Sa pensée philosophique est essentiellement une interrogation sceptique devant le constat que la réalité telle qu'elle est n'est pas celle qu'elle devrait être selon les espoirs ou attentes, les idéaux de justice sociale et de raison de l'humanité. Politiquement engagée dès l'adolescence, elle prend d'abord position avec véhémence contre l'action des États-Unis au Viêt Nam, puis contre la guerre d'Irak de l'administration Bush, ultérieurement en tant que collaboratrice électorale de Barack Obama. Sa revendication philosophique de « clarté morale » vise à rendre les questions d'éthique traditionnelles à nouveau fécondes pour la pensée et l'action politique de la gauche, c'est-à-dire à ne pas les abandonner à l'appropriation conservatrice et à la souveraineté interprétative de la droite, ni aux essentialisations auxquelles procèdent aujourd’hui certains mouvements idéologiques se réclamant de gauche.
Son premier livre, Slow Fire, paru en 1992, relate sa réémigration des États-Unis vers l'Allemagne et sa vie de jeune femme juive dans le Berlin socialiste et libéral des années 1980. De 1989 à 1996, elle est assistante et professeure associée de philosophie à l'université Yale, et de 1996 à 2000, professeure associée de philosophie à l'université de Tel-Aviv. En 2000, elle devient la directrice du Forum Einstein à Potsdam. Elle est mère de trois enfants.
Evil in Modern Thought (Penser le mal, Premier Parallèle, 2022[4]) décrit l'histoire de la philosophie moderne et la modernité politiqueeuropéenne comme une série de réponses à l'existence du mal : celui-ci, que ce soit sous la forme d'une cause naturelle infligeant la souffrance à des innocents ou d'une action humaine qui le provoque intentionnellement, « menace notre sens du sens du monde » (« threatens our sense of the sense of the world »)[5]. Selon Susan Neiman, le problème du mal fournit un meilleur cadre que l'épistémologie pour comprendre l'histoire de la philosophie parce qu'il comprend un plus large éventail de textes, forme un lien entre la métaphysique et l'éthique et est plus fidèle aux préoccupations déclarées des philosophes. Le mal, en défiant l'intelligibilité du monde dans son ensemble, serait donc à la base de toute recherche philosophique.
Ce livre explore la période allant du début des Lumières et de la Haskala à la fin du XXe siècle à travers des discussions sur des philosophes qui figurent souvent dans les histoires traditionnelles de la philosophie, tels que Leibniz, Kant, Hegel, Nietzsche et Schopenhauer et d'autres, comme Pierre Bayle, Sigmund Freud, Albert Camus, Emmanuel Lévinas et Hannah Arendt. Neiman regroupe les penseurs autour de deux distinctions fondamentales : la première entre ceux qui croient en un ordre directeur au-delà des apparences et ceux qui pensent que l'expérience sensorielle est tout ce dont nous disposons pour nous orienter ; la seconde entre ceux qui croient qu'il faut essayer de comprendre le mal et ceux qui soutiennent que cela serait immoral au motif que toute explication du mal équivaudrait à sa justification.
Moral Clarity
Dans Moral Clarity, (Clarté morale, non traduit en français) Susan Neiman soutient que tous les êtres humains ont des besoins moraux, mais que la culture laïque, en particulier dans la gauche politique, est réticente ou incapable de les satisfaire et, par conséquent, a laissé le domaine de la morale à la religion et aux conservateurs traditionnels. Elle attribue cet échec non pas à un manque de valeurs mais à un « manque de point de vue à partir duquel ces valeurs ont un sens » (« lack of a standpoint from which those values make sense »)[6]. Cet ouvrage explore les raisons pour lesquelles il en est ainsi et propose un nouveau cadre de pensée morale basé sur les idées des Lumières, en particulier celles de Kant et de Rousseau, qui ne reposent ni sur l'autorité divine ni sur une idéologie autoritaire.
