Début du XVIIe siècle, la persistance de l'aristotélisme
À de rares exceptions, la philosophie allemande du XVIIe siècle reste marquée par l'érudition académique et l'éclectisme, reprenant l'héritage de l'humanisme et de la scolastique. Dominée en grande partie par l'aristotélisme, elle se trouve cependant stimulée par les rivalités entre les écoles, les princes et les confessions religieuses[1].
Parmi les philosophes calvinistes, Rudolf Goclenius l'Ancien connaît un succès notable avec ses écrits logiques, entérine l'emploi du mot psychologie comme nom de discipline pour l'étude de l'esprit et rétablit l'étude de la métaphysique, bannie des disciplines scolaires par Melanchthon et Ramus. Dans son ouvrage Metaphysica systema methodicum, paru en 1604, Clemens Timpler en apporte une compréhension originale en élargissant son objet à la totalité de ce qui est intelligible sans recourir à la notion de matière, mais se trouve supplanté par des approches plus conservatrices. Symptomatique de cette tendance à concevoir la systématisation philosophique comme un résumé articulé de savoirs préexistants, Keckermann exerce une influence significative sur ses contemporains en classant et éclaircissant des doctrines d'Aristote, entre autres. J.H. Alsted élabore lui une théorie générale de la science et de la méthode, cherchant à articuler et diviser la totalité des connaissances, selon une démarche encyclopédique. La pensée réformée perd de son rayonnement après la guerre de Trente Ans, en grande partie sous la percée du cartésianisme[1].
Imprégnée d'aristotélisme classique, la métaphysique luthérienne commence à prendre son autonomie par l’œuvre de Cornelius Martini, professeur à Helmstedt, réintroduisant la métaphysique dans l'enseignement universitaire à l'image de Goclenius l'ancien. Les luthériens s'interrogent sur les délimitations de la discipline et la place de la théologie naturelle à l'intérieur de celle-ci, Jakob Thomasius affirmant par exemple dans son Erotemata metaphysica de 1672 que les deux se recoupent[1].
À Altdorf, une école fondée par Philipp Scherbe s'efforce de retrouver l'authenticité de la pensée aristotélicienne par-delà les interpolations des scholastiques et des ramistes. Christian Dreier, en n'accordant du crédit qu'aux textes grecs, adopte ainsi une position radicale pour l'époque[1].
Avec l'influence de l’averroïsme et du galénisme, les philosophes chrétiens et mosaïques accordent une importance croissante à l'observation de la nature au détriment de la démarche aristotélicienne. L'atomisme perce ainsi avec les ouvrages de Daniel Sennert, défendant les innovations en médecine et en physique, et la théorie corpusculaire de Joachim Jungius, hostile au rôle prépondérant de la métaphysique dans les sciences d'alors. Cependant, la pensée d'Aristote domine dans les universités durant tout le siècle, à l'encontre par exemple de la diffusion du cartésianisme. Erhard Weigel, maître de Leibniz, tente une approche mathématisée de l'éthique, celle-ci étant largement liée la théologie[1].
Émile Bréhier considère qu'avec Jacob Boehme, dont il est difficile de « faire abstraction pour comprendre Leibniz », on se trouve plongé « dans un univers de pensée bien différent de celui de Descartes et de Malebranche »[2].
La philosophie allemande prend son essor avec la Frühaufklärung (terme allemand signifiant « aube des Lumières », ou plus littéralement traduit: « Aufklärung précoce »), allant de 1680 à 1730, dans lequel on trouve notamment Gottfried Wilhelm Leibniz, Christian Thomasius, ou Christian Wolff.
Leibniz, né à Leipzig et mort à Hanovre, est classé comme philosophe allemand, bien que l'essentiel de son œuvre soit écrit en latin. Le premier philosophe à faire ses discours et à écrire ses textes en allemand est Christian Thomasius, à partir de 1687. Par la suite cependant, Christian Wolff et son disciple Alexander Gottlieb Baumgarten continuent à écrire en latin ; c'est seulement avec Emmanuel Kant que l'allemand s'imposera définitivement comme langue philosophique.
