Comparant les traditions du monde entier, l’auteur cherche à démontrer que les religions sont toutes fondées sur une même adoration originelle de la Nature et de ses cycles, que les divinités et les hérosmythologiques sont des allégories figurant l’alternance des saisons, la dualité entre la lumière et les ténèbres, et le mouvement du Soleil, de la Lune, des planètes et des constellations.
Ce monument d’érudition (3 tomes totalisant plus de 2000 pages de démonstrations savantes, auxquels s’ajoute un atlas illustré pour guider le lecteur) fait l’objet en 1798 d’une version condensée et remaniée, l’Abrégé de l’Origine de tous les Cultes[5].
Contexte
Au XVIIIe siècle, une interprétation astromythologique a déjà été esquissée par Boulanger à propos du Déluge (L’Antiquité dévoilée).
L’Origine de tous les Cultes est l’aboutissement d'une quinzaine d'années de recherches ; Charles-François Dupuis a commencé à publier ses thèses en 1779. On les retrouve en 1791 à la fin des Ruines de Volney, qui s’est inspiré de ses discussions avec lui et le cite dans les notes de son ouvrage.
L’auteur entend révéler à ses lecteurs une vérité ancestrale oubliée[8]. Son messianisme pédagogique se manifeste ainsi dans la préface : « Le fil des connaissances religieuses était perdu, depuis bien des siècles ; puisqu’il est retrouvé, qu’il nous serve à lier entre elles des générations et des peuples, qui semblaient perdus dans la nuit des temps, et n’appartenir qu’à la terre immense des chimères. Je consacre aux hommes de tous les pays et de tous les siècles mon Ouvrage. J’ai jeté l’ancre de la vérité au milieu de l’océan des temps. Si j’ai vécu utilement pour mes semblables, ma destinée est remplie. »
Plan de l'Œuvre
Sommaire de l’Abrégé (1798)
I. De l’Univers-Dieu et de son Culte
II. Universalité du Culte rendu à la Nature, prouvé par l’Histoire et par le monuments politiques et religieux
III. L’Univers animé et intelligent
IV. Des grandes divisions de la Nature en causes active et passive, et en principes, lumière et ténèbres
V. Explication de l'Héracléide, ou du poëme sacré sur les douze mois et sur le Soleil, honoré sous le nom d'Hercule
VI. Explication des voyages d’Isis ou de la Lune, honorée sous ce nom en Égypte
VII. Explication des Dionysiaques, ou du poëme de Nonnus sur le Soleil, adoré sous le nom de Bacchus
XII. Explication abrégée d’un ouvrage apocalyptique des initiés aux mystères de la lumière et du Soleil adoré sous le symbole de l’agneau du printemps ou du bélier céleste
I. Des Mystères, de leur Origine et de leurs Progrès, de leurs espèces différentes, et de tout ce qui tient à l’historique des Initiations anciennes, au Cérémonial, et aux fonctions Sacerdotales
II. Examen Philosophique des Mystères considérés dans leurs rapports avec la Politique et la Morale
III. Examen Philosophique des Mystères considérés dans leurs rapports avec la Métaphysique, la Physique et l’Astronomie ancienne
À sa parution, l’ouvrage fait sensation dans les cercles intellectuels. Antoine Destutt de Tracy rédige dès 1795 une Analyse raisonnée de l’Origine de tous les cultes[10], publiée en 1804. Célébrant « l’érudition prodigieuse » de Dupuis, dont l’œuvre « fera époque dans l’histoire de l’esprit humain[11] », il y voit la preuve de « l’immense supériorité » des Modernes, capables de démystifier a posteriori les croyances infantiles des Anciens. Pour Tracy, le comparatisme astromythologique inaugure une nouvelle sagesse laïque affranchie des superstitions. L’influence de Dupuis sera perceptible dans le positivisme religieux d’Auguste Comte[12],[7].
Mis à l’index par l’Église en 1818[13], l’Origine de tous les cultes est interdit sous la Restauration. Ainsi, un libraire parisien nommé Chassériau est condamné en 1822 (en première instance puis en appel) pour avoir réimprimé l’Abrégé[14]. Le tribunal ordonne que tous les exemplaires soient « saisis et lacérés ».
En 1827, Jean-Baptiste Pérès publie une réfutation satirique de la thèse mythiste de Dupuis, prétendant qu’avec le même argumentaire, on pourrait démontrer que la vie de Napoléon Bonaparte, comme celle du Christ, n'est qu'une « fable solaire » dénuée de fondement historique[15].
