On peut considérer la poésieespagnole comme contemporaine à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, une fois qu'elle s'est émancipée de la littérature d'après-guerre. Aux alentours de l'année 1960 commence à surgir une nouvelle et jeune génération de poètes et de créateurs dont les canons stylistiques se différencient de ceux de leurs prédécesseurs immédiats.
Ainsi, les Novísimos se démarquent à Barcelone, en 1970, en voulant redonner son protagonisme à la forme lyrique. Pere Gimferrer est l'un d'eux.
Les années 1990 voient l'émergence de nouveaux courants métaphysiques ou au contraire de « réalisme sale ».
Le nouveau siècle est celui d'une génération qui perturbe radicalement les préceptes de la poésie de l'expérience, mais aussi qui souhaite se démarquer de tout mouvement établi, avec une démarche plus intimiste.
Comme réponse à la « poésie sociale(es) », un groupe de poètes apparut à la fin des années 1960, dont la caractéristique principale fut une grande attention à la forme — une attention que la poésie sociale ne comptait pas parmi ses priorités dans sa conception du fait poétique — et un intérêt non dissimulé pour les phénomènes qui reçurent le nom de culture des masses : cinéma, bande dessinée et la musique pop, entre autres.
À vingt ans, le poète Pere Gimferrer obtint en 1966 le Prix national de Poésie avec Arde el mar(es), l'ouvrage qui symbolisa le plus cette génération. En 1970, il abandonna l'écriture en castillan, qu'il reprit pourtant récemment dans des livres comme Amor en Vilo. Son livre Oda a Venecia ante el mar de los teatros inaugura l'« esthétique vénitienne ». La muerte en Beverly Hills recréa des paysages émotionnels au travers de l'imaginaire du monde cinématographique.
Guillermo Carnero offrit une vision personnelle de l'amour et de la culture de la métapoésie, en plus du goût pour les formes métriques classiques. José María Álvarez publia un unique ouvrage, Museo de Cera, qui s'est cependant édité à sept reprises. La poésie sociale de ses débuts devint un certain décadentisme culturel lors de ses dernières productions.
Leopoldo María Panero fit office de « poète maudit » depuis la production du documentaire El desencanto(es), de Jaime Chávarri. Cette facette maudite empira en même temps que son état de santé, au point de publier Poemas del manicomio de Mondragón (en français : « poèmes depuis l'asile de Mondragón »).
Les autres membres de cette anthologie se consacrèrent par la suite à la prose, mis à part Manuel Vázquez Montalbán, qui continua à écrire de la poésie, d'un caractère social particulièrement marqué, puis également des romans.
Bien qu'ils ne furent pas inclus dans les sacro-saints petits papiers de Josep Maria Castellet, on peut considérer l'œuvre de poètes comme Antonio Colinas(es), Luis Alberto de Cuenca(es), Luis Antonio de Villena ou Jaime Siles comme la plus proche des novísimos.
L'évolution poétique de Luis Alberto de Cuenca est un cas très particulier. À partir d'une posture proche des novísimos pour son culturalisme (Scholie), il évolua petit à petit vers une poésie réaliste, de thèmes quotidiens, d'émotions délicates et d'un sens de l'humour raffiné (La Caja de plata, El Otro sueño).
Luis Antonio de Villena recréa dans ses premiers livres un monde mythique basé sur la culture classique et byzantine (El Viaje a Bizancio), bien que dans des œuvres postérieures il se rapprocha un peu plus du prosaïsme (Los Gatos príncipes).
Jaime Siles publia des livres très diversifiés, de ceux où on se rapproche à la « poésie pure[1] » et visionnaire (Canón) jusqu'à ceux qui sont plus formalistes et classiques, mais également plus proches de la réalité (Semáforos, semáforos).
Antonio Carvajal(es), Miguel d'Ors(es) et Eloy Sánchez Rosillo(es) cultivèrent une poésie plus classique autant sur la forme que sur le fond.
