Le projet remonte au milieu des années 1840, à l'époque où Healy voyageait entre la France et son pays natal pour peindre ou copier de nombreux portraits d'hommes d’État américains à la demande du roi des Français Louis-Philippe. À l'automne 1845, il était ainsi présent à Boston, sa ville natale, pour y faire poser Daniel Webster, sénateur whig du Massachusetts et personnalité politique la plus respectée de Nouvelle-Angleterre. Outre Louis-Philippe, d'autres clients souhaitaient avoir un portrait du célèbre orateur. C'était le cas du baron Ashburton ainsi que d'un club whig de New York, qui manda à cette fin une délégation auprès du peintre le 12 novembre[1].
Portraitiste reconnu, Healy conçut l'idée de s'élever dans la hiérarchie des genres picturaux en livrant une grande peinture d'histoire américaine[2]. L'entreprise pouvait être très profitable, non seulement par la vente de la toile à une grande institution, mais également par les droits d'entrée collectés lors de son exposition itinérante et par la commercialisation à grande échelle de gravures dérivées[1].
Influencé par le succès de ses portraits de Webster, son choix se porta sur un événement politique survenu à Washington le 26 janvier 1830 et dont le sénateur whig avait été l'acteur principal. Lors d'un débat au Sénat l'ayant opposé à un parlementaire démocrate du Sud, Robert Young Hayne, Webster avait prononcé un discours considéré par la suite comme un monument d'éloquence. Réfutant les théories sectionalistes de nullification défendues par Hayne au sujet des droits des États (la liberté prime l'union), Webster avait alors affirmé la prééminence d'un gouvernement fédéral de l'Union « fait pour le peuple, par le peuple, et responsable devant le peuple », avant de terminer son discours par la formule : « Liberté et Union, maintenant et à jamais, unes et indivisibles »[3].
Encouragé dès 1846 par des Whigs bostoniens, qui avaient assuré que la toile serait achetée pour prendre place à Faneuil Hall, Healy avait non seulement choisi ce sujet pour son intérêt historique et son caractère patriotique, mais également pour les débouchés commerciaux qu'il pourrait lui ouvrir auprès des riches et puissants amis, alliés politiques ou admirateurs de Webster[4]. Cette considération deviendra d'autant plus importante après la Révolution française de 1848, qui privera Healy de la manne financière des commandes royales.
Réalisation (1846-1851)
Commencés à l'automne 1846, à l'occasion d'un nouveau voyage en Amérique[4], les travaux furent en effet poursuivis avec plus d'intensité après la chute de Louis-Philippe. Une esquisse préparatoire de petit format (conservée à la Massachusetts Historical Society), montrant la composition quasi-définitive mais avec encore peu de personnages identifiable, fut probablement peinte dès 1848. Au début de l'année suivante, Healy réalisa une première version d'environ 120 cm de large. De retour à Paris à la fin de l'été 1849, il entreprit la réalisation de l'immense toile dans un vaste atelier du no 68 de la rue de l'Arcade[5]. À la mi-novembre 1850, les grandes lignes en étaient déjà tracées. À la mi-février 1851, Healy écrivit à son ami Hiram Powers que le personnage central, Webster, était achevé et qu'il s'attaquait désormais aux personnages du balcon. Un mois plus tard, il écrivit à Franklin Haven, un Bostonien proche de Webster, pour lui indiquer que l'oeuvre serait prête pour être exposée à Boston en septembre, et pour lui demander de commander un cadre sur place[6].
En avril 1851, l'artiste écrivit à Webster pour l'informer que l’œuvre serait terminée à temps pour être dévoilée à Boston au 1er septembre suivant[7]. Elle fut effectivement achevée en juillet 1851[6]. Selon Healy, il lui avait fallu en tout sept années pour accomplir son « grand tableau »[2].
Si 111 des 130 portraits auraient été peints d'après nature[8], en se basant souvent sur un portrait déjà réalisé par Healy, l'artiste a également utilisé des daguerréotypes à titre de documentation préparatoire. Il demanda ainsi au sculpteur Hiram Powers plusieurs photographies de ses bustes, et notamment une vue de profil de celui de John C. Calhoun (président du Sénat en 1830)[5].
