Le Moine (The Monk: A Romance) est un roman de Matthew Gregory Lewis, publié pour la première fois en 1796. Cette œuvre, considérée comme l'un des exemples les plus marquants du roman gothique anglais, a suscité une importante controverse lors de sa parution en raison de son contenu jugé scandaleux et subversif.
Le roman raconte l'histoire d'Ambrosio, un moine capucin respecté à Madrid, dont la corruption morale et la chute dans le péché forment l'arc narratif principal. L'intrigue, qui se déroule dans l'Espagne du XVIe siècle, mêle des éléments surnaturels, une critique acerbe de l'Église catholique et une exploration des thèmes de la tentation, de l'hypocrisie religieuse et de la sexualité réprimée.
Le Moine est remarquable pour son traitement audacieux de sujets tabous tels que l'inceste, le viol et le pacte avec le diable. L'œuvre a eu une influence significative sur le développement du genre gothique et a inspiré de nombreux auteurs romantiques. Malgré les controverses, ou peut-être grâce à elles, le roman a connu un grand succès commercial à son époque et continue d'être étudié et discuté dans les milieux littéraires pour son importance historique et son impact culturel.
Âgé de seulement 19 ans lors de la rédaction du roman, Lewis s'inspire de ses expériences personnelles et de ses voyages pour nourrir son œuvre. Notamment, un séjour en Allemagne en 1792-1793 qui lui fait découvrir la littérature gothique allemande et les contes populaires locaux, qui influencent considérablement son style et ses thèmes[4]. Il s'agit principalement de Die Räuber (Les Brigands) de Friedrich von Schiller et des contes fantastiques d'Ernst Theodor Amadeus Hoffmann[5]. De plus, sa position d'attaché à l'ambassade britannique à La Haye lui permet d'observer les bouleversements politiques européens de première main, notamment la Révolution française[6], qui engendrent un climat d'instabilité et de remise en question des institutions traditionnelles, notamment religieuses[7].
Un aspect notable du contexte de rédaction du roman est la rapidité avec laquelle Lewis écrit Le Moine. Selon ses propres déclarations, il aurait rédigé l'œuvre en seulement dix semaines, travaillant principalement la nuit[8]. Cette écriture frénétique pourrait expliquer en partie l'intensité et l'audace du récit, ainsi que certaines incohérences narratives relevées par les critiques.
Résumé
À Madrid au XVIe siècle, le moine capucin Ambrosio, orphelin élevé par l'Église, est réputé pour sa piété et sa vertu, à tel point qu'il est considéré comme un modèle par ses pairs et les fidèles. Cependant, sous cette façade se cache une nature corrompue et des désirs refoulés.
L'arrivée dans son monastère de Mathilde, une mystérieuse jeune femme déguisée en novice, vient bouleverser sa vie. Elle le séduit et le pousse à commettre des actes de plus en plus répréhensibles, le conduisant à trahir ses vœux et à sombrer dans le péché, notamment en commettant le péché de chair avec elle. Il devient obsédé par Antonia, une jeune femme innocente et pieuse, venue au monastère pour assister à une messe. Consumé par son désir pour elle, il sort pour la première fois de sa vie du monastère pour la posséder.
Lorsque sa mère Elvira découvre les intentions malveillantes d'Ambrosio envers sa fille, elle tente de la protéger. Avec l'aide de Mathilde, qui lui fournit un poison, Ambrosio tue Elvira en empoisonnant son thé. Il attire ensuite Antonia dans les catacombes du couvent sous un faux prétexte. Là, il lui administre un puissant somnifère fourni par Mathilde, qui la plonge dans un état semblable à la mort. Après qu'elle ait été déclarée morte et enterrée dans une crypte, Ambrosio revient la nuit pour abuser d'elle. Lorsqu'Antonia se réveille et réalise ce qui se passe, elle tente de s'échapper et d'appeler à l'aide, mais Ambrosio finit par la violer. Dans un accès de panique et de rage, il la poignarde ensuite pour la faire taire, avec une arme fourni par Mathilde. Antonia, blessée mortellement, a juste le temps de comprendre l'horreur de sa situation avant de mourir. On apprendra plus tard qu'Ambrosio et Antonia sont en fait frère et sœur.
