Le ghetto de Venise est une zone close de cette ville où les Juifs furent forcés de résider séparés du reste de la population de 1516 jusqu’à l'occupation de la ville par Bonaparte en 1797. Situé dans le quartier (sestiere) de Cannaregio, ce ghetto est le premier de l’histoire et va donner son nom à toutes les zones similaires créées par la suite en Europe[1].
Étymologie
L’origine du terme ghetto est discutée, avec deux hypothèses principales portant sur une étymologie hébraïque et une étymologie vénitienne qui, dans ce cas précis, ne s'excluent pas forcément. La première hypothèse fait provenir le terme ghetto de l'hébreughet (גט) dans le sens de « à part », concept juridique désignant initialement l’acte de divorce de deux époux puis élargi par métonymie à la séparation géographique, dans une ville, selon les religions des habitants[2]. La seconde hypothèse, de plus en plus diffusée depuis la fin du XXe siècle, fait dériver ghetto du vénitiengetto[3] : « fonderie de cuivre » (geto de rame) dans Venise, destination initiale du lieu, lui-même dérivé de l'ancien italien ghet(t)are, « jeter » , en référence aux déchets de la fonderie de bombardes (canons en cuivre) qu'on y jetait, tels que les scories du filage du cuivre, les moules cassés, le calcaire[4]. Toutefois, en Vénétie et plus généralement en Italie, les quartiers juifs étaient communément appelés Giudecca (en français « juiverie ») comme c'est le cas à Venise et à Burano et par ailleurs gheto ou ghetto est attesté ailleurs en Europe[5]. Pour soutenir l’origine vénitienne du toponyme, attesté à la fin du XIIIe siècle pour désigner les fonderies de cuivre, on suppose un glissement terminologique opéré sur la prononciation qui évolue du \dʒɛ.to\ vénitien en \ɡɛ.to\ avec un h (phonétique) qui viendrait de la prononciation plus gutturale des Juifs ashkénazes d'Europe centrale établis à Venise[6].
Histoire
Avant la fondation
La présence de Juifs à Venise est attestée dans un document dès le Xe (lettre du dogePietro Candiano envoyée au roi de Germanie et à l’archevêque de Mayence en 932[9]). En effet, la population juive européenne et levantine subit une persécution pendant les croisades. La peste noire fait nourrir de nouvelles accusations d'empoisonnement contre les Juifs ashkénazes qui subissent des massacres et des pogroms en pays germaniques, aussi certains d'entre eux trouvent refuge dans la république de Venise. En 1381, est signé un contrat, le condotta(it), qui autorise leur installation mais limite leur activité au prêt sur gage, à l'usure (activités interdites canoniquement aux chrétiens) et à la vente de fripes, et leur impose le port d'un signe distinctif, un O de toile jaune cousu sur leurs vêtements (rapidement abandonné pour un bonnet rouge)[10].
Renouvelée sans discontinuité, cette licence reflète l'attitude ambivalente des autorités. Elles sont sensibles à l'hostilité de la population et aux craintes des commerçants, qui voient dans ces nouveaux venus de possibles rivaux, si bien que la Sérénissime impose aux Juifs un statut discriminatoire. Mais les autorités refusent de les expulser car l'esprit de tolérance des Vénitiens va de pair avec leur souci de préserver le commerce qui fait la richesse de la République, et les Juifs participent à l'essor économique de la République vénitienne[11]. De plus, les guerres avec Gênes ont vidé les caisses de la ville et il faut trouver des capitaux à emprunter[1].
Lorsque les fournitures de munitions en provenance de la fonderie vénitienne ne suffisent plus à soutenir l'expansion de la cité sur la terre ferme, la production est déplacée à l'Arsenal. En conséquence, on ferme la fonderie en 1434. L'île, qui était reliée à la fonderie de cuivre par un simple pont de bois traversant un petit canal dans lequel étaient évacués les déchets de la fonderie, est vendue aux enchères. Marco Ruzini, le noble qui l'achète, fait raser quelques-uns des bâtiments de la fonderie et y fait édifier sa résidence. Le [12], les frères Da Brolo, Costantino et Bartolomeo, achètent l'île pour y aménager une cour de 25 maisons approvisionnées par trois puits (toujours existants)[13].
Origine
L'idée de quartier séparé pour les Juifs remonte au concile de Latran en 1215[1].
À la suite de la Reconquista catholique en Espagne et de l'Inquisition de Torquemada, de nombreux Juifs fuient le royaume espagnol et viennent grossir les rangs de la communauté vénitienne. De plus, à la fin du quinzième siècle, la découverte de l’Amérique et la nouvelle route vers l’Inde découverte par Vasco de Gama ouvre la voie à des nouveaux concurrents qui vont fragiliser les ressources financières de Venise, et donc la décision d’autoriser les prêteurs juifs qui « faisaient banque » à s’installer à Venise dans les années 1501-1502[1]. La population s'inquiète de ce nouvel afflux.