Carvajal, auteur de Tigres en el jardín, fut partisan d'un langage baroque qui cependant ne rejoignait pas les postulats novísimos ; il cherchait l'esthétisme et pour cela il utilisait la métaphore et les formes classiques comme le sonnet.
D'Ors se caractérisait par une lyrique humanisée et intimiste à laquelle il ajoutait sa vision particulière de l'existence et une délicate ironie; il fut l'auteur de Curso superior de ignorancia et Hacia otra luz más pura.
Sánchez Rosillo, qui obtint le Prix Adonáis de Poésie pour Maneras de estar solo (1977), utilisait simultanément des tons mêlant célébration et élégie, ce dernier étant le ton dominant ; il traitait de façon grave les problèmes les plus existentiels. Il fut également l'auteur de Elegías, Autorretratos et La certeza, pour lequel il obtint le Prix de la Critique(es).
D'autres poètes des années 1970 et contemporains des novísimos furent ceux qui se réunissaient autour de la revue de poésie Antorcha de Paja. Celle-ci fut baptisée « Hétérodoxie et canon dans la poésie espagnole pendant la transition » par le professeur et critique Juan José Lanz dans son livre où il étudie cette revue et ses poètes. Situés entre une esthétique « novísima » et la nouvelle sentimentalité, ils furent le chaînon nécessaire pour évoluer vers la poésie des années 1980, selon le critique Pedro Ruíz Pérez[2]. Son anthologie Degeneración del 70 inclut des noms aujourd'hui reconnus dans le domaine de la poésie, tels que Justo Navarro(es), Francisco Gálvez(es), Álvaro Salvador Jofre(es), José Luis Amaro(es), Joaquín Lobato(es) et Fernando Merlo(es).
Les années 1980 : poésie figurative, poésie métaphysique, irrationalisme
Luis García Montero devint le principal représentant de ce courant de poésie appelé « poésie de l'expérience ». Il obtint le Prix Adonáis de Poésie pour El jardín extranjero en 1982, livre auquel suivirent Diario cómplice (1988), Las flores del frío (1991), Habitaciones separadas (1994) — qui lui valut le Prix national de Poésie en 1995 —, Completamente viernes (1999) et La intimidad de la serpiente (2003) — qui lui valut le Prix de la Critique la même année —, grâce auxquels il obtint également le Prix Loewe et le Prix des poètes du monde latin pour sa trajectoire, en 2010. La plupart de ses poèmes traitent le thème de l'amour, en particulier dans des scènes nocturnes ; il y aborde tout de même souvent des réflexions existentielles, également.
Felipe Benítez Reyes(es) est lui aussi un poète appartenant à ce groupe. En plus du thème de l'amour, il aborde particulièrement les thèmes de la mémoire, du temps qui passe et de la littérature elle-même. Il est l'auteur, entre autres, de Los vanos mundos (1985) et Vidas improbables (1995) — qui lui valut le Prix de la Critique en 1996 ainsi que le Prix Loewe.
Carlos Marzal(es), dont la reconnaissance arriva plus tard que ses deux prédécesseurs, obtint le Prix de la Critique en 2001 et le Prix national de Poésie en 2002 pour Metales pesados. Marzal, au travers d'une poésie réaliste, sceptique et ironique, médite sur l'amour et l'amitié (La vida de frontera, 1991), mais changera, cependant pour une poésie moins figurative et plus travaillée.
Jon Juaristi, né à Bilbao en 1951, s'éloigna légèrement de ses premiers préceptes étant donné qu'en lui prédomine un ton mélancolique et désabusé devant la réalité et devant lui-même, le tout sous couvert d'une subtile ironie. On peut noter ses ré-interprétations des grands classiques et sa préoccupation pour le problème basque. Il est l'auteur d'œuvres telles que Diario de un poeta recién cansado (1986) ou Tiempo desapacible (1996).