Lorenzo, un jeune noble épris d'Antonia, découvre les crimes d'Ambrosio et cherche à le confronter. Ambrosio s'échappe mais est finalement capturé. Condamné à mort, il est conduit à l'Inquisition où il est soumis à des tortures atroces. Cependant, même dans cette situation, il refuse de se repentir et continue à blasphémer et à maudire Dieu. Désespéré et acculé, il invoque le diable pour obtenir de l'aide et échapper à son sort. Il lui révèle que Mathilde est un démon qu'il a envoyé pour le tenter et le corrompre. C'est à ce moment qu'Ambrosio comprend qu'il a été dupé depuis le début. En échange de son âme, le diable lui promet la liberté. Cependant, cette promesse se révèle être une tromperie. Le diable apparaît sous la forme d'un être terrifiant et emmène Ambrosio hors de sa cellule. Mais au lieu de le libérer, il le transporte au sommet d'une montagne escarpée et le jette dans le vide. Ambrosio survit miraculeusement à la chute, mais est gravement blessé et souffre terriblement. Il est attaqué par un serpent venimeux qui le mord. La morsure est extrêmement douloureuse et Ambrosio agonise pendant six jours avant de finalement succomber à ses blessures, tout en réalisant qu'il est damné pour l'éternité. Sa mort est décrite de manière particulièrement horrible et douloureuse. Après cela, le diable réapparaît pour emporter son âme en enfer.
Personnages
Ambrosio : Le protagoniste, moine célèbre pour sa piété et son éloquence. Il est progressivement corrompu par les tentations charnelles et diaboliques, jusqu'à sombrer dans le crime et la damnation.
Mathilde : Une femme mystérieuse qui se fait passer pour une novice pour séduire Ambrosio. Elle est en réalité un agent démoniaque du diable, qui pousse Ambrosio à commettre de terribles péchés.
Antonia : Une jeune fille pure et innocente qui devient l'objet des désirs obsessionnels d'Ambrosio. Elle est la fille d'Elvira et la nièce de Léonella. Elle est finalement violée et tuée par Ambrosio.
Elvira : La mère protectrice d'Antonia. Elle découvre les intentions d'Ambrosio lorsqu'elle le surprend en train de tenter de violer Antonia et tente de protéger sa fille, mais elle est assassinée par lui.
Lorenzo de Medina : Un jeune noble amoureux d'Antonia. Il est aussi le frère d'Agnes. Lorenzo cherche à protéger Antonia et tente de sauver sa réputation et son honneur.
Don Raymond de las Cisternas : L'amant d'Agnes. Son histoire d'amour avec elle constitue l'une des intrigues secondaires du roman. Il est aussi connu sous le nom d'Alphonse d'Alvarada.
Agnes de Medina : Une nonne du couvent des Clarisses, amoureuse de Don Raymond. Elle est emprisonnée par l'abbesse du couvent pour avoir rompu ses vœux religieux. Elle survit à des épreuves atroces avant d'être libérée.
Thèmes principaux
Le Moine de Matthew Gregory Lewis aborde plusieurs thèmes majeurs qui s'inscrivent dans la tradition du roman gothique tout en poussant certains aspects à leur paroxysme. Le thème central du roman est la corruption morale, incarnée par le personnage d'Ambrosio, un moine respecté qui succombe progressivement à la tentation et au péché. Lewis utilise cette figure pour explorer les dangers de l'hypocrisie religieuse et les conséquences dévastatrices de la répression des désirs naturels[2]. Le roman remet en question l'institution ecclésiastique et ses pratiques, offrant une critique acerbe de la corruption au sein de l'Église[3].