Christian Wolff
Christian Wolff commence à enseigner au début du XVIIIe siècle. Il s'inscrit dans la filiation cartésienne, et entre en contact avec Leibniz, qui lui fait obtenir une chaire à l'Université de la Halle en 1706. Sa philosophie est très proche de celle de Leibniz et consiste en un rationalisme systématique. Son système a cependant des aspects originaux, puisqu'il accorde une importance décisive à la philosophie pratique, cherchant à fonder théoriquement les Droits de l'homme. De plus, il s'en prend à l'harmonie préétablie pensée par Leibniz, pour aller vers une autonomisation de la raison humaine[3]. Christian Wolff a eu une grande influence sur l'enseignement philosophique du XVIIIe siècle ; c'est lui qui est la grande référence philosophique lorsque Emmanuel Kant entre dans cette matière.
Les disciples de Wolff, comme Martin Knutzen ou Alexander Gottlieb Baumgarten, cherchent d'abord à parachever le système de Wolff[3]. Cependant, l'influence de Wolff s'essouffle petit à petit : s'y opposent d'abord des philosophes proches du piétisme, réunis dans L'Ecole de Leipzig fondée par Andreas Rüdiger, et où s'illustre Christian August Crusius[4]. Ils réfutent le rationalisme de Wolff, en refusant l'importance primordiale donnée à l'a priori dans la connaissance, et en affirmant l'existence d'une liberté de la volonté indépendante de la raison[5]. Mais ce sont surtout les œuvres de John Locke et de David Hume, maîtres de l'empirisme anglais, qui sapent les bases du système rationaliste[5].
En reprenant une observation de Ludwig Feuerbach dans l'un de ses premiers ouvrages, Yvon Belaval relève que « partie, ou plutôt, chassée d'Italie, la philosophie était passée en Angleterre, puis en France et en Hollande où régnait la plus grande liberté de pensée » — pays où « elle était devenue autonome », tandis qu'« en Allemagne, elle était demeurée liée au besoin religieux »[6]. Il confirme cette observation, en évoquant les écrits de Heinrich Heine sur l'Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne (1834), et il ajoute qu'« à la “philosophie à l'intérieur des limites de la religion” de Jacob Boehm, Kant répondra par la Religion à l'intérieur des limites de la simple raison (1793) »[6].
« Sans la moindre contestation possible, le plus grand philosophe du XVIIIe siècle va être Immanuel Kant »[6], écrit plus loin Belaval.
Plusieurs philosophes allemands prennent part aux Lumières et sont réunis à partir de 1770 sous le terme d’Aufklärung, dont l’un des textes emblématiques est Qu’est-ce que les Lumières? de Kant.
Dans une brève rétrospective sur les origines de l'idéalisme allemand contenue dans une section intitulée « Transition à l'Allemagne » de ses Leçons sur l'histoire de la philosophie, Hegel affirme que « Hume et Rousseau sont les deux points de départ de la philosophie allemande », rapporte Norbert Waszek dans le Dictionnaire du monde germanique[7].
Emmanuel Kant
Emmanuel Kant arrive au moment où l'édifice rationaliste de Christian Wolff s'essouffle sous les attaques de l'empirisme. Il s'agit pour Kant de prendre en compte les réfutations de David Hume contre le rationalisme et ce que Kant appelle « métaphysique dogmatique », tout en refondant un système « critique » qui se fonde sur les a priori de la connaissance. Il s'agit également de rendre compte de la systématisation scientifique opérée par Isaac Newton, qui pour Kant ruine à la fois le système de Leibniz et le scepticisme de Hume[8].
En termes de philosophie morale, Kant s'inspire des écrits de Jean-Jacques Rousseau, où il trouve l'idée que la conscience morale est un absolu et que la moralité a sa demeure dans la pureté de l'intention[9].
Johann Gottlieb Fichte
Fichte est un disciple de Kant, qui cherche à poursuivre son œuvre systématique. Il se doit donc, comme Kant, de conjuguer une philosophie première (métaphysique critique, épistémologie et ontologie) et une philosophie pratique. Cette dernière n'est pour lui pas seulement morale, mais aussi largement politique. Kant comme Fichte s'enthousiasment pour la Révolution Française ; Fichte proposera plusieurs essais politiques, plus développés que les opuscules de Kant.
