Tombe du Christ de Shingō

La tombe du Christ de Shingō est une attraction touristique et lieu de culte situé dans la ville de Shingō (新郷村, Shingō-mura?). Deux tombes surmontées d'une croix se trouvent au sommet d'une colline. Le récit légendaire issu des Manuscrits Takenouchi indique qu'il s'agirait de la tombe de Daitenku Taro Jurai, l'identité sous laquelle se serait caché Jésus-Christ après avoir échappé à la crucifixion. La tradition locale tire son origine d'une reconstruction théologique shintoïste visant à intégrer des éléments du christianisme afin de soutenir l'identité japonaise. Depuis 1964, un Festival du Christ s'y tient annuellement. La zone touristique comporte également un musée. Le site attire chaque année entre 10 000 et 30 000 Japonais.

Histoire

Récit légendaire

La tombe principale sous laquelle se trouverait Jésus Christ.

Selon la légende, Jésus est venu au Japon à l'âge de vingt-et-un an. Il pose le pied à Amanohashidate avant de se rendre à Toyama afin d'y étudier pendant onze ans aux côtés d'un prêtre shinto et d'autres religieux. Il retourne en Judée à l'âge de trente-trois ans en passant soit par Monaco, soit par le Maroc[1].

Selon les récits locaux, il dévoile le caractère sacré du Japon en revenant au Moyen-Orient, ce qui lui vaut une condamnation pour hérésie et sa condamnation à la crucifixion. La légende reprend ensuite des éléments de la théorie de l'évanouissement, indiquant que les Romains capturent par erreur son frère cadet, Jacques (Isukiri), tandis que Jésus parvient à fuir. Il embarque sur un navire et emporte avec lui une oreille tranchée de son frère crucifié et une mèche de cheveux de sa mère, Marie[1].

Il parcourt la Sibérie et l'Alaska avant d'accoster à Hachinohe, puis de s'arrêter à Shingō. Dans ce village, il prend une nouvelle identité, Torai Taro Daitengu (十来太郎大天空) et se consacre à l'agriculture. Il épouse une femme japonaise, Miyuko, avec qui il a trois filles. Il y vit jusqu'à l'âge de 106 ans, mourant de causes naturelles[1]. Il est enterré sous la première tombe tandis que la seconde tombe, dédiée à son frère cadet Jacques, contient l'oreille tranchée de celui-ci et une mèche de cheveux de Marie[1].

Le père de Takenouchi no Sukune, personnage semi-légendaire, aurait instruit Jésus et, à son retour, aurait rédigé la première version des Manuscrits de Takenouchi[2].

Contexte (XIXe siècle)

Le contexte de la découverte de cette tombe est à faire en lien avec celle des Manuscrits Takenouchi. Potentiels textes anciens découverts en 1893 ou 1894 au sein du Koso Kotai Jingu (Autel des Ancêtres Impériaux) au village de Shinmei (Toyama). Cette découverte se fait elle même dans le cadre de la fondation d'un nouveau culte, l'Amatsukyo dont Koma Takenouchi est membre fondateur. Les enseignements de ce culte se concentrent sur la lecture de ces textes dits apocryphes qui auraient été retranscrits en japonais 1500 ans auparavant[2].

La prétendue découverte doit également se faire à la lumière de la relation au christianisme au Japon dont l'interdiction est levée en 1873. En 1880, 30 000 japonais sont baptisés et ces chiffres continuent d'augmenter rapidement. Le principal problème dans ce nouveau syncrétisme est de parvenir à lier l'identité japonaise à la foi chrétienne. La recherche d'une tombe du Christ en territoire japonais répond directement au besoin de construire un récit qui parvienne à concilier la culture japonaise et occidentale[3].

Les différents missionnaires chrétiens parvenus au Japon dans le courant du XIXe siècle étudient les moyens à disposition pour parvenir à mieux accomplir leur mission et baptiser la population. Des rapprochements étymologiques sont tentés avec l'hébreu, supposant que la nation japonaise soit l'une des tribus perdues d'Israël. Oyabe Zen'ichiro (1847-1941) tente notamment de rapprocher le culte shintoïste des cultes judéo-chrétien dans une période d'affirmation de l'identité japonaise. L'intérêt porté au village de Shingo coïncide avec ce syncrétisme chrétien[4].

