Le texte décrit la vie de King Camp Gillette (1855-1932), fondateur de l'entreprise Gillette, à trois périodes différentes de son existence. Il s'agit aussi, dès lors, de l'histoire de l'entreprise elle-même[1].
1889. Un jour que, voyageur de commerce, King C. Gillette fait la tournée de ses clients en Pennsylvanie, il a l’intuition que tous les maux affligeant l’humanité ont une cause : la concurrence.
Six ans après, il a la vision d’un rasoir à lames jetables.
Pour abolir la concurrence, et la remplacer par un système d’« égalité matérielle », il ne faut rien moins qu’une révolution mondiale, et King C. Gillette s’y attelle, en même temps qu’il met sur orbite une des premières entreprises multinationales de produits de grande consommation[2].
Lors d'une interview accordée à Jean-Loup Rivière, l'auteur résume sa pièce de la manière suivante :
King en fait, c’est la jonction dans un seul et même personnage joué d’ailleurs par trois acteurs, King jeune, King mûr et King vieux, la jonction de deux faits biographiques. Puisque King, c’est King Gillette qui est un homme qui a existé et qui a [...] été ce que tout le monde sait, l’inventeur des lames Gillette, du système de rasage jetable, du système en général de la jetabilité dans l’économie contemporaine. Mais ce qu’on sait moins, c’est qu’il a été en même temps le créateur d’une utopie, une des grandes, on peut dire, peu connue mais une des grandes utopies de la fin du XIXe siècle avec la vision d’un monde parfait, de la fin de l’Histoire[3].
Le texte
Personnages
Tous les personnages du texte, qu'ils soient sur scène ou seulement mentionnés, représentent des personnes ayant véritablement existé[4].
Personnages sur scène
Trois personnages sont présents sur scène durant l'ensemble de la pièce.
King jeune (33 à 49 ans)
King mûr (50 à 69 ans)
King âgé (70 à 77 ans)
Certains « morceaux »[5] sont assurés par le Trio qui constitue un entrelacs des trois voix, voire un chœur. Ces différentes voix amènent une certaine musicalité au texte[6].
Tandis que les trois personnages sur scène reconstituent la vie de King Camp Gillette, le Trio, lui, propose la vision utopiste que se fait King d'un « monde harmonieux tel qu’il se perpétuera, une fois la concurrence abolie[2]. »
Personnages hors scène notables
D'autres personnages sont mentionnés et jouent un rôle dans l'avancement la pièce, mais sans apparaître directement sur scène.
Gaisman : dirigeant de la société AutoStrop puis de Gillette
Keene : employé de la société AutoStrop
Forme
Toutes les interactions entre King et les personnages mentionnés ont lieu en dehors de la scène. Celles-ci sont relatées sur scène par King. Il en va de même pour les dialogues que King rapporte le plus souvent sur le mode du discours direct libre. Les trois King incarnent régulièrement, le temps d'une réplique, d'autres personnages. Il ne s'agit pas de dialogues habituels : les voix sont juxtaposées mais ne se répondent pas toujours. En outre, un certain nombre de « morceaux »[5] sont composés de lettres écrites par King à d'autres personnes[1].
Le texte est agencé d'une manière particulière : il n'y a aucun point et les phrases, dans la version écrite de la pièce, sont parfois coupées par un retour à la ligne[1].
Genre
King est un texte faisant partie du genre théâtral. Ainsi, le texte expose non seulement une biographie de la vie de King Camp Gillette à trois périodes de son existence, mais permet également une mise en scène de celle-ci sous forme de pièce de théâtre[1].
Structure
Le texte est structuré en deux "actes"[5], douze « parties »[5] et soixante-quatorze « morceaux »[5]. Ainsi, le premier « acte »[5], s'étendant sur soixante-treize pages, comprend les « parties »[5] I à VI et les « morceaux »[5] 1 à 36. Le second "acte"[5], quant à lui, compte cinquante-quatre pages et comporte les "parties"[5] VII à XII, ainsi que les « morceaux »[5] 37 à 74. Le texte est d'ailleurs composé comme une partition, alternant solos et trios[8].
