La « nation » (millet) des Rums n'était pas ethnique : c'était une communauté confessionnelle orthodoxe comprenant des Grecs, des Bulgares, des Serbes, des Albanais, des Valaques, des Arméniens, des Géorgiens, des turcophones (Ouroums, Oğouzes…) et divers chrétiens d'Orient pour la plupart arabophones[3]. Cette communauté confessionnelle était, comme ailleurs dans le monde et en Europe, le cadre juridique et coutumier d'organisation sociale et la source d'identité pour ses membres, à une époque où la notion de « nation » au sens linguistique et moderne du terme n'existait pas[4][5]. Elle était représentée par le Patriarcat œcuménique de Constantinople. Sous la domination ottomane, les ethnonymes ne désignaient que les langues usuelles, comme cela ressort d'un firman du sultan Mehmed IV de 1680 qui distingue dans le Rum orthodoxe des Yunan (Grecs), des Arnavut (Albanais), des Sirf (Serbes), des Bolge (Bulgares et Macédoniens slaves)[6], des Eflak (Valaques), des Ermeni (Arméniens), des Gurci ou Gourdji (Géorgiens) et des Cingene (Roms orthodoxes) ; les Arméniens de l'Église apostolique arménienne n'étaient pas inclus dans le Rum car ils étaient dans un millet séparé[7].
Les chrétiens se voyaient garantir certaines libertés limitées, mais ils n'étaient pas considérés comme égaux aux musulmans, devant subir une double capitation (le haraç) et donner leurs premiers-nés mâles au corps des janissaires ; leurs pratiques religieuses devaient être discrètes (interdiction de sonner des cloches, des faire des processions, de réaliser de nouvelles fresques et mosaïques extérieures, d'élever des clochers aussi hauts que les minarets…); certains métiers leur étaient fermés (notamment le commerce des gemmes et les métiers des armes), leur propriété foncière était limitée aux lopins vivriers et leur aristocratie ayant été exterminée ou convertie, la plupart d'entre eux fut asservie dans le système des timars. Toutefois, cela vaut dans les provinces impériales mais pas dans les États chrétiens tributaires comme les principautés danubiennes ni dans les îles grecques semi-autonomes comme, par exemple, Hydra[8],[9],[10].
Le patriarche œcuménique de Constantinople était reconnu comme le plus haut chef religieux et politique, ou ethnarque, de tous les sujets orthodoxes du Sultan. Le patriarcat serbe de Peć et l'archevêché bulgare d'Ohrid, qui étaient des Églises orthodoxes orientales autonomes sous la tutelle du patriarche œcuménique, ont été repris par les Phanariotes grecs au cours du XVIIIe siècle. Le traité de Küçük Kaynarca, de 1774, permit à l'Empire russe de se poser en protecteur des sujets orthodoxes du Sultan, augmentant sensiblement la marge de manœuvre du millet des Rums qui finit par établir, pour ses membres, ses propres lois et par collecter et redistribuer ses propres impôts, avec lesquels il créa ses propres écoles, églises, hôpitaux et autres installations. Le patriarcat œcuménique de Constantinople devînt le principal propriétaire foncier de la capitale ottomane, et au XXIe siècle son patrimoine reste considérable[11],[12] alors qu'il ne compte plus qu'au maximum 9 000 fidèles[13], contre près de 1,8 million en 1914[14].
De leur côté, les Turcs musulmans procédèrent aux réformes ottomanes du Tanzimat et développèrent l'ottomanisme pour limiter les mouvements nationalistes au sein de l'Empire, mais avec la montée du nationalisme le millet des Rums ne jouait plus son rôle et, sur le plan religieux, le patriarche de Constantinople n'avait plus d'« œcuménique » que le titre, car une Église orthodoxe autocéphale s'était constituée Grèce et en Serbie dès 1833, en Roumanie en 1865[18] et en Bulgarie en 1872 : avant le milieu du XXe siècle, le patriarche de Constantinople finit par les reconnaître (le serbe dès 1879). La Révolution des Jeunes-Turcs de 1908 a commencé à envisager une forme de laïcité qui aurait aboli les millets et rendus égaux en droits tous les sujets du Sultan, mais, en dépit de la restauration du Parlement ottoman (qui avait été suspendu par le Sultan Abdülhamid II en 1878), le processus de réforme des institutions monarchiques échoue et la population chrétienne de l'Empire continue de se fragmenter sous la pression des révoltes locales, et à attendre sa délivrance de l'Empire russe (panslavisme en Europe[19], révolution arménienne en Anatolie orientale[20]).
↑(en) Hasan Çolak, 1 Tekfur, fasiliyus and kayser: Disdain, Negligence and Appropriation of Byzantine Imperial Titulature in the Ottoman World, Brill, (ISBN978-90-04-28351-0, lire en ligne)
↑Robert Mantran, Histoire de l'Empire ottoman, Fayard 1989
↑André et Jean Sellier : Atlas des peuples d'Orient, la Découverte, 2000.
↑Samim Akgönül, Le Patriarcat grec orthodoxe : de l'isolement à l'internationalisation de 1923 à nos jours, Institut français d'études anatoliennes / Maisonneuve & Larose, Paris, 2004 (ISBN2706818077).
↑(en) Bestami Sadi Bilgic, « The Greek Orthodox Patriarchate and the Turkish-Greek Relations, 1923-1940 », Turkish Week, (lire en ligne).
↑Isa Blumi, (en) “The Role of Education in the Formation of Albanian Identity and Myths” in Stepanie Schwander-Sievers and Bernd J. Fischer, eds, Albanian Identities, Myths and History, C. Hurst & Co. Publishers, 2002, (ISBN1850655723), pp. 49–60.
↑Georges Castellan, Histoire des Balkans : XIVe – XXe siècle, Fayard, Paris 1999.
↑Cristian Romocea, Church and State: Religious Nationalism and State Identification in Post-Communist Romania; A&C Black, 2011, (ISBN1441183183), p. 129.
↑Francis Dvornik (trad. Danielle Pavlevski, préf. François Dvornik), Les Slaves : Histoire et civilisation, de l'Antiquité aux débuts de l'époque contemporaine [« The Slavs, Their Early History and Civilisation »], Éditions du Seuil, coll. « Univers historique », 1970 (1re éd. 1956).
↑(en) Simon Vratsian, « The Armenian Revolution and the Armenian Revolutionary Federation », Armenian Review, Watertown, MA, (lire en ligne).
Bibliographie
Raymond Detrez et Barbara Segaert, Europe and the Historical Legacies in the Balkans, Peter Lang, (ISBN978-90-5201-374-9, lire en ligne)
Kemal H Karpat, Studies on Ottoman Social and Political History: Selected Articles and Essays, BRILL, (ISBN90-04-12101-3, lire en ligne)
Victor Roudometof et Roland Robertson, Nationalism, Globalization, and Orthodoxy: The Social Origins of Ethnic Conflict in the Balkans, Greenwood Publishing Group, (ISBN978-0-313-31949-5, lire en ligne)
Constitution grecque du mil : Γενικοί Κανονισμοί περί της διευθετήσεως των εκκλησιαστικών καί εθνικών πραγμάτων των υπό του Οικονομικού Θρόνου διατελούντων ορθοδόξων χριστιανών υπηκόων Της Αυτού Μεγαλειότητος του Σουλτάνου, Constantinople, .
La traduction française de la Constitution grecque de Millet se trouve dans le volume 2 de 7, pages 21-34.