L'action se situe à proximité du petit village lorrain de Domrémy, dans le second quart du XVe siècle, alors que la guerre de Cent Ans, opposant Anglais et Bourguignons d'un côté et Français de l'autre, fait rage dans le royaume de France. Elle décrit la germination et l'éclosion d'une petite paysanne tourmentée par la peur et le doute, en une adolescente affermie, décidée, volontaire et convaincue de l'inéluctabilité de sa mission divine.
Une première partie se déroule en plein été 1425. Elle met en scène la très jeune, très chrétienne et très charitable Jeannette, dont la nature est pourtant en proie au doute, à la peur et à la détresse devant l'adversité à laquelle sont soumis ses contemporains et la terre de France : « O mon Dieu, si on voyait seulement le commencement de votre règne… Et rien non jamais rien… ». Elle souhaite s'ouvrir de ce doute à la très pieuse madame Gervaise (Aline et Élise Charles), une fille du coin devenue nonne, et trouver, dans sa conversation, réponses, certitude et réconfort. Cette démarche alarme son amie Hauviette, (Lucile Gauthier, 8 ans aussi), qui est « une fille qui voit clair », qui redoute que Jeanne suive l'exemple de madame Gervaise pour entrer au couvent, et qui, comme elle, considère que le conflit et la misère paysanne, « C'est affaire au bon Dieu ».
Mais les arguments de l'une et l'autre ne convainquent pas Jeannette. Et la permanence du conflit la tourmente d'autant plus qu'elle ne se sent pas en mesure d'endosser l'habit de « chef de guerre » que saint Michel archange, sainte Catherine et sainte Marguerite semblent lui avoir dévolu sans plus la soutenir que ça dans « cette tâche difficile » : « O monsieur saint Michel ! O madame Catherine ! O madame Marguerite ! Pourquoi mes sœurs m’avoir en partant délaissée ?… Pourquoi n’avoir pas pris mon âme sur vos ailes, faible et seule et pleurante en la terre exileuse ? ».
La seconde partie s'ouvre « quelques années après, au même endroit » : Jeannette est devenue Jeanne (Jeanne Voisin, 15 ans). Hauviette (Victoria Lefebvre, 13 ans) lui apprend que les Anglais sont maîtres partout et que le peuple semble résigné à la défaite pourvu que la paix soit faite. Cette résignation force la décision de Jeanne : « Mon Dieu, pardonnez-moi d’avoir attendu si longtemps… », elle sera ce chef de guerre. Métamorphosée, la petite paysanne est devenue une jeune fille volontaire, sûre d'elle et déterminée à rejoindre le dauphin de France pour briser le siège d'Orléans. Elle requiert l'aide et la complicité de son oncle Durand Lassois (Nicolas Leclaire), malgré sa réticence (« Les affaires du royaume, ça ne nous regarde pas »), pour mettre en œuvre son plan à l'insu de sa famille. Ils quittent Domrémy et partent vers la France, l'une en selle et l'autre en croupe sur un cheval de trait, en remontant la Meuse.
Fiche technique
Titre original : Jeannette, l'enfance de Jeanne d'Arc
Titre anglais : Jeannette, The Childhood of Joan of Arc
Jeannette reçoit un accueil critique moyennement positif : le site Allociné propose une moyenne des critiques presse de 3,2/5[1], tandis que le « Tomatomètre » de Rottentomatoes le crédite de 60 % de critiques favorables, en spécifiant cependant l'absence de consensus[2]. En effet, son spectre élargi et largement contradictoire est souligné. Il s'étend de l'incompréhension voire la détestation pure et simple, à l'éloge dithyrambique et sans réserves, les partis pris de Dumont appelant tant un rejet total par certains que l'adhésion admirative des autres.
À titre d'exemple, si Cyril Béghin et les Cahiers du cinéma sont enthousiastes : « Bruno Dumont offre avec Jeannette son film le plus impur, bizarre et encombré en même temps que le plus fièrement minimal, et superbe. […] avec ce petit chef-d’œuvre, son cinéma s’envole définitivement[3] », le plaçant second de leur Top Ten 2017 juste derrière Twin Peaks: The Return[4], Hugo Maurier et aVoir-aLire le gratifient d'un « CONTRE » : « Au diable le sens et les intentions quand l’exaspération domine l’expérimentation. Que l’on jette Jeannette au bûcher des vanités[5] ».
Analyse
La radicalité[6],[7] et la forme relativement inédite[8],[9] de Jeannette reposent sur l'articulation entre l'interprétation amateure et relativement spontanée d'acteurs recrutés localement[10],[11], et le recours à une avant-garde artistique paradoxale[12] — eu égard à la nature quasi-mythique et mystique[13] du sujet et du texte de Péguy[14] — à laquelle Dumont confie la direction de la chorégraphie (Philippe Decouflé) et de la bande originale (Gautier Serre, alias Igorrr)[15].