Lieux et temps
À la suite du texte, Michel Vinaver précise, dans une partie nommée indications pour la mise en scène, l'âge de King dans chaque morceau, l'année et le lieu de l'action[9].
Indications pour la mise en scène
acte
partie
morceau
Trio
âge de King
temps
lieu
I
I
1.
X
I
II
2.
33 ans
1888
Chambre à Londres
I
II
3.
X
I
II
4.
74 ans
1929
Hall de la demeure de Balboa, Californie
I
II
5.
40 ans
1895
Hall d'hôtel pour clientèle VRP
I
II
6.
67 ans
1922
Oasis de Touggourt, Sahara
I
II
7.
40 ans
1895
Hall d'hôtel pour clientèle VRP
I
III
8.
70 ans
1925
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
I
III
9.
X
I
III
10.
48 ans
1903
Hall d'hôtel pour clientèle VRP
I
III
11.
X
I
III
12.
65 ans
1920
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
I
III
13.
X
I
IV
14.
47 ans
1902
Hall d'hôtel pour clientèle VRP
I
IV
15.
77 ans
1932
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
I
IV
16.
X
I
IV
17.
49 ans
1904
Premier bureau dans première usine
I
IV
18.
X
I
IV
19.
76 ans
1931
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
I
IV
20.
X
I
V
21.
49 ans
1904
Premier bureau dans première usine
I
V
22.
X
I
V
23.
72 ans
1927
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
I
V
24.
49 ans
1904
Premier bureau dans première usine
I
V
25.
X
I
V
26.
58 ans
1913
Hall, hôtel de luxe à Beverly Hills, Californie
I
V
27.
X
I
V
28.
54 ans
1909
Grand bureau directorial
I
V
29.
X
I
VI
30.
53 ans
1908
Hall, hôtel de luxe, Rome
I
VI
31.
X
I
VI
32.
53 ans
1908
Grand bureau directorial
I
VI
33.
X
I
VI
34.
55 ans
1910
Domicile bostonien, cossu
I
VI
35.
X
I
VI
36.
55 ans
1910
Domicile bostonien, cossu
II
VII
37.
62 ans
1917
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
VII
38.
X
II
VII
39.
65 ans
1920
Grande salle de réunion
II
VII
40.
X
II
VII
41.
65 ans
1920
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
VII
42.
X
II
VII
43.
67 ans
1922
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
VIII
44.
X
II
VIII
45.
76 ans
1931
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
VIII
46.
X
II
VIII
47.
67 ans
1922
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
VIII
48.
X
II
VIII
49.
74 ans
1929
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
VIII
50.
X
II
IX
51.
73 ans
1928
Hall, hôtel de luxe, Sofia
II
IX
52.
X
II
IX
53.
69 ans
1924
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
IX
54.
X
II
IX
55.
72 ans
1927
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
IX
56.
X
II
IX
57.
75 ans
1930
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
X
58.
X
II
X
59.
75 ans
1930
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
X
60.
X
II
X
61.
75 ans
1930
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
X
62.
X
II
X
63.
75 ans
1930
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
X
64.
X
II
XI
65.
76 ans
1931
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
XI
66.
X
II
XI
67.
75 ans
1930
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
XI
68.
X
II
XI
69.
77 ans
1932
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
XI
70.
X
II
XII
71.
77 ans
1932
Plantation de pamplemousses: véranda ou terrasse
II
XII
72.
X
II
XII
73.
X
II
XII
74.
X
Tous les morceaux assurés par le Trio sont: "hors d'âge, hors temps, hors lieu"[9].
Bien que la coprésence des trois personnages (et donc des trois époques) implique un entremêlement des voix et des périodes, la pièce suit cependant un fil rouge chronologique, de l'idée de création de l'entreprise au krach de 1929 et à ses conséquences.
Résumé par actes
Acte I
La pièce débute sur une longue tirade du Trio, entremêlant de façon fragmentaire tous les enjeux et évènements de la pièce à venir, en superposant les voix, les époques, l'ascension et la chute de King.
