Turcs n’a aucune base historique ; il s'agit de tragédies de guerre liées à l’invasion russe et aux projets de dépeçage de l’Empire Ottoman ». Le est une fête nationale en Turquie, en souvenir du jour où Mustafa Kemal Paşa a déclaré vouloir mener sa guerre d’indépendance à Samsun. Le ministre des Affaires étrangères a déclaré qu’il « protestait contre cette résolution ». « Non seulement le Parlement de la Grèce, qui devrait surtout faire ses excuses à la Turquie à la suite des massacres et des destructions perpétrées par les Grecs en Anatolie, soutient la traditionnelle politique de déformation de l’histoire de notre pays, mais il démontre que la mentalité expansionniste de la Grèce est toujours présente »[40]. La commémoration du génocide le est perçue en Turquie comme une provocation de la part des hommes politiques grecs. En 2006, à la suite de l’inauguration de deux monuments commémoratifs à Thessalonique, Aziz Kocaoğlu(en), le maire social-démocrate d’Izmir, a annulé la signature d’un accord de jumelage prévu entre İzmir et Thessalonique[41].
Colin Tatz, quant à lui, affirme que la Turquie dénie ces génocides afin de réaliser un rêve national :
« La Turquie, continuant son combat vieux de 95 ans pour devenir le berceau de la démocratie du Proche-Orient, fait tout ce qui est en son pouvoir pour dénier le génocide des Arméniens, des Assyriens et des Pontiques[2]. »
Le , le Parlement de Suède a officiellement reconnu « le génocide de 1915 contre les Arméniens, les Assyriens, Syriens et Chaldéens et les Grecs pontiques »[46].
Le , le parlement des Pays-Bas vote une résolution contraignante reconnaissant le génocide des Assyriens, Grecs et Arméniens par les Turcs ottomans pendant la Première Guerre mondiale[47].
Le , le Pape François déclare lors de la messe célébrée à l’occasion du centenaire du génocide arménien au Vatican : « Notre humanité a vécu, le siècle dernier, trois grandes tragédies inouïes : la première est celle qui est généralement considérée comme « le premier génocide du XXe siècle » ; elle a frappé votre peuple arménien – première nation chrétienne –, avec les Syriens catholiques et orthodoxes, les Assyriens, les Chaldéens et les Grecs. »[48]. Le Pape proclame également à cette occasion Grégoire de Narek, saint d'origine arménienne, 36edocteur de l'Église[49],[50].
En Allemagne, des organisations telles que Verein der Völkermordgegner e.V[52] (i.e « Union contre le génocide ») ou Mit einer Stimme sprechen[53] (i.e « Parler d’une seule voix ») ont pour but de faire reconnaître officiellement les génocides des minorités chrétiennes, que ce soit celui des Arméniens, des Pontiques, ou des Assyriens, perpétrés lors du régime de l’Empire ottoman.
Raisons d’une reconnaissance limitée
L’ONU, le Parlement européen et le Conseil de l'Europe n'ont jamais évoqué le problème. D'après Constantin Fotiadès, professeur d’histoire de la Grèce moderne à l’université de Macédoine Occidentale, les raisons qui font que la reconnaissance du génocide est peu répandue sont les suivantes :
le génocide pontique a été occulté à cause du génocide arménien qui l'a précédé ;
le traité gréco-turc signé en a obligé la Grèce à faire des concessions afin de préserver le sort des minorités grecques encore présentes en Turquie, notamment à Istanbul et dans l'île d'Imbros ;
la Seconde Guerre mondiale, la guerre civile, ainsi que les tourmentes politiques qui ont suivi ont obligé la Grèce à se focaliser sur sa politique interne de survie socio-économique plutôt que de s'occuper de la reconnaissance du génocide.