Andrés Trapiello, dans des livres comme La vida fácil (1985), défend une poésie traditionnelle, d'un ton serein et basée sur des modèles tels que Unamuno ou Machado. Lui aussi de la province de Castille et Léon, Julio Llamazares se trouve à mi chemin entre un symbolisme et une sérénité similaire à celle de Trapiello, et une nouvelle poésie épique du monde rural, qui rappelle l'intrahistoire.
Vers la moitié de la décennie, un ensemble d'auteurs qui s'assemblèrent sous ce qu'ils appelèrent eux-mêmes la Littérature de la Différence, revendiquèrent l'indépendance et la liberté littéraires, face à la poésie de l'expérience, qu'ils considéraient comme une tendance dominante, protégée, ainsi qu'ils l'affirmaient dans leurs poésies et leurs textes théoriques, par les pouvoirs publics. Dans ce courant de la Différence, les plus notables étaient Antonio Enrique(es), José Lupiañez(es) et Fernando de Villena(es).
Bien qu'au début n'importe quelle prise de distance du paradigme officiel validait les propositions de ce courant, ses auteurs fondateurs furent dérivés vers un type de poésie formellement plus exigeant, loin du langage familier et des thématiques urbaines. Cette esthétique, plus proche de la génération des années 1960 (des poètes tels que Antonio Hernández Ramírez(es), Ángel García López(es), Rafael Soto Verges(es) ou Jesús Hilario Tundidor) que de celle des poètes de la Génération de 50, soutenait une plus grande consistance verbale pour respecter les recours stylistiques, dans un langage plus figuratif et perméable aux symboles et aux métaphores. Ils considéraient en effet que la culture de l'image était essentielle au discours poétique, de même que l'était la préoccupation thématique qui excédait le cadre de la quotidienneté. Face à une société toujours plus uniformisée, comme ils l'affirment dans leur théorie poétique, dans ses us et ses modes de pensée, l'objectif de ces auteurs était la diversité et la dissidence.
Quant à la poésie épique, les principaux auteurs furent Julio Martínez Mesanza(es), Julio Llamazares et Juan Carlos Suñén(es). Ils dominaient le sens moral profond. Mesanza, au travers d'hendécasyllabes, recréait dans son livre Europa (1983-1988) les thèmes du courage et de l'honneur, dans des décors classiques ou médiévaux, mais avec un reflet de la vie moderne. Suñén est l'auteur de Un hombre no debe ser recordado (1992), Prix du Roi Juan Carlos.
Surgit ainsi un courant de poésie se rapprochant de l'irrationalisme, et s'éloignant des postulats de la poésie de l'expérience. Ce groupe est principalement composé de Juan Carlos Mestre(es), auteur de livres comme Antífona de otoño en el Valle de Bierzo (1986, Prix Adonáis en 1985), La poesía ha caído en desgracia (1992, Prix Jaime Gil de Biedma la même année) ou En la tumba de Keats (1999, Prix Jaén de poésie la même année); ou de Blanca Andreu, qui obtint le Prix Adonáis en 1980 pour De una niña de provincias que se vino a vivir en un Chagall, livre qui justifie son néo-surréalisme et sa posture irrationnelle avec de constantes allusions à la drogue.
Mais pour véritablement parler de rupture, il faut considérer l'œuvre de Fernando Beltrán(es), dont Aquelarre en Madrid (1983), accessit du Prix Adonáis la même année que Luis García Montero le remporte, représente un exemple clair de poésie de rupture avec le passé culturaliste et un pari pour l'avant-garde poétique.
Par la suite, sa poésie s'orientera aussi vers la poésie sociale, sans toutefois jamais abandonner un certain irrationalisme et un certain surréalisme. D'autres noms associés au courant irrationaliste furent Luisa Castro, Amalia Iglesias ou Ángel Petisme(es).