À quelques exceptions près, le premier acte recouvre les années 1895 à 1910 et raconte les différentes étapes de la création des lames de rasoir Gillette. Avant cela, King Camp Gillette travaillait comme représentant de commerce, pour l'entreprise Crown Cork & Seal Company et vendait des capsules de bouteilles jetables. Son patron William Painter, fondateur de la Crown Cork, lui suggère une idée :
« King me dit-il King vous qui cherchez toujours à inventer quelque chose pourquoi n'essaieriez vous pas de penser à je ne sais quoi du genre de notre capsule qui se jette après un seul usage ?[10] »
C'est à ce moment-là que la vision du rasoir à lames jetables se manifeste. À partir de là, plusieurs épreuves attendent King : trouver des actionnaires, des fonds et aussi une personne capable de concrétiser matériellement l'idée, afin d'obtenir un brevet. Les débuts de l'entreprise sont financièrement compliqués, à tel point que son collègue Joyce est tenté de revendre les droits de l'entreprise à l'étranger, ce à quoi King s'oppose, avec raison :
« Il a suffi de quelques mois pour montrer où avait été la cécité où eut été la folie
Quelques mois au cours desquels les retards dans la production ont été rattrapés les ventes se sont envolées à telle enseigne que j'ai demandé et obtenu un salaire de dix-huit mille dollars démissionné de la Crown Cork rapatrié femme et enfant repris les commandes je peux me consacrer enfin à temps plein à corps perdu aux tâches et aux devoirs qui reviennent
L'acte s'achève sur l'évincement de King du conseil de direction de l'entreprise qu'il a lui-même créée. Joyce lui propose de racheter les deux tiers de ses actions pour l'importante somme de neuf cent mille dollars et de le laisser président en titre, mais sans aucun autre pouvoir[12].
Le deuxième acte débute après la vente des deux tiers des actions de King Gillette à Joyce. La majeure partie de l'acte se déroule en Californie, dans la plantation de pamplemousses de King, où il passe son temps avec Atlanta maintenant qu'il a "gagn[é] ainsi [s]a liberté"[13].
King mûr raconte ses visites aux quatre coins du monde, l'influence qu'il possède toujours sur l'image de l'entreprise Gillette et le respect que lui montrent les employés de celle-ci, ainsi que ses diverses rencontres, par exemple avec l'entrepreneur Henry Ford.
King âgé expose les évolutions qu'ont suivies ses différentes relations au fil du temps en posant un regard critique sur ses choix passés et revient sur ce qui la mené à l'état de pauvreté dans lequel il se trouve à la fin de sa vie, comme dans cet extrait du morceau 57:
Il expose également les escroqueries menées par Fahey et Pelham, qui ont conduit Gaisman au poste de dirigeant de l'entreprise Gillette.
Finalement, le livre se termine sur les morceaux 73, où le Trio résume quelques éléments marquants de la vie de King, et 74 où le Trio propose une ultime forme de l'utopie socialiste de King[15].
Thèmes
La pièce met en lumière le paradoxe que constitue King: il est à la fois le fondateur d'une des premières multinationales, mais aussi l'auteur d'une œuvre où il s'applique à imaginer un monde où seraient abolies la concurrence et la propriété privée. Michel Vinaver explique :
« Le personnage de King – à l’instar de Saint-Simon, Fourier, Marx et bien d’autres – pense avoir trouvé le moyen de rendre l’humanité heureuse et harmonieuse à perpétuité. Mais il y a une utopie supplémentaire chez lui : il bâtit son plan sur la certitude qu’il parviendra à convaincre les capitalistes de collaborer à cette remise à plat totale du système, c’est-à-dire à la destruction du capitalisme[16]. »
De nombreux éléments propres au capitalisme et au fonctionnement des entreprises sont présents dans la pièce. Il y a l'importance des fonds, le fonctionnement par actions, mais aussi les enjeux liés au marketing et à l'importance de la publicité. Ces éléments sont principalement exprimés dans les répliques de King jeune, King mûr et King âgé[1].
