Une entreprise sans usine ou fabless (contraction de l'anglais fabrication et less, soit « sans usine, sans unité de fabrication »), conçoit ses produits et sous-traite l'intégralité de sa fabrication.
Ce concept, mis en œuvre par les décideurs en entreprise, a accompagné la désindustrialisation qui touche la quasi-totalité des pays riches et industrialisés dans la seconde moitié du XXe siècle.
Histoire
En France, l’économiste Jean Fourastié, devenu célèbre avec la publication en 1949 de son ouvrage Le Grand Espoir du XXesiècle, qui, bien avant les péripéties d’Alcatel, a lancé en France la réflexion autour du dépassement de la société fordiste[1]. Dès les années 1980, des dirigeants d'entreprise font le constat que la valeur ajoutée d’une entreprise se trouve plus sur les phases de développement des produits et services et moins dans les phases de fabrication par l’industrie manufacturière[2].
Le terme fabless - une contraction des mots anglophones fabrication et less[4],[5] - naît en 1994, dans la Silicon Valley, quand Jodi Shelton, et initialement une demi-douzaine d'entreprises, créent le Fabless Semiconductor Association (FSA) pour promouvoir ce business modèle[6]. Son ambition est de "tenter de parvenir à un équilibre plus optimal entre la demande et la capacité de production de plaquettes". Quelques années plus tard, "ses plus de 350 membres représentent des entreprises sans usine, des fabricants de dispositifs intégrés, des fournisseurs de fonderie, des sociétés d'emballage et d'assemblage, des sociétés d'automatisation de la conception électronique, des banquiers d'investissement, des fournisseurs de propriété intellectuelle et d'autres entreprises"[7]. L'association changera de nom en 2007 pour Global Semiconductor Alliance[6].
En France, dans les années 90, domine le discours politico-économique de déclinisme heureux : les usines disparaitront comme ce fut le cas pour l'agriculture auparavant. Décrit comme schumpétérien, ce mouvement croyait que la destruction des usines allait créer des millions d'emplois dans le secteur des services de meilleure qualité. Une évolution perçue comme porteuse de progrès social, puisqu'enfin l'usine, ultime symbole du travail pénible et sale disparaîtrait[8]... Mais le timing n’est pas bon : la stratégie a été menée en pleine crise des hautes technologies[9].
le , lors d'un colloque à Londres, organisé par le Wall Street Journal[10], Serge Tchuruk, P-DG d'Alcatel, déclare : « Nous souhaitons être très bientôt une entreprise sans usines », « La valeur ajoutée manufacturière tend à décroître quand la valeur immatérielle s’accroît sans cesse »[1]. Il donne ainsi le coup d'envoi à la cession ou à la fermeture de la majorité des 120 usines de son groupe. Et devient l'image de proue du « fabless » en France[11],[12],[13].
En 2011, le concept de fabless est salué par l'économiste Julia Cagé[14] selon laquelle si l'Allemagne « se porte si bien quant à ses exportations, c'est en partie parce qu'il a délocalisé une part de sa production, tout en maintenant sur les sites nationaux les étapes à haute valeur ajoutée. La France doit avoir le courage de faire ce choix de l'outsourcing, parce que c'est celui de la valeur ajoutée et de l'emploi ». Pour elle il faut s'orienter vers la haute technologie remarquant que la France ne va pas dans le bon sens car elle est l'un des rares pays de l'OCDE dont la part de la R&D dans le PIB a reculé au cours des quinze dernières années[14].
Contrairement à la France, outre-Atlantique, le mouvement a été compensé par l’émergence d’un puissant écosystème dans la tech autour de la Silicon Valley, qui soutient aujourd’hui la croissance[1].
Selon le journal Les Échos, « le modèle de l'usine virtuelle nous semble affecté d'une faiblesse beaucoup plus grave : celle de la sous-estimation du rôle du contexte dans la valorisation des compétences fondamentales »[15].
Bernie Vonderschmitt, cofondateur du fabricant américain de FPGAXilinx, est un des pionniers dans cette approche de société sans usine.
Apple a fait le choix de sous-traiter intégralement sa production tout en générant du profit par une maîtrise de la gestion de ses brevets et sous-traitants[2].
Plusieurs entreprises n'ont pas suivi cette stratégie, comme Intel (et AMD jusqu'au 7 octobre 2008[16]) qui développe ses propres capacités de production.