Création
Le , le sénateur Zaccaria Dolfin propose de les confiner sur une île dans le quartier de Cannaregio. Le , le Sénat de la république de Venise publie un décret pour fondation du ghetto dans ce quartier[14]. Le choix du site est déterminé par sa situation à la périphérie de la ville et par le fait qu'il n'abrite pas d'église chrétienne et qu'il est facile à contrôler grâce à la construction de deux portes qui sont fermées le soir[15]. Les Juifs sont parqués la nuit[16] autant pour les protéger que pour les surveiller[17]. Ils doivent en outre porter un habit distinctif, une rouelle jaune remplacée quelques années plus tard par un béret de la même couleur[1].
La communauté devra également s’acquitter chaque année de la somme de 14.000 ducats.
La résidence dans ce quartier est également imposée aux Juifs vénitiens dans le but de subir une prédication forcée par les ordres prêcheurs et mendiants, un courant théologique minoritaire, mais appuyé par plusieurs décisions papales affirmant que la parousie aurait lieu une fois que tous les Juifs auront été convertis au christianisme[18].
Au total, ce sont 700 juifs qui vivent sur la Lagune qui sont déplacés dans ce quartier[1].
Evolution
Le quartier est progressivement agrandi, par l'ajout de la petite île appelée initialement « terreno del ghetto » (terrain du ghetto), puis Ghetto Nuova (1516, appelée plus communément Ghetto Nuovo), le Ghetto Vecchio en 1541 (année qui voit les Juifs levantins contraints d'être confinés dans le ghetto) enfin, en 1633, le Ghetto Nuovissimo[19]. Divisée en trois « nations » (allemande, levantine et ponantine), la communauté juive compte plus de 5 000 personnes au XVIIe, 1 600 personnes lors de l'occupation de la ville par les troupes de Napoléon le [20].
Le , les portes de l’ancien quartier juif isolé sont abattues par les troupes françaises[21] : les Juifs sont émancipés au nom des valeurs de la Révolution (« liberté, égalité, fraternité ») en échange de leur alliance, mais les plus pauvres restent dans le Ghetto et bon nombre de ses habitants avaient quitté depuis longtemps le quartier à la suite de son déclin économique au XVIIIe[22]. Le Ghetto est cependant rétabli par les Autrichiens en 1804. Un bon nombre de bâtiments est détruit en 1844 et remplacé par la Casa di Riposo (maison de retraite, originellement créée comme un centre ouvrier pour donner du travail aux Juifs les plus pauvres)[23]. Il faut attendre la libération de Venise et son rattachement au jeune royaume d'Italie en 1866 pour la suppression définitive du ghetto[20]. Entre 1943 et 1944, sous occupation allemande, 200 juifs sur les 1200 habitants du ghetto sont déportés vers Auschwitz, seuls huit reviennent[24] ; les autres se sont cachés dans la ville, à la campagne ou en Suisse. Au début du XXIe, la communauté juive vénitienne compte quelque 450 membres dont quelques familles vivant dans le Ghetto[25].
C'est dans ce quartier que l'on rencontre des immeubles parmi les plus élevés de la ville, parfois de six ou huit étages. En effet, du fait de l'impossibilité de construire de nouvelles habitations au sein de ces quartiers limités et clos, les habitations se sont développées verticalement[10]. La réhabilitation des bâtiments vétustes du ghetto a commencé depuis les années 1990 mais les investissements nécessaires expliquent son ampleur limitée[26].
Place de la communauté juive
Bien que contrôlée, l'activité commerciale des juifs dans ce ghetto a longtemps été florissante. Ayant gardé des liens de confiance avec les communautés juives disséminées en Europe et en Méditerranée, ils vont établir de nouvelles routes commerciales vers Alexandrie, Constantinople, Anvers et Amsterdam et contribuèrent à faire la richesse de Venise[1].
Et l'activité religieuse et culturelle était aussi très intense, les Juifs vénitiens étant autorisés à étudier à la prestigieuse université de Padoue, si bien que le ghetto de Venise est devenu un centre d'études juives[27].
Parmi les résidents notables du ghetto figurent les rabbins Simone Luzzatto et Léon de Modène, dont la famille est originaire de France, ainsi que sa disciple Sara Copia Sullam, écrivaine accomplie, rhétrice (épistolaire) et salonnière. L'éditeur Daniel Bomberg, le célèbre verrier Meir Magino et la journaliste Margherita Sarfatti viennent aussi du ghetto[28].
