Ce diptyque est le sommet du second livre. Le caractère du splendide prélude est celui d'une fugue libre au climat de tristesse résignée. La fugue à quatre voix est un chef-d'œuvre, l'une des plus hautes inspirations et compte parmi les fugues les plus remarquables et denses qu'ait offert Bach. Sa richesse musicale et expressive accumule les ressources de l'imitation, de l'art du contrepoint le plus ingénieux, d'une grande complexité mais d'une maîtrise infaillible. Déjà, Marpurg considérait l'idée centrale de cette fugue comme une démonstration du contrepoint double en renversement.
Prélude
Ce prélude et cette fugue représentent le plus haut sommet rencontré depuis le couple en fa-dièse mineur, « le prélude en particulier résonne longtemps dans le souvenir, par la splendeur de ses thèmes »[1]. À elles deux, les fugues sont les pièces les plus grandioses et impressionnantes du second livre[2],[3],[4], analogue à la fugue en si mineur du premier volume[5] et remarquable pour l'ensemble de l'œuvre de Bach[3]. L'approche de ce couple n'est pas facile, ni pour l’exécutant ni pour l'auditeur, mais permettent de pénétrer dans l'atelier de Bach[4].
Le prélude noté , comprend 83 mesures, articulé en deux sections égales : mesures 1–41, 42–83[6]. L'écriture ressemble à une invention à trois voix, l'une des plus considérables écrites par Bach[4], ou d'une sonate en trio, ou d'une sonate avec violon[7], mais finalement plus proche d'une grande fugue que d'un prélude[8]. Il n'y a pas de double barre de mesure au milieu, mais une réexposition à la sous-dominante (mesure 55) et tout le long, des passages basés sur le matériau des mesures d'ouverture alternent avec des épisodes canoniques[5].
Le thème initial est enveloppé d'un « climat de tristesse résignée »[1], s'étale sur huit mesures (repris intégralement à l'alto, mesures 62–70) n'est que le début d'une exposition exceptionnellement longue de trente mesures, achevée par l'exposition du thème à la basse (mesure 25). La seconde entrée se fait en majeur (mesures 31–54). La troisième série (mesures 55–83) est la réexposition abrégée (mesures 55–69) et transposée des mesures 1 à 15 qui, selon le plan favori de Bach, est d'abord exposée en mi-bémol mineur (sous-dominante), avant la réponse de retour au ton principal (mesure 62)[1],[7]. Suit une pédale de dominante de quatre mesures sur une extraordinaire montée dans l'aigu des trois autres voix (mesures 73–76). Le prélude s'achève sans exposer une nouvelle fois le thème principal[9]. Rien ne vient perturber le climat de calme, de sérénité et de mélancolie qui se dégage de cette superbe page[10].
La fugue à quatre voix, est notée et longue de 101 mesures.
C'est l'une des quatre du cahier qui donnent la place d'honneur à l'art contrapuntique le plus ingénieux : deux dans le style vocal en majeur (ré et mi) ; deux en mineur, empruntent au style instrumental (sol et si-bémol).
Le long sujet, élaboré sur quatre mesures, est « sombre et buté »[1]. Il commence par deux blanches qui s'élèvent pesamment à la seconde, puis en noires jusqu'à la quarte, avant que les croches ne s'élèvent à la dominante, fa (but de cette montée). Les trois incises sont simplement séparées par des silences. Le dessin de la quatrième mesure est une variante de la seconde mesure[11].
Le premier contre-sujet chromatique, se conjugue immédiatement à la réponse mais n'apparaît que pendant la première partie de la fugue et disparaît totalement de la seconde[12].
Le second contre-sujet est plus mélodique, avec ces notes « il assène aux croches du sujet des coups pleins de violence »[11] en leur centre, que Keller rapproche du premier chœur de la Cantate BWV 102, « tu les frappes, mais ils ne le sentent pas ».
La fugue est structurée en cinq sections. L'exposition (mesures 1–26) qui se fait alto, soprano, basse et ténor, occupe vingt mesures. Le premier divertissement (que l'on peut d'ailleurs à peine considérer ainsi)[13] (mesures 27–41) est l'occasion de la première strette ténor-alto (mesure 27), avec une blanche de décalage et à la septième, suivi d'un autre canon (mesure 33) soprano-basse à la neuvième inférieure[14].
Le sujet est ensuite traité dans son renversement dans une contre-exposition (mesure 42–66), ténor, alto, soprano, basse, que suivent de nouveau les strettes (mesure 67–79). Le renversement concerne également le contre-sujet chromatique qui subit la même opération.
La section suivante présente la combinaison recto et inverso du sujet (mesure 80), toujours à un temps de retard (une blanche). Enfin pour le sixième et dernier groupe d'entrée (mesures 80–101), les voix s'unissent deux à deux à la tierce (basse-ténor) ou à la sixte (alto-soprano) et par mouvement contraire. Une coda lapidaire met fin à la plus puissante des fugues du Clavier bien tempéré[13].
En comparaison de la fugue en la mineur, ou en ré-dièse/mi-bémol mineur, du premier livre, en vingt ans, Bach montre qu'il a passé une étape. De la monotonie initiale qu'accusait la fugue en la mineur, il gagne en diversité de rythmes, en expressivité (notamment par l'effet du chromatisme) et la forme est plus ramassée[13],[6].
Parmi les possibilités de combinaisons ou de renversements, Bach choisit. Kirnberger, qui accorde une attention particulière à cette fugue, insiste sur cet aspect. Bach invente un matériau si riche en possibilités de permutation, qu'il ne peut en utiliser qu'une petite partie, parmi la douzaine d'autres. Lors des strettes en inversion (mesures 80 et 89), Bach choisit pour l'entrée de la seconde voix, l'intervalle d'un triton qui offre le meilleur chemin harmonique[6].
Marpurg considère que l'idée centrale de cette fugue est une démonstration du contrepoint double en renversement. Lors des canons (mesure 27), Bach utilise une entrée à la septième, reflet d'un autre choix fondé sur les propriétés du renversement sur le septième degré, donné par Walther dans ses Praecepta der musicalischen composition (1708)[6].
Le sujet renversé, loin de perdre toute sa beauté, semble plutôt gagner[15].
Manuscrits
Parmi les sources[16], les manuscrits considérés comme les plus importants sont de la main de Bach lui-même ou d'Anna Magdalena. Ils sont :
source « A », British Library Londres (Add. MS. 35 021), compilée dans les années 1739–1742[17]. Comprend 21 paires de préludes et fugues : il manque ut mineur, ré majeur et fa mineur (4, 5 et 12), perdues[17] ;
(en) Yō Tomita, J. S. Bach’s ‘Das Wohltemperierte Clavier II’ : A Study of its Aim, Historical Significance and Compiling Process, Leeds, University of Leeds, (lire en ligne [PDF])
(en) Yo Tomita, J. S. Bach’s ‘Das Wohltemperierte Clavier II’ : A Critical Commentary, vol. 1 : All the extant manuscripts, Leeds, Household World Publisher, , 1033 p. (lire en ligne [PDF]), p. 49–56
Guy Sacre, La musique pour piano : dictionnaire des compositeurs et des œuvres, vol. I (A-I), Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », , 2998 p., p. 222–223.
(en) David Ledbetter, Bach’s Well-tempered Clavier : the 48 Preludes and Fugues, Yale University Press, , 414 p. (OCLC5559558992), p. 316–317.