Exposition itinérante et installation à Faneuil Hall (1851-1852)
Sitôt achevée, la toile traversa l'Atlantique et arriva à Boston au mois d'août. Elle fut dévoilée le mois suivant dans les nouveaux locaux de Boston Athenæum, sur Beacon Street[6]. C'est là qu'elle fut admirée, fin septembre, par le modèle de son personnage central, Daniel Webster[9]. Elle a également été vue par un Français de passage, Jean-Jacques Ampère, qui a signalé le caractère opportun de cette exposition, au moment où le parti whig, affaibli par ses divisions face au compromis de 1850, tentait de surmonter ses récentes défaites électorales face aux démocrates : « Le moment est bien choisi pour exposer le tableau d'Healy; aux États-Unis, la politique a le pas sur tout le reste, et l'intérêt pour les arts a grand besoin d'être aidé par elle. Ce tableau est un portrait. Tout est sacrifié à la figure principale; les traits caractérisés, la tête puissante, l'attitude dominatrice de l'orateur, sont rendus avec énergie et avec un peu d'affectation, ce qui n'est peut-être pas un défaut de ressemblance. J'ai éprouvé un vif sentiment de plaisir en reconnaissant, parmi les auditeurs représentés dans le tableau, un Français que le peintre a eu la pensée d'associer aux notabilités américaines, tant sa célébrité est inséparable de l'Amérique : c'est nommer M. de Tocqueville »[10].
La peinture fut ensuite transportée à New York, où elle fut exposée à l'Académie américaine des beaux-arts à partir du 1er octobre[9]. La critique fut mitigée, appréciant le portrait de Webster tout en jugeant que l’ensemble manquait de grandeur artistique[8]. Comme à Boston, il fut reproché au peintre d'avoir diminué la valeur historique de son oeuvre en y icluant des personnages qui n'avaient pas assisté à l'événement[9].
Cette tournée, poursuivie à Philadelphie puis à Washington jusqu'au printemps 1852, ne fut pas un succès financier, car les recettes totales des droits d'entrée, fixés à 25 cents par visiteur, s'avérèrent finalement inférieures aux dépenses de location de salles et de publicité, causant ainsi un déficit d'environ 1000 dollars. Pendant ce temps, la souscription ouverte à Boston piétinait, plafonnant péniblement à 2000 dollars en août 1852. Il est possible que les redoutables hommes d'affaires de Boston aient bien compris que leur cité était en position de force pour acquérir à prix bradé un tableau qui aurait été invendable ailleurs[11].
La toile revint enfin à Boston, où elle fut exposée gratuitement à Faneuil Hall dès le mois de juin 1852. Deux mois après la mort de Webster, survenue le 24 octobre 1852, la ville de Boston décida d'acheter l’œuvre en offrant autant d'argent que les sommes déjà versées par les souscripteurs privés. Healy obtient ainsi 5000 dollars dollars, soit la moitié de la somme qu'il espérait initialement[8], ses frais s'élevant selon lui à environ 6000 dollars pour la réalisation du tableau, auxquels s'ajoutaient les mille dollars de déficit de l'exposition[11]. Il avait par conséquent perdu 2000 dollars dans l'opération et, par faute de souscriptions suffisantes pour rentabiliser l'impression d'une gravure, il dut renoncer à ce dernier projet[12].
Dans ses Souvenirs d'un portraitiste, Healy a écrit : « Je savais combien serait onéreux pour moi un travail comme celui que j'avais entrepris. Je n'ai jamais regretté pourtant de l'avoir commencé et mené à bien. C'est pour moi un très grand honneur d'avoir ainsi fréquenté des hommes dont la nation est, à bon droit, très fière, et, quelle que soit la part de critique qui revienne au peintre, ce peintre, du moins, a fait une œuvre de bonne foi. Il n'y a pas, sur cette vaste toile, une seule tête qui ne soit un portrait fidèle »[13].
Healy limita ses pertes financières avant de rentrer en France en mai 1853, car l'engouement suscité par la mort récente de Webster fut à l'origine de plusieurs commandes de portraits de l'homme d’État dérivés de celui de La Réponse. Ils étaient vendus entre 200 et 300 dollars pièce[12].