Lieux et monuments
Les monuments les plus remarquables du quartier sont les synagogues (caractérisées par leur lanterneau recevant la lumière du toit et leurs inscriptions talmudiques sur les murs, rappelant qu'elles sont un substitut du temple de Jérusalem), par le passé au nombre de neuf, aujourd'hui cinq. Par ordre chronologique[10] :
Le ghetto de Venise est au cœur du roman historiqueLa colline aux corbeaux[33] publié par Heliane Bernard et Christian-Alexandre Faure, en 2018, et dont le héros, jeune apprenti typographe a quitté Lyon et est venu à Venise pour s’initier à l’hébreu classique et parfaire sa formation d’imprimeur.
↑Ariel Toaff, (it) art. « Ghetto » in Enciclopedia delle Scienze Sociali, Rome 1994, vol. IV, p. 285-291.
↑Le mot générique « ghetto » est dérivé de son toponyme. Cf. (it) Piero Pazzi, Lo Stradario di Venezia, vol. I, s.n.,
2001, p. 433.
↑Manlio Cortellazo, « Ancora sul Ghetto », dans Sonderdruck aus Beiträge zur Namenforschung, 16, 1965, Carl Winter – Universitätsverlag-Heidelberg, p. 38-40 ; Philippe Braunstein, « Le marché du cuivre à Venise à la fin du Moyen Âge », dans H. Kellenbenz, Schwerpunkte der Kupferproduktion und der Kupferhandels in Europa 1500-1650, Vienne, 1977 ; Manlio Cortelazzo et Paolo Zolli, Dizionario etimologico della lingua italiana, II, Bologne, 1980 ; Ester Zille, « Il Ghetto in un documento veneziano », Archivio Veneto, CXXIV, 1985, p. 101-114.
↑Sculpté par Arbit Blatas, il est inauguré le 19 septembre 1993, pour célébrer le cinquantième anniversaire de la déportation des Juifs du ghetto de Venise.
↑(it) Umberto Fortis, Il ghetto sulla laguna: guida storico-artistica al ghetto di Venezia (1516-1797), Storti, , p. 7.
↑Archivio di Stato di Venezia (Archives d’État de Venise ASV), Procuratori di San Marco, (PSM), da Brolo, B. 57,16/5,20.11.1455
↑(en) Garry Wills, Venice, Simon and Schuster, , p. 184.
↑Voici le texte du décret promulgué par le Sénat vénitien : « Les juifs habiteront tous regroupés dans l’ensemble de maisons situées au Ghetto près de San Girolamo. Et afin qu’ils ne circulent pas de toute la nuit, nous décrétons que du côté du Ghetto Vecchio, où se situe un petit pont et pareillement de l’autre côté de ce pont, deux portes seront mises en place, que l’on ouvrira à l’aube et fermera le soir à minuit, sous la surveillance de quatre gardiens engagés pour cette tâche qui seront appointés par les juifs eux-mêmes au prix que notre Collège estimera convenable ».
↑Les visiteurs attentifs peuvent encore voir les traces des gonds des portes.
↑À l'exception des médecins juifs, réputés, autorisés à se déplacer pour aller soigner leurs patients chrétiens.
↑Gabriella Zimmermann, Venise au fil des temps, Pimientos, , p. 270
↑Jean Priol, « Predica coattiva », L'Echo des carrières, no 43, , p. 16.
↑(it) Riccardo Calimani, Giovannina Sullam Reinisch, Cesare Vivante, Venezia: guida alle sinagoghe, al museo e al cimitero, Marsilio, , p. 44.
↑Decreto del Comitato di Salute Pubblica, 19 messidor, Anno Primo della Libertà Italiana (7 juillet 1797), réimpression in Adolfo Ottolenghi, Il governo democratico di Venezia e l'abolizione del Ghetto, in « La Rassegna mensile d'Israel», V, 1930, p. 88-104
↑(it) Ennio Concina, Ugo Camerino, Donatella Calabi, La Cittá degli Ebrei: il ghetto di Venezia, architettura e urbanistica, Albrizzi Editore, , p. 283
↑(en) Annie Sacerdoti, The Guide to Jewish Italy, Marsilio, , p. 80.
↑Alessandro Scarsella, Delphine Gachet, Venise. Histoire, promenades & dictionnaire, Robert Laffont, , p. 241.
↑Jean-Paul Labourdette, Venise, Nouvelles Éditions de l'Université, , p. 19.
↑(it) Bruno Rosada, Donne veneziane, Corbo e Fiore Editore, , p. 169.
↑Sept plaques de bronze scellées le 25 avril 1980 sur le mur en briques offert à sa ville d'adoption par Arbit Blatas.
↑Accusés d'être des empoisonneurs, les puits publics de la ville étaient interdits aux Juifs, et ce, jusqu'en 1703. Les jeunes filles allaient chercher de l'eau aux yeux de tous, dans les seuls puits situés à l'intérieur du Ghetto. Cf. Olympia Alberti, Les 100 mots de Venise, Presses Universitaires de France, .