Au cours du XIXe siècle, la pensée de Karl Marx opère une critique de l’idéalisme, tout en poursuivant les thèses de Hegel sur l’Histoire, mais en y ajoutant une forte dimension économique, qui donne naissance au marxisme. À la fin de ce siècle, c’est Friedrich Nietzsche qui s’oppose radicalement aux présupposés moraux et religieux de cet idéalisme.
Le XXe siècle voit tout d’abord le développement de la phénoménologie, sous l’impulsion d’Edmund Husserl. Il s’agit d’une révision des principes de la métaphysique et de la connaissance. Martin Heidegger, élève d’Husserl, s’inspire de ce mouvement et s’en sépare en révisant les principes de l’être et du temps. Parmi les élèves de Martin Heidegger, on compte Hannah Arendt, Hans Jonas ou Hans-Georg Gadamer.
↑ abcd et eHeinrich Schepers, « Le XVIIe siècle allemand », dans Yvon Belaval (dir.), Histoire de la philosophie, vol. 1, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais » (no 339), , p. 418-437
↑ Émile Bréhier, « La philosophie allemande avant Leibniz » dans Histoire de la philosophie II / XVIIe – XVIIIe siècles, Paris, Quadrige / PUF, 1993, p. 202-205.
↑ a et bJean-Cassien Billier, Kant et le kantisme Paris, Armand Colin, 1998, page 13
↑Jean-Cassien Billier, Kant et le kantisme Paris, Armand Colin, 1998, page 14
↑ a et bJean-Cassien Billier, Kant et le kantisme Paris, Armand Colin, 1998, page 15
↑ ab et cYvon Belaval, « La révolution kantienne », dans Histoire de la philosophie 2 (sous la direction d'Y. Belaval dans l'Encyclopédie de la Pléiade), volume II, Bibliothèque de la Pléiade, GallimardNRF, 1973, p. 789-793.
↑Norbert Waszek, « Philosophie anglaise et écossaise: sa réception allemande », dans Dictionnaire du monde germanique (dir. Élisabeth Décultot, Michel Espagne et Jacques Le Rider), Paris, Bayard, 2007, p. 847-848.
↑Jean-Cassien Billier, Kant et le kantisme, Paris, Armand Colin, 1998, page 16-17
↑Jean-Cassien Billier, Kant et le kantisme, Paris, Armand Colin, 1998, page 11
↑Jocelyn Benoist, « Vérification et application selon Schlick », dans Jacques Bouveresse et Pierre Wagner, Mathématiques et expérience : l'empirisme logique à l'épreuve (1918-1940), Odile Jacob, 2008, p.99
Histoire de la philosophie 2 (sous la direction d'Yvon Belaval dans l'Encyclopédie de la Pléiade), Volume II De la Renaissance à la révolution kantienne, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimardnrf, 1973,
« La philosophie allemande au XVIIe siècle », par Heinrich Schepers, p. 418-437.
« La philosophie allemande de Leibniz à Kant », par Giorgio Tonelli, p. 728-785.
Histoire de la philosophie III (sous la direction d'Yvon Belaval, Gallimard, 1974), vol. 1: Le XIXe siècle. Le XXe siècle , vol. 2: Le XXe siècle. La philosophie en Orient, Paris, Folio/essais,
Norbert Waszek, « Philosophie anglaise et écossaise: sa réception allemande », p. 847-848 et « Philosophie populaire (Popularphilosophie) », p. 852-853.
Lucien Calvié, Le Renard et les raisins. La Révolution française et les intellectuels allemands. 1789-1845, Paris, Études et Documentation Internationales(ÉDI),1989, (ISBN2-85139-094-5)
Maurice Dupuy, La philosophie allemande, PUF, QSJ? n°1466, 1972 (ISBN2 13 036614 7). Exposé chronologique du Moyen Age au XXe siècle.
Leçons de métaphysique allemande, t. 1 : De Leibniz à Hegel, préface de Luc Ferry, Paris, Grasset, 1990, (Nouv. éd., Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio Essais », 2002, no 4341).
Leçons de métaphysique allemande, t. 2 : Kant, Heidegger, Habermas, préface d’Alain Renaut, Paris, Grasset, 1992, (Nouv. éd., Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio Essais », 2002, no 4342).