En 1912, alors que l'intégrité de la toile semblait menacée par un projet de réaménagement de Faneuil Hall, le peintre Darius Cobb prit la défense du « chef d’œuvre d'Healy » et en souligna la qualité artistique et en particulier le traitement de la lumière, digne selon lui des « grands maîtres » de la peinture tels que Rembrandt[14].
Identification des personnages
Plus de 115 personnages sur 130 sont identifiables sur le tableau[15],[16].
Peut-être William Hunt, médecin et dessinateur bostonien actif au début des années 1830 - à ne pas confondre avec un docteur de la génération suivante, William Hunt (d) - ou un autre docteur en médecine, David Hunt (1773-1837), qui officiait à Northampton (Massachusetts). Hypothèse anachronique : Jonathan Hunt (1826-1874), médecin à Paris, frère du peintre William Morris Hunt (no 116).
Présence anachronique s'il s'agit bien de la fille de Nathaniel Silsbee (no 58), car celle-ci n'a épousé Jared Sparks (no 79) qu'en 1839. En 1830, Sparks était marié avec Frances Ann, née Allen (morte en 1835).
Présence anachronique s'il s'agit bien de Caroline Crane, âgée de 13 ans en 1830, et qui n'a épousé George Perkins Marsh (no 105) qu'en 1839[22]. La première épouse de celui-ci, Harriet, née Buell, est morte en 1833.
Joanna Frothingham (1783-1850), épouse de Josiah Bradlee (d), négociant bostonien. Ce dernier, membre du comité en charge de la souscription pour l'achat du tableau, est probablement l'un des personnages non identifiés[11].
Peut-être Frederick Van Den Broek, banquier américain d'origine néerlandaise établi à Paris, gendre de J. B. Greene, un négociant bostonien. Présence anachronique : n'avait que 13 ans en 1830.
Fils de Jonathan Hunt (en) (représentant du Vermont en 1830, ami de Webster) et élève de Couture (no 115). Présence anachronique : n'avait que cinq ans en 1830. Peut-être le frère du Dr. Hunt (no 73).
Poète américain, ami de Healy et gendre de Nathan Appleton (no 65) depuis 1843. N'a pas assisté au débat[17]. Peint d'après un daguerréotype prêté en décembre 1849 par l'entremise de son beau-frère, Thomas Gold Appleton[23].
Healy n'a pas hésité à représenter des personnalités qui n'avaient pourtant pas assisté à ce fameux discours[8].
Certains hommes politiques, absents lors du discours, ont été représentés en tant qu'admirateurs de Webster, quelquefois aux dépens de personnalités ayant réellement assisté à l'événement[24].
La haute bourgeoisie du Massachusetts, et de Boston en particulier, est surreprésentée[17] car Healy ciblait cette clientèle potentielle[6] et savait depuis 1846 que la toile serait installée à Boston[4].
↑Nicholas Butler, Les États-Unis d'Amérique : leur origine, leur développement, leur unité, Paris, Alcan, 1925, p. 176-179 (consultable en ligne sur Gallica).
↑Helena E. Wright, The First Smithsonian Collection: The European Engravings of George Perkins Marsh and the Role of Prints in the U.S. National Museum, Washington, 2015, p. 1850.
↑Andrew Hilen (éd.), The Letters of Henry Wadsworth Longfellow, vol. III, Cambridge, 1972, p. 230 et 232.
A Description of Mr. Healey's [sic] Picture of the Great Constitutional Debate in the Senate of the United States, Cambridge, Metcalf and Company, 1851, 35 p. (consultable en ligne sur Internet Archive).
Mary Bigot [née Healy], Life of George P. A. Healy, by his Daughter [...] followed by a Selection of his Letters, Chicago, 1913, p. 25-29 (consultable en ligne sur Internet Archive).
Marie de Mare, G.P.A. Healy, American artist: an Intimate Chronicle of the Nineteenth Century, New York, David McKay, 1954, p. 112, 114-116, 154, 156, 168-171 (consultable en ligne sur Internet Archive).
David McCullough, Le Voyage à Paris. Les Américains à l'école de la France (1830-1900), Paris, Vuibert, 2014, p. 233-236 et fig. 13.
Lindsay Swift (d), The Great Debate between Robert Young Hayne of South Carolina and Daniel Webster of Massachusetts, Cambridge, Houghton Mifflin, 1898, p. 2-6 (consultable en ligne sur Google Livres).