Shingo représente en quelque sorte la « ville d'origine du Christ » selon le prisme de ce syncrétisme. D'autant plus que la ville pourrait présenter des indices suggérant un lien antérieur avec le christianisme dans certaines coutumes : des croix sont tracées sur les fronts des nouveaux-nés, des étoiles de David sur les vêtements, les nourrissons dormaient dans des paniers tressés en rond comme en Terre sainte et les adultes s’habillaient dans des costumes proches des lévites et des prêtres juifs[5]. Ces éléments n'ont toutefois jamais été démontrés. Christal Whelan émet l'hypothèse que s'il persiste effectivement des coutumes chrétiennes, elles proviennent du XVIIe siècle et ces tombes pourraient en réalité être celles d'un missionnaire localement apprécié qui aurait trouvé refuge à Shingo sous une nouvelle identité afin d'échapper à la persécution promulguée par Toyotomi Hideyoshi[6],[7].

Redécouverte et construction de la légende

Portrait de Sanjiro Sawaguchi (1897-1969), chef de famille Sawaguchi qui prétend être un descendant direct de Jésus Christ[8].

Kiyomaro Takenouchi (1874-1965) est un prêtre shintoïste de la préfecture d'Ibaraki et membre fondateur de l'Amatsukyo[1],[9]. À l'étude des Manuscrits Takenouchi, il remarque qu'Herai (l'ancien nom de la ville de Shingo) est proche du mot japonais Heburai (signifiant Hébreux). Sur base de cette déduction, il se serait rendu sur place[2]. En réalité, le nom du village trouve pour origine sa fondation en 861 après J.-C. par une tribu d'éleveurs (he désigne la porte d'un enclos à bétail et rai un nombre ordinal, soit littéralement dixième porte)[10].

En 1935, il aurait découvert les deux tombes dont l'existence n'est révélée au public qu'au début des années 1960[1]. Selon la version touristique, il fait cette découverte aux côtés de Toya Banzan, un artiste et chercheur en histoires anciennes, le 26 mai 1935[11]. Dans une autre version, il est dit qu'ils sont guidés par le maire de la ville, Denjiro Sasaki, qui a l'espoir de faire de sa ville une destination touristique[7].

En 1936, après la découverte, une équipe d'archéologues amateurs de la Taïko Kenkyukai (Groupe pour l'étude du passé ancien) se rend sur place. Les membres déclarent avoir découvert le dernier testament de Jesus dans les documents de la famille Sawaguchi, propriétaire des lieux[12].

En 1939, l'écrivain Naki Teiichi publie un livre Jésus était-il japonais ? et un film documentaire est également produit. Cependant, le récit peine à prendre son essor dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. Ce n'est qu'après l'essor de l'occultisme, dans les années 1960 et 1970, que Shingo commence à attirer un public. Un article de presse japonaise dresse en 1973 un tableau humoristique de la légende sous un angle sceptique. Le folklore local se développe en un phénomène culturel sans y fonder une réelle croyance locale[13].

En lien direct avec cette légende, une famille locale, les Sawaguchi, se proclame descendante directe de Jésus-Christ. Toutefois, cette affirmation n'est plus clairement admise au sein de la famille comme le révèle une interview pour ABC Australia en 1998. Toyoji Sawaguchi se déclare incertain sur ses origines, indiquant que c'est surtout son père, Sanjiro, qui prétend détenir cette ascendance. Le fait qu'il ait des yeux bleus semble alors un argument convaincant de son lignage étranger. Dans son interview, Toyoji indique que le terrain appartient à la famille de longue date et que la tradition familiale veut que cette tombe appartienne à un grand homme dont l'origine leur est alors initialement inconnue[8].

Lieu touristique

Christ Village Park

Bâtiment du musée de Christ Village Park.

Le Christ Village Park est le nom du site touristique qui accueille les différentes attractivités touristiques qui entourent la Tombe du Christ de Shingo[14]. La tombe de Jésus Christ (Ishikiri) se situe au sommet d'une colline à l'écart de la ville de Shingō au côté d'une seconde tombe. Les deux monticules sont surmontés d'une croix. Le monticule situé à droite serait la tombe de Jésus, tandis que celui de gauche correspondrait à celle de son frère, vide à l'exception de l'oreille tranchée et de la mèche de cheveux de leur mère[1],[15].