En 2006, alors que la société de produits alimentaires Michel et Augustin se lance, ses dirigeants choisissent d'adopter un modèle fabless pour appuyer dès le début leur développement, une première dans l'agroalimentaire[17].
Le choix d'entreprise « sans usine », particulièrement par la France de 1995 à 2015, est associé à une désindustrialisation massive et sans précédent[18],[19],[2]. En 2011, selon Patrick Artus (de Natixis) et Marie-Paule Virard (journaliste économique), « à partir du moment où une économie ne produit plus assez de biens à exporter, un problème de solvabilité externe se pose. Des déficits de la balance des transactions courantes alimentent une dette externe qui doit être financée »[20],[21].
À la suite des crise du Covid-19 en 2020 et de la guerre en Ukraine de 2022, les faiblesses, mises à jour dans les chaînes productives et entraînées par le choix d'entreprises sans usines dans les pays développés, ont mis en avant un enjeu de souveraineté concernant certains produits vitaux et dans certains domaines stratégiques. Celles-ci ont poussé certains pays vers la réindustrialisation[22],[23].
D'autre part, « ils transfèrent les risques de sous-utilisation des capacités productives liés aux variations de la demande dans des marchés très concurrentiels et conjoncturels sur les sous-traitants qui embauchent ou licencient beaucoup plus facilement ». Les groupes concernés n'ont plus à faire face au « risque social et revendicatif des salariés de la production »[3].
Dans le secteur des semi-conducteurs, les entreprises fabless sont spécialisées dans la conception et la vente de puces électroniques. La fabrication des puces est sous-traitée à des sociétés spécialisées dans la fabrication de semi-conducteurs appelées fonderies. Les sociétés fabless vendent également la conception d'une fonction électronique qu'elles protègent par des brevets ou vendent sous la forme de licences à d'autres fabricants de puces.
Les sociétés sans usine les plus connues sont Nord américaines :
En 2004, la sous-traitance électronique représente un marché annuel mondial de plus 70 milliards $. « Entre 1996 et 2004, le chiffre d’affaires des six plus importants groupes passe de 5 à 49,2 milliards de dollar ». On peut citer les entreprises Flextronics, Solectron, Sanmina, Celestica, Jabil Circuits[3]. Les autres grandes fonderies mondiales sont TSMC, GlobalFoundries ou UMC.
Informatique
Le secteur informatique a connu dans les années 1980 un mouvement vers l'entreprise sans usine. Précédemment, les entreprises dominantes du marché, IBM, Digital, Unisys et autres, construisaient entièrement leurs systèmes, du processeur aux applications. Le désengagement des secteurs de conception-fabrication pour se consacrer aux développements à forte valeur ajoutée s'est poursuivi et étendu aux entreprises du secteur des ordinateurs personnels (Compaq, Dell, IBM, HP, Apple)[24].
Télécommunications
Partant en 1995 d'un groupe industriel diversifié, Alcatel-Alsthom, anciennement connu sous le nom de la Compagnie générale d'électricité (CGE), Serge Tchuruk (son PDG) a fait le choix de se recentrer sur les équipements et réseaux télécoms, puis de mettre en œuvre l’idée qu’un groupe comme Alcatel devait, se concentrer sur la recherche et le développement, et abandonner la production aux marges plus faibles aux industriels des pays émergents et devenir une « entreprise sans usine »[25]. En 2001, le dirigeant d'Alcatel, annonce sa stratégie de cessions de ses centres de production[26],[27],[28],[5]
Cette politique comporte les risques, d'affaiblir l'entreprise en perdant son savoir-faire, de rater les virages technologiques, de finir par détruire des postes dans la recherche et développement. Alcatel finalement devenue Alcatel-Lucent disparaît en 2016 à la suite de son absorption par Nokia[25].
Ericsson, Lucent et Nortel ont aussi choisi d'avoir recours à la sous-traitance en matière de fabrication[24].
↑ abc et dLaurent Carroué, « Le mythe des entreprises sans usine : les sous-traitants de l'électronique en pleine mondialisation », Cahiers nantais, nos 62-63 « Innovation, industrie et recherche », (lire en ligne [PDF], consulté le ).
↑Michaël Valentin, La méthode Elon: Les 20 tactiques pour métamorphoser un Mammouth en Licorne, Dunod, (ISBN978-2-10-085532-2, lire en ligne)
↑Guibourg Delamotte, Cédric Tellenne et Collectif, Géopolitique et géoéconomie du monde contemporain: Puissance et conflits, La Découverte, (ISBN978-2-348-07004-4, lire en ligne)