Malgré la censure, l’Abrégé (parfois réduit au seul chapitre sur le christianisme) circule beaucoup dans les milieux républicains et anticléricaux sous le règne de Charles X. « C’est parce que les ouvrages de Dupuis étaient antireligieux que la bourgeoisie les aima tant vers 1825 ; c’est aussi et de même parce que ces ouvrages étaient antireligieux que la bourgeoisie les voua à l’oubli vers 1855, […] à partir de cette époque où elle fit alliance avec l’Église contre la démocratie, c’est-à-dire à partir de la Seconde République. » (Alphonse Aulard dans L’Aurore du 1er octobre 1903[16]).
Aux États-Unis
Les idées de Dupuis se diffusent aussi dans le monde anglophone. Joseph Priestley les décrit comme le « nec plus ultra de la mécréance[17],[18] » et tente de réfuter la thèse mythiste[19].
À l’automne 1816, Thomas Jefferson et John Adams échangent au sujet de l’analyse faite par Tracy de l’Origine de tous les cultes. Adams s’est alors procuré les treize volumes de l’édition originale qu’il lit avec grand intérêt[20],[21],[22].
En janvier 1825, dans l’une des dernières lettres entre les deux Pères fondateurs, John Adams écrit[23] : « Il existe, je crois, dans l'ensemble du monde chrétien, une loi qui considère comme un blasphème le fait de nier ou de mettre en doute l'inspiration divine de tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, de la Genèse à l'Apocalypse. […] Qui prendrait le risque de traduire les Recherches Nouvelles de Volney ? Qui prendrait le risque de traduire Dupuis[24],[25] ? »
« Le vaste courant d'interprétation de la Mythologie Astrale devient école scientifique grâce aux ouvrages de Charles-François Dupuis. […] Ces anciens travaux, aujourd'hui rejetés à cause de leur insuffisance, contenaient nombre de découvertes particulières importantes, et il y a donc toujours avantage à les lire. » (Bernard Sergent et Jean-Loïc Le Quellec, directeurs de recherche au CNRS[27]).
Notes et références
↑21 cm de diamètre (globe) pour 53 cm de hauteur (sur pied), dessiné par le cartographe Loysel.
↑« Quand nous aurons fait voir que l’histoire prétendue d’un dieu qui est né d’une vierge au solstice d'hiver, qui ressuscite à Pâques ou à l’équinoxe du printemps, après être descendu aux enfers ; d’un dieu qui mène avec lui un cortège de douze apôtres, dont le chef a tous les attributs de Janus ; d’un dieu vainqueur du prince des Ténèbres, qui fait passer les hommes dans l’empire de la lumière, et qui répare les maux de la Nature, n’est qu’une fable solaire, comme toutes celles que nous avons analysées, il sera à-peu-près aussi indifférent d'examiner s’il y a eu un homme appelé Christ, qu’il l’est d’examiner si quelque prince s’est appelé Hercule, pourvu qu’il reste démontré que l’être consacré par un culte, sous le nom de Christ, est le Soleil, et que le merveilleux de la légende ou du poème a pour objet cet astre ; car alors il paraîtra prouvé que les Chrétiens ne sont que les adorateurs du Soleil, et que leurs prêtres ont la même religion que ceux du Pérou, qu’ils ont fait égorger. »
↑Céline Pauvros, « La Raison et la Nation : Charles – François Dupuis (1742-1809), historien des religions et républicain : itinéraire social, politique et intellectuel d’un philosophe à la fin des Lumières », thèse soutenue en 2013.
↑Le livre est dédié à sa femme. « Lis-moi, et je serai amplement payé de mon travail. C’est de toi seule que le public le recevra. Il eût été brûlé sans toi. Je tiens plus à cet épître qu’au reste de l'ouvrage. »
↑Selon Destutt de Tracy, l’ouvrage donne au problème de l’origine des religions « une solution si complete et si motivée, que c’est affaire finie et qu’il n’y a plus à y revenir. »
↑Un nouveau pouvoir spirituel. Auguste Comte et la religion scientifique au xixe siècle, George Chabert, Presses universitaires de Caen, 2004, page 107.
↑Index Librorum Prohibitorum (1600-1966), Jesús Martínez de Bujanda, Genève, 2002, p.313.
↑Joseph Priestley, The Theological and Miscellaneous Works. Ed. with Notes by John Towill Rutt, Volume 17, 1797, p.344-359.
↑Joseph Priestley, A Comparison of the Institutions of Moses with those of the Hindoos and Other Ancient Nations; with Remarks on Mr. Dupuis’s Origin of all Religions (Northumberland, Pa., 1799), 301.
↑Quelques semaines plus tard, évoquant l’explication de l’Apocalypse proposée par le général Smyth, il glisse à son vieil ami : « J’aurais aimé qu’il lise Dupuis ».