Utopie socialiste
King Camp Gillette a écrit trois textes d'utopie socialiste élaborant une proposition visant à améliorer le monde[18]. Ces textes n'ont pas été traduits en français. Dans la pièce, ces écrits sont explorés par le biais du Trio[1]. Par exemple:
« [...] la population du globe sera regroupée dans cette métropole bâtie là où l'énergie nécessaire à l'ensemble des usines pour la fabrication de tous les produits consommables par la population du monde entier est d'une abondance suffisante
Les chutes du Niagara
[...] Tout ici sera beau
Les tours d'habitation seront belles
[...] Ici le temps ne manquera à personne pour les loisirs les plus variés mais aussi pour la poursuite de la connaissance
En dehors des cinq années de travail obligatoire que chacun entre vingt-cinq et trente ans consacrera à la collectivité[19] »
La performance des comédiens est unanimement saluée. Ils sont qualifiés de "virtuoses"[20], "Bonnaffé tout en finesse, inoubliable, Brandt sidérant de sobriété et Roussillon phénoménal"[8].
C'est le texte lui-même qui suscite quelques réserves: Lisbeth Koutchoumoff, dans le journal Le Temps, écrit:
« À la fin de la représentation de King de Michel Vinaver [...] on reste quelque peu interloqué. La surprise vient du sentiment d'être resté à quai durant presque toute la durée de la pièce. L'étonnement est d'autant plus grand que le rendez-vous comportait tous les éléments annonciateurs d'une fête.
[...]
Michel Vinaver met à plat le parcours de Gillette. Or de ce processus intéressant a priori, rien ne goutte, comme un fruit sec qui ne donne aucun jus. L'intention d'exclure toute introspection chez King tout comme celle de laisser entier le mystère de sa personnalité duelle séduisent comme postulats de départ. Mais le texte ne comprend aucune fausse trappe, aucune porte dérobée même étroite où peuvent se glisser tant l'épaisseur d'un personnage que l'imaginaire du spectateur[20]. »
Autres mises en scène
2008, mise en scène d'Arnaud Meunier, au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines[21].
« King Gillette s’était chargé d’une mission qui lui apparaissait d’une nécessité absolue et d’une urgence sans pareille, celle de changer le monde [...] et néanmoins il a employé la majeure partie de ses ressources – son temps, son énergie, son argent – à d’autres activités incommensurablement moins nécessaires et urgentes au niveau de l’humanité, sans conflit intérieur semble-t-il, ni états d’âme ; sans mise en balance des priorités. Aucune trace, chez lui, d’introspection[2]. »
L'auteur utilise le genre théâtral pour exposer cette dualité :
« L’énigme, j’avais envie, avec cette pièce, de m’en approcher, comme un satellite d’une planète, et d’en photographier différents reliefs, peut-être de me poser ici et là sur elle et d’opérer quelques prélèvements du matériau qui la compose[2]. »
Néanmoins, il ne faut pas oublier que Michel Vinaver a travaillé durant vingt-sept ans pour l'entreprise Gillette et que, comme il le dit lui-même, "on est lié à son entreprise"[2]. En sachant ceci, il est légitime de se demander si, au travers de King, l'auteur cherche à rendre un hommage à King Camp Gillette. À cette question, Michel Vinaver répond:
« Peut-être ai-je voulu honorer un ancêtre[2]... »
Sur la réception de la pièce
Michel Vinaver défend l'intérêt de sa pièce en soulignant l'importance du personnage de King qui regroupe à lui seul diverses valeurs. Il soutient ainsi la légitimité de son œuvre et encourage sa bonne réception:
« [O]n a affaire à un personnage ne connaissant ni le doute ni la peur, à un « héros », à un « prophète » dont la foi dans sa vision est absolue[2]. »
Bibliographie
Michel Vinaver, King suivi de Les Huissiers, Arles, Actes Sud, 1998, 288 p.
Autour de l'œuvre
Michel Vinaver, "KING", dossier de presse, 1999 [1]
↑Michel Vinaver, King, suivi de Les huissiers, Paris, Actes Sud, p. 27
↑ a et bLisbeth Koutchoumoff, « La lame jetable de King C. Gillette s'émousse et n'atteint pas au cœur - Le Temps », Le Temps, (ISSN1423-3967, lire en ligne, consulté le )