L'ancrage territorial du réalisateur[16], qui déplace l'action de la Meuse lorraine à sa Côte d'Opale et confie le texte de Péguy à l'élocution et aux accents contemporains, typés, jeunes, ou parfois régionaux de ses acteurs, ainsi que la modernité d'expressions musicale et chorégraphique aux formes populaires et actuelles d'Igorrr et Decouflé, entendent sublimer le caractère ontologique et national de l'histoire et du mythe[17].
En outre, la place accordée par Dumont, Découflé et Igorrr, à la personnalité des acteurs, à leur âge, leur amateurisme et leur spontanéité, confère un caractère, pour certains critiques[Lesquelles ?] « spectaculaire » et « inédit », à l'ensemble : le metteur en scène et le chorégraphe s'inclinent devant les improvisations et les initiatives de leurs acteurs ; le musicien intègre leurs propres compositions[18] (voir les musiques et chorégraphies « additionnelles » de la fiche technique). Rarissime dans le genre de la comédie musicale, la prise de son directe[19] (les acteurs sont équipés d'oreillettes grâce auxquelles ils entendent la musique sur laquelle ils doivent chanter et danser) renforce le naturel des jeux[20], quitte à assumer pleinement les petites imperfections des gestuelles, des voix et des phrasés[21].
L'apparente dichotomie est absorbée et se fond dans la fusion d'esthétiques, de gestes et d'imaginaires contrastés[22], savants autant que populaires[23], théologiques autant que burlesques[24], ciselés et péguistes autant que baroques, picards autant que bibliques[16],[25] et universels[26]. Parti pris qui, comme les autres, n'est pas forcément du goût de la critique et déclenche même des réactions pour le moins opposées.
Enfin, le film, qui est d'abord une œuvre télévisuelle, présente la particularité d'avoir fait l'objet de deux montages et deux mixages sensiblement différents : les uns, dédiés à la télévision, privilégiant le texte (Arte a même choisi de sous-titrer les chansons) ; les autres, adaptés au format cinématographique, le spectacle offert par l'image et la musique[27].
Le film correspond à la première partie de Jeanne d'Arc de Charles Péguy, paru en 1897. Le réalisateur Bruno Dumont a adapté les deux autres parties dans Jeanne, sorti en 2019.
↑« C’est un peu comme la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre, avec Péguy dans le rôle de l’aiguille. Le résultat est sidérant. ». « Quand Jeanne d’Arc se posait des questions », sur L'Humanité (consulté le ).
↑Bruno Dumont : « La musique et les chorégraphies sont là pour aider à comprendre et à rendre accessible un truc complètement incompréhensible en soi : le spirituel. Elles amènent du décalage. Et moi j'en ai besoin pour affronter Péguy. Parce que Péguy, c'est un sacré morceau. Austère, dangereux, hermétique. Or je ne veux pas faire un truc intello du tout. Moi j'aime le cru ». « Sur le tournage de Jeannette, le nouveau film de Bruno Dumont », sur Le Vif (consulté le ).
↑« Il y a, à l’origine même du projet, la volonté du cinéaste d’organiser la rencontre entre des éléments totalement hétérogènes et a priori discordants : le lyrisme incandescent de Péguy, les chorégraphies de Philippe Decouflé et la musique du compositeur Igorrr ». « TV : « Jeannette », la folie bergère de Bruno Dumont », sur Le Monde (consulté le ).
↑ a et b« Reste que le réalisateur nordiste produit, une fois de plus, des images superbes, lumineuses, et magnifie totalement les paysages de cette côte d’Opale qu’il chérit tant. Celle-ci prend d’ailleurs parfois des allures bibliques ». « «Jeannette» ou la mystique dans le paysage : ce qu’on en a pensé », sur La Voix du Nord (consulté le ).
↑« "Personne ne peut se revendiquer" de cette figure : "elle est à l'extrême droite, elle est à l'extrême gauche, elle couvre tout le champ de la France, la Province, les nationalistes, les républicains, les royalistes, les utopistes, les curés, ils sont tous dedans..." ». « Bruno Dumont s'attaque à Jeanne d'Arc, au nom du rock et de Péguy », sur La Dépêche du Midi (consulté le ).