Pierre commémorative de l'amitié entre la ville de Shingo et Jérusalem

Le musée de la Légende du Christ (Den Syou Kan) est construit en 1995. Il y présente notamment une portion retranscrite des Manuscrits de Takeuchi[16] ainsi que les traditions locales, des objets archéologiques retrouvés dans la région et différents documents sur lesquels s'appuient la légende[13].

Une plaque commémorative en caractères hébraïques est offerte par la ville de Jérusalem en 2004 par l'intermédiaire d'Eli Cohen (en), ambassadeur d'Israël témoigne « de l’amitié entre l’État d’Israël, la ville de Jérusalem et Shingo »[5]. La plaque se trouve entre les tombes[17].

L'endroit attire entre 10 000 à 30 000 visiteurs chaque année[13]. Le site est considéré comme le plus important site touristique de sa région[18].

Kirisuto Matsuri

Pratique locale du Festival du Christ.

Depuis 1964, la ville de Shingo organise un festival annuel dédié à Jésus au printemps et célébré par un prêtre shinto, le Kirisuto Matsuri (« Festival du Christ »). Les femmes vêtues de kimono dansent et chantent autour des deux tombes en prononçant des paroles en langue indéterminée : « Na Nya Do Ya Ra, Na Nya Do Na Sa Re »[19].

Le festival tire son origine du prêtre local, soutenu par l'association commerciale du village, et est aujourd'hui organisé par l'office du tourisme de Shingo le premier dimanche de juin. Le maire ainsi que différentes figures locales y jouent un rôle cérémoniel[13].

Bien que reposant sur une légende à l'historicité douteuse, la tenue annuelle de ce festival parvient à jouer un rôle majeur dans la préservation des traditions folkloriques du village. Il accorde une place centrale aux arts locaux comme le Tanaka Shishi-mai (une danse du lion), et le Nanyadoyara dont l'origine provient d'une tradition transmise dans le sud d'Aomori[13].

Historicité

L'authenticité du récit n'est pas soutenue localement. Cette légende est généralement perçue comme une curiosité ou un canular sophistiqué qui met en lumière plusieurs facteurs : les influences extérieurs, des fondements historiques douteux et le désir de revitaliser une localité[13]. En 2006, un projet de fouilles archéologiques intégrant des analyse génétique des éventuelles sépultures et ossements est proposée au musée, actuel propriétaire du terrain, mais le projet est abandonné en raison de l'opposition locale qui souhaite « préserver le mystère et maintenir la légende vivante »[20].

Les données historiques sur lesquelles reposent ce site proviennent principalement des Manuscrits de Takenouchi[21] ainsi que l'hypothétique testament de Jésus Christ lié à la famille Sawaguchi et retrouvé dans la collection de Kiyomaro Takenouchi[22],[23]. L'authenticité du testament est rapidement écartée par la présence invraisemblable d'une signature : Isukirisu Kurisumasu (Jésus de Noël)[24]. Concernant les Manuscrits de Takeuchi, ils sont considérés comme une création attribuée à Kiyomaro Takenouchi, l'un des hommes derrière la prétendue découverte du tombeau[13].

Les documents de Takenouchi font partie d'une collection de textes prétendument antiques[25] et servent de textes sacrés pour le culte Amatsukyo. Cependant, ils remettent en question de nombreux fondements de l'histoire du Japon. Ces manuscrits proviendraient d'un autel gardé secret depuis 2000 ans, depuis que son premier prêtre nommé Takenouchi Matori aurait retranscrit les documents en kanji et kana. Cette affirmation repousse de huit siècles l'histoire du Japon issue des kojiki et nihon shoki[2].

Les partisans de l'authenticité de ce manuscrit l'utilise comme preuve de l'hégémonie japonaise sur les civilisations, considérant que le Japon est la source de toutes les civilisations. Le texte, et le culte d'Amatsukyo, reprennent l'idée que tous les grands chefs religieux du monde se sont rendus au Japon pour étudier[2].

Une portion du texte est exposée au sein du musée de la Légende du Christ (Den Syou Kan). Il s'agit d'une version moderne rédigée en 1995 par Wado Kosaka (1947-2002) qui se déclare « cosmoarchéologue »[2]. Wado Kosako est également célèbre, dans les années 70, lorsqu'il prétend contacter un OVNI en direct à la télévision, il prétend que les documents de Takenouchi ne retracent pas seulement la venue de Jésus au Japon, mais aussi d'ancêtres venus de l'espace[26]. Le problème de cette traduction, c'est que les documents originaux sont confisqués dès 1936 par le gouvernement de l'empire du Japon, accusant l'Amatsukyo de crime de lèse-majesté envers la famille impériale dans leur interprétation des documents[27]. Ils auraient ensuite été détruits lors des bombardements américains sur Tokyo[15].