Notes et références
↑Erik Sjöberg, The Making of the Greek Genocide: Contested Memories of the Ottoman Greek Catastrophe, Berghahn Books, (ISBN978-1-78533-326-2), p. 46-47 :
« In 1925, a total of 353,000 Greek casualties in Pontos was established by the refugee scholar Georgios Valavanis. This figure stuck, as latter-day activists for genocide recognition faithfully reproduced it until it achieved official status, mentioned on virtually all occasions of commemoration. However, as the journalist Tasos Kostopoulos has demonstrated, Valavanis had reached this figure by simply adding a rough estimate of 50,000 “neo-martyrs” to the figure 303,238, which had been presented in a pamphlet from May 1922 that sought to draw the world’s attention to the ongoing drama in Pontos. This figure had in its turn been arrived at through listing the estimated number of deported Greeks from various towns and villages of the region as “exterminated,” prior to any verification. Kostopoulos’ own estimate of dead is considerably lower; between 100,000 and 150,000 in Pontos during the years 1912–24. »
↑(en) Samuel Totten (dir.) et Steven Leonard Jacobs (dir.), Pioneers of genocide studies, New Brunswick, N.J, Transaction Publishers, , 617 p. (ISBN978-0-7658-0151-7, OCLC883558602, lire en ligne).
↑(en) Rudolph J. Rummel, Statistics of democide : genocide and mass murder since 1900, Münster Piscatway, NJ, LIT Distributed in North America by Transaction Publishers, Rutgers University, coll. « Macht und Gesellschaft » (no Bd. 2), , 527 p. (ISBN978-3-8258-4010-5, OCLC259999040, lire en ligne)
↑E.G. Baltazzi, Les atrocités turques en Asie Mineure et dans le Pont, Athènes, (lire en ligne).
↑ abc et dG.W. Rendel, Mémoire Du Bureau des Affaires Étrangères sur les Massacres et les Persécutions commises par les Turcs sur les Minorités depuis l’Armistice, 20 mars 1922, (a) Paragraphe 7, (b) Paragraphe 35, (c) Paragraphe 24, (d) Paragraphe 1, (e) Paragraphe 2.
↑ ab et c(en) Taner Akcam, From Empire to Republic, Turkish Nationalism and the Armenian Genocide, 4 septembre 2004, Zed Books, pages (a) 240, (b) 145.
↑ a et b(en) Conseil de l’Europe [PDF], Charte Européenne pour les Langues Régionales ou Minoritaires, The First Report of the Republic of Armenia According to Paragraph 1 of Article 15 of European Charter for Regional or Minority Languages, Strasbourg, 3 septembre 2003, p. 39.
↑(en) Merrill D. Peterson, Starving Armenians: America and the Armenian Genocide, 1915-1930 and After
↑(en) G.K. Valavanis, Contemporary General History of Pontos, 1925, 1re édition
↑Nikos Sigalas et Alexandre Toumarkine, « Ingénierie démographique, génocide, nettoyage ethnique. Les paradigmes dominants pour l’étude de la violence sur les populations minoritaires en Turquie et dans les Balkans », European Journal of Turkish Studies, no 7, (lire en ligne) :
« le milieu de la revue Scholiastis dont est issu le journaliste et historien Tassos Kostopoulos »
↑(en) Sjöberg Erik, The Making of the Greek Genocide: Contested Memories of the Ottoman Greek Catastrophe, New York, Berghann, , 255 p., p. 46-7
↑Sur les Turcs d'origine pontique, le film de Yeşim Ustaoğlu : En attendant les nuages (2005), tourné près de Trabzon, évoque ce sujet « tabou ». Scénario : dans les années 1970, une Turque d'origine pontique, adoptée enfant par une famille turque, retrouve ses racines à la suite de la rencontre fortuite d'un Pontique émigré en visite, désireux de revoir sa terre natale. Elle découvre qu'elle a un frère émigré à Salonique et court l'y retrouver, alors qu'elle a oublié le grec. Tout en nuances, le film dépasse les clichés nationalistes et lève un coin de voile sur un passé violemment nié par les autorités turques (le film n'a pas été distribué dans les cinémas turcs et les médias se sont déchaînés contre l'auteur, accusé de trahison comme avant lui Ömer Asan qui avait levé le même « lièvre »).
↑(en) The Blight of Asia, par George Horton, Bobbs-Merrill Company, Indianapolis, 1926.