Grandir
Dans Why Grow Up ? (Grandir, Premier Parallèle, 2021[7]), Susan Neiman reprend la thèse de Paul Goodman et dénonce l'infantilisation qui, selon elle, s'est répandue dans la société moderne, notamment anglo-saxonne. Elle suggère que « les forces qui façonnent notre monde » (« the forces that shape our world ») encouragent le consumérisme, l'apathie, le cynisme et la fétichisation de la beauté et de la jeunesse afin de garder les citoyens passifs et dociles[8]. Ces forces, pense-t-elle, s'appuieraient sur une conception de l'âge adulte selon laquelle celui-ci serait synonyme de pénibilité, de résignation et de déclin inévitable.
Neiman plaide en faveur d'un idéal de l'âge adulte qui implique d'exercer son jugement, de comprendre sa propre culture en s'immergeant dans celle d'autrui, de façonner activement la société et de chercher une orientation face à l'incertitude. Comme dans Moral Clarity, Neiman s'appuie sur les travaux de Kant, Rousseau, Arendt et d'autres philosophes pour plaider en faveur d'un concept de maturité dans lequel penser de manière critique ne signifie pas abandonner ses idéaux.
Learning from the Germans
Learning from the Germans (Apprendre des Allemands, non traduit en français) examine les efforts allemands pour expier les atrocités nazies et identifie les leçons sur la façon dont les États-Unis pourraient accepter leur héritage d'esclavage et de racisme. Ce livre rassemble des analyses historiques et philosophiques; des entretiens avec des politiciens, des militants et des témoins contemporains en Allemagne et aux États-Unis ; et les propres observations à la première personne de Neiman en tant que femme blanche grandissant dans le Sud et de femme juive qui vit depuis près de trois décennies à Berlin.
En 2018, elle est élue à l'American Philosophical Society[9] se voit décerner la médaille Lucius D. Clay pour ses contributions aux relations germano-américaines[10].
Bibliographie sélective
Livres
La gauche n'est pas woke, Paris, Flammarion, coll. Climats, 2024.
(fr) Penser le mal. Une autre histoire de la philosophie, Paris, Premier Parallèle, 2022 (ISBN978-2850611520).
Grandir. Éloge de l'âge adulte à une époque qui nous infantilise, Paris, Premier Parallèle, 2021 (ISBN978-2850610578).
(de) Widerstand der Vernunft: Ein Manifest in postfaktischen Zeiten, Ecowin, 2017.
(en) Why Grow Up?, Penguin, 2014 (part of the series Philosophy in Transit). [Reprinted as Why Grow Up? Subversive Thoughts for an Infantile Age, Farrar, Straus & Giroux, 2015.]
(en) Moral Clarity: A Guide for Grown-Up Idealists, Harcourt, 2008.
(de) Fremde sehen anders: Zur Lage der Bundesrepublik, Suhrkamp, 2005.
(en) Slow Fire: Jewish Notes from Berlin, Schocken, 1992.
Articles et chapitres de livres
"Understanding the Problem of Evil" in Chignell, ed., Evil: Oxford Philosophical Concepts, Oxford University Press, 2019.
"A Dialogue Between Business and Philosophy" (with Bertrand Collomb) in Rangan, ed., Capitalism Beyond Mutuality?Perspectives Integrating Philosophy and Social Science, Oxford University Press, 2018.
"Amerikanische Träume," in Honneth, Kemper, and Klein, ed., Bob Dylan, Suhrkamp, 2017.
"Ideas of Reason," in Rangan, ed., Performance and Progress: Essays on Capitalism, Business, and Society, Oxford University Press, 2015.
"Forgetting Hiroshima, Remembering Auschwitz: Tales of Two Exhibits," Thesis Eleven, 129(1), 2015: 7–26.
"Victims and Heroes," in Matheson, ed., The Tanner Lectures on Human Values, University of Utah Press, 2012.
"Subversive Einstein," in Galison, Holton and Schweber, ed., Einstein for the 21st Century, Princeton University Press, 2008.