↑Bruno Dumont : « La seule réserve que je pouvais avoir avec Igorrr n’était sûrement pas la puissance démesurée et hétéroclite de ses compositions, mais l’absence de mélodie pour les paroles dont je pressentais la nécessité pour le rendu des dialogues de Péguy. Aussi l’idée m’est venue de ne pas confier à Igorrr la composition des mélodies, les airs des paroles, pour les donner plutôt à composer directement aux actrices et surtout aux soeurs jumelles interprétant Madame Gervaise, dont j’avais apprécié les mélodies très pop, comme à une autre jeune fille rencontrée aux casting - qui interprète l’archange Saint Michel - et qui composa certaines chansons de Jeanne. Ainsi tous les textes dialogués du film furent d’abord composés a capella par ces dernières et ainsi davantage sur la base de leurs ressources, soit celle de la variété et de la pop française et anglo-saxonne qui les inspiraient ». « Les actrices à la baguette ? », sur Allociné (consulté le ).
↑« Le choix du son direct, rare dans la comédie musicale, accentue l’idée d’une ligne du texte pure, éblouissante, sur laquelle viendraient s’agréger les impuretés du monde alentour : gaucherie d’un enfant, maladresse naturelle de ses gestes, bêlement d’un mouton qui casse subitement le sérieux de la scène, chutes et gamelles en tout genre. Par les vibrations de l’amateurisme, le texte surgit, se fait entendre. ». « TV : « Jeannette », la folie bergère de Bruno Dumont », sur Le Monde (consulté le ).
↑Bruno Dumont : « Il était hors de question de procéder, comme la plupart des comédies musicales, en playback. Le son direct que j’emploie dans tous mes films - sans y déroger - est un rendu absolu pour y capter toutes les pépites des ambiances naturelles et des altérations véritables de la voix dans les actions traversées. C’est une petite part sacrée de réalité dans tout le faux et l’artifice qu’est le cinéma et en vue de la mystification qu’il déploie nécessairement à son oeuvre de transfiguration. Le son direct est le marbre naturel avec lequel on modèle et on sculpte. L’artifice et la sophistication d’un playback ou d’une post-synchronisation rendent cette récolte impossible. À ma connaissance, seuls Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, dans Moïse et Aaron, ont tourné un film musical en son direct ». « Pas de playback ! », sur Allociné (consulté le ).
↑« Les deux jeunes filles qui interprètent Jeanne […] chantent avec la maladresse de leur âge, mais elles chantent juste et avec conviction. La fraicheur de leur interprétation est convaincante même si l'influence du phrasé "RnB" gêne parfois. On pourra regretter cependant que les mélodies soient peu imaginatives et ressemblent souvent à une improvisation enfantine. On pourra aussi remarquer que ces petites chanteuses non professionnelles n'ont pas une diction impeccable et qu'il est difficile de comprendre certaines des phrases de Péguy mises en musique par Igorrr. Mais c'est finalement sans importance, car l'esprit et la grâce sont là ». « « Jeannette, l'enfance de Jeanne d'Arc » la comédie musicale de Bruno Dumont d'après Charles Péguy », sur francetvinfo (consulté le ).
↑Bruno Dumont : « La découverte du burlesque a été un truc très important pour moi. Réaliser que je suis capable de faire des choses drôles et en même temps pas dénuées de profondeur. C'est-à-dire que ce n'est pas parce que c'est drôle que c'est débile. L'homme du Nord a le sens du tragique, du mystique et de la drôlerie, ce n'est pas du tout contradictoire. Moi je sens que le burlesque est dans le tragique, mais le voir arriver à chaque fois me subjugue ». « Sur le tournage de Jeannette, le nouveau film de Bruno Dumont », sur Le Vif (consulté le ).
↑« Le décor est évidemment celui du Nord si cher à Dumont, et pourtant, dans ce sable, au bord de ces rivières, il y a comme un côté biblique. Le chant de l’enfant résonne comme un psaume. On est dans le sacré, même si le cinéaste laisse les vaches pousser de légers meuglements ». « Quand Jeanne d’Arc se posait des questions », sur L'Humanité (consulté le ).
↑« Je pense qu'à la télévision, on voit des choses qu'on ne peut pas voir au cinéma parce que l'écran est plus petit. Quand je travaille pour la télévision, je ne fais pas des plans larges trop longtemps parce que je sais que ça ne sert à rien. Le mixage n'est pas le même non plus. En télévision, les voix sont plus présentes, alors qu'au cinéma, c'est la musique qui prime. Ce n'est pas le même spectacle, en fait. Mais je trouve ça intéressant de ne pas présenter la même chose ». « Jeannette l'enfance de Jeanne d'Arc - Rencontre avec Bruno Dumont », sur Arte (consulté le ).
Annexes
Bibliographie
Didier Péron, « Jeannette, casser la foi ! », Libération no 11195 - supplément Cannes, , p. VI, (ISSN0335-1793)