Notes et références

  1. a b c d e f et g Whelan 2024, p. 171.
  2. a b c d e et f Whelan 2024, p. 173.
  3. Whelan 2024, p. 174.
  4. Whelan 2024, p. 176-177.
  5. a et b Delorme 2016, p. 226.
  6. Whelan 2024, p. 177.
  7. a et b (en) Smithsonian Magazine et Franz Lidz, « The Little-Known Legend of Jesus in Japan », sur Smithsonian Magazine (consulté le )
  8. a et b Whelan 2024, p. 172.
  9. 亮輔 岡本, « 地域振興と聖地戦略: 青森県新郷村キリストの墓の事例(第七部会,第72回学術大会紀要) », 宗教研究, vol. 87, no Suppl,‎ , p. 314–315 (DOI 10.20716/rsjars.87.Suppl_314, lire en ligne, consulté le )
  10. Delorme 2016, p. 235.
  11. « Jesus In Japan - FT110 », sur web.archive.org, (consulté le )
  12. Whelan 2024, p. 173-174.
  13. a b c d e f et g (ja) « キリストは青森で死んだ?今年で55回目、日本屈指の奇祭をご存知か(岡本 亮輔) @gendai_biz », sur 現代ビジネス,‎ (consulté le )
  14. « Parc du village du Christ Denshokan / Tombe du Christ », sur Guidoor (consulté le )
  15. a et b « Au Japon, la tombe miraculeuse de Jésus », Le Monde,‎ (lire en ligne, consulté le )
  16. Frédérique AMAOUA, « Au Japon, le Christ s'est arrêté à Heraï. Une légende prétend que Jésus serait enterré dans l'archipel"" mais si! », sur Libération (consulté le )
  17. (en) Franz Lidz, « The Little-Known Legend of Jesus in Japan »(Archive.orgWikiwixArchive.isGoogleQue faire ?), sur Smithsonian magazine,
  18. (en-GB) « The Japanese Jesus trail », BBC news,‎ (lire en ligne, consulté le )
  19. Whelan 2024, p. 171-172.
  20. (ja) 産経新聞, « 【ウェルカム東北! 隠れた「名所」を巡る(1)】キリストの墓(新郷村) 伝説根付く神秘の村(3/3ページ) », sur 産経新聞:産経ニュース,‎ (consulté le )
  21. Delorme 2016, p. 229.
  22. Delorme 2016, p. 231.
  23. « Authentic fakes: the case of the Tomb of Christ in Japan | IIAS », sur www.iias.asia (consulté le )
  24. Delorme 2016, p. 234.
  25. Jean-Pierre Berthon, « Production et utilisation d’apocryphes à caractère religieux dans le Japon du xxe siècle », Extrême-Orient Extrême-Occident, no 32,‎ , p. 89–114 (ISSN 0754-5010, DOI 10.4000/extremeorient.107, lire en ligne, consulté le )
  26. (en-US) Japan National Tourism Organization, « The Grave of Jesus Christ | Travel Japan - Japan National Tourism Organization (Official Site) », sur Travel Japan (consulté le )
  27. Whelan 2024, p. 173 - note.

Bibliographie

  • (en) Christal Whelan, « Eastern Asian (Japanese) », dans Eric Ziolkowski (éd.), The Bible in Folklore Worldwide : A Handbook of Biblical Reception in Folklores of Africa, Asia, Oceania, and the Americas, vol. II, De Gruyter, (ISBN 978-3-11-047821-1, lire en ligne), p. 154-181.
  • (ko-Hani) Ryosuke Okamoto, « Authentic Fakes, Diversification of Authenticity in Tourism Culture : The Case of the Tomb of Christ in Japan », Asia Review, Seoul National University Asia Center, vol. 6, no 1,‎ , p. 293-316 (lire en ligne [PDF])
  • Philippe Delorme, « Le Christ s’est arrêté à Shingo », dans Théories folles de l’histoire, France, Presses de la cité, , 400 p. (ISBN 978-2-258-13404-1), p. 224-237

Articles connexes