Notons enfin la prolifération de livres sur l'érotisme d'un point de vue féminin, écrits par des auteures comme Ana Rossetti(es) (Los devaneos de Erato, 1980), Almudena Guzmán(es) (Poema de Lida Sal en 1981, Usted en 1986, Calendario en 2001 et El príncipe rojo en 2005) ou Aurora Luque(es) (Hiperiónida en 1982, Problemas de doblaje en 1989 et Camaradas de Ícaro en 2003).
Les années 1990 : entre le réalisme et la métaphysique
Certains poètes tendirent à une certaine conciliation de positions. Parmi eux, Jorge Riechmann(es), Eduardo García(es) ainsi que les derniers livres de Carlos Marzal et Vicente Gallego. Riechmann évolua d'une poésie métaphysique et hermétique (Cántico de la erosión) vers un engagement avec la société (El día que dejé de leer El País). Gallego commença par une période réflexive (La luz, de otra manera), à laquelle il allait incorporer des méditations sur la vie actuelle et les relations de couple (La plata de los días). Fernando Beltrán, après son manifeste en faveur d'une « poésie indiscrète », il orienta une part de sa voix poétique vers un côté plus social, sans abandonner le style qui commença avec Aquelarre en Madrid. Fruits de cette conciliation sont également les voix de Antonio Moreno Guerrero(es), Miguel Ángel Velasco(es), Luis Muñoz(es), Álvaro García(es), Lorenzo Plana et Lorenzo Oliván(es). Sur un plan plus ouvert à l'expérimentalisme et à une relecture ironique de l'avant-garde, se trouvaient les œuvres de Jorge Gimeno(es) et Javier Codesal(es). Francisco Domene(es) verse plutôt dans le réalisme critique.
Une autre place importante fut occupée par Manuel Moza, mais surtout Aurelio González Ovies, pour qui le fait de n'adhérer à aucune de ces tendances poétiques qui se confrontèrent en Espagne à la fin du XXe siècle, lui valut de rester officiellement en terrain neutre, et ainsi d'approfondir en toute liberté son travail poétique en créant sa propre et très caractéristique voix, ce qu'il refléta dans l'anthologie Esta luz tan breve (Poesía, 1988-2008).
Génération poétique des années 2000
C'est une génération qui fut étudiée, entre autres, par le critique Luis Antonio de Villena, dans son anthologie La inteligencia y el hacha. Un panorama de la Generación poética de 2000 (en français : « L'intelligence et la hache. Un panorama de la génération poétique des années 2000 »). Selon l'auteur, cette génération perturbait radicalement les préceptes de la poésie de l'expérience. S'inclurent dans cette nouvelle génération des poètes associés par d'autres critiques à un prolongement de la poésie de l'expérience, comme Juan Antonio González Iglesias(es), Álvaro García, Luis Muñoz, Lorenzo Oliván ou Lorenzo Plana ; ou encore des poètes qui étaient déjà parfaitement représentatifs d'une vision plus éloignée, que ce fût au travers de l'ironie, comme Jorge Gimeno, ou au travers de l'engagement social, comme Isabel Pérez Montalbán.
↑Concept développé par Juan Ramón Jiménez : une poésie d'inspiration platonicienne, habitée par un idéal supérieur de beauté et détachée de tout contenu idéologique, politique ou social.
↑(es) Manuel José Ramos Ortega, Revistas literarias españolas del siglo XX (1919-1975), Madrid, Ollero y Ramos, (ISBN978-84-7895-222-9)
(es) Mari Pepa Palomero Alvarez-Claro, Poetas de los 70 : antología de poesía española contemporánea, Hiperión, , 500 p. (ISBN978-84-7517-220-0)
(es) Francisco Gálvez Moreno, Degeneración del 70 : (antología de poetas heterodoxos andaluces), Cordoue, Antorcha de Paja, , 127 p. (ISBN9788430003631)
Jad Hatem, Écrire sous un Dieu contraire. Essai sur la poésie féminine ibérique contemporaine, Beyrouth, Saer al Machrek, 2021