Le Moine explore de manière audacieuse pour son époque les thèmes de la sexualité et du désir refoulé. Le roman dépeint les conséquences destructrices de la répression sexuelle, notamment à travers le personnage d'Ambrosio, dont les pulsions longtemps réprimées finissent par exploser de manière violente et transgressive[9]. L'élément surnaturel joue un rôle crucial dans Le Moine. Lewis intègre des figures démoniaques, des pratiques magiques et des interventions divines dans son récit. Ces éléments servent non seulement à créer une atmosphère de terreur gothique, mais aussi à explorer les limites entre le rationnel et l'irrationnel, le naturel et le surnaturel[10].
Le roman aborde de nombreux tabous de la société de l'époque, incluant l'inceste, le viol, le meurtre et le pacte avec le diable. En présentant ces actes transgressifs, Lewis cherche à choquer son lectorat mais aussi à interroger les fondements moraux de la société. La transgression devient un moyen d'explorer les limites de la morale conventionnelle et de remettre en question les normes sociales établies[11]. Le Moine examine les dynamiques de pouvoir, en particulier dans le contexte religieux. Le roman met en lumière comment le pouvoir et l'autorité peuvent être utilisés pour manipuler et exploiter les autres. La chute d'Ambrosio illustre les dangers de l'abus de pouvoir et les conséquences désastreuses qui peuvent en découler[12].
Lewis explore la complexité de la nature humaine à travers ses personnages, en particulier Ambrosio. Le roman met en évidence la coexistence du bien et du mal au sein d'un même individu, remettant en question les notions simplistes de moralité absolue. Cette exploration de la dualité humaine préfigure des thèmes qui seront développés plus tard dans la littérature gothique et romantique[13].
Réception initiale
Lors de sa publication en 1796, Le Moine connait un succès immédiat auprès du public britannique. Le roman se vend rapidement, nécessitant une seconde édition dans les mois qui suivent sa sortie[4]. L'œuvre fait sensation, notamment en raison de son contenu scandaleux pour l'époque, mêlant violence, érotisme et surnaturel dans un cadre religieux[3].
La réception critique est mitigée et polarisée. Certains critiques saluent l'imagination débordante de Lewis et son style captivant. Samuel Taylor Coleridge, dans une critique publiée dans The Critical Review, reconnait le talent de l'auteur tout en déplorant l'immoralité de l'œuvre[14]. D'autres critiques se montrent beaucoup plus sévères, condamnant fermement le roman pour son contenu jugé blasphématoire et licencieux. Thomas James Mathias(en), dans son ouvrage The Pursuits of Literature (1797), va jusqu'à suggérer que Lewis devrait être poursuivi en justice pour avoir publié une œuvre aussi subversive[2].
La controverse suscitée par Le Moine atteint son paroxysme lorsque le roman attire l'attention des autorités. En réponse aux critiques virulentes et aux accusations d'obscénité, Lewis est contraint de réviser son œuvre pour les éditions ultérieures. Il expurge certains passages jugés trop explicites et atténue les références anticléricales les plus flagrantes[15]. Malgré ces modifications, Le Moine continue à faire l'objet de débats passionnés dans les cercles littéraires et sociaux de l'époque. Le roman devient emblématique des excès du genre gothique et contribue à alimenter les discussions sur les limites de la moralité en littérature[7].
La publication du roman a des répercussions significatives sur la carrière de Matthew Gregory Lewis. Si le succès commercial du roman le propulse sur le devant de la scène littéraire, la controverse qui l'entoure affecte durablement sa réputation. Il est surnommé le « moine Lewis », un surnom qui le poursuit tout au long de sa vie et qui témoigne de l'impact durable de son œuvre sur l'imaginaire collectif[4].
Influences
Le Moine a eu une influence considérable sur la littérature gothique et au-delà[16]. Son impact peut être observé dans divers domaines littéraires et artistiques. Il redéfinit les limites du genre gothique, poussant plus loin l'exploration de thèmes tabous et l'utilisation d'éléments surnaturels. Cette approche influence de nombreux auteurs gothiques ultérieurs, notamment Charles Robert Maturin dans Melmoth ou l'Homme errant (1820) et Mary Shelley dans Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818)[2]. L'œuvre contribue à établir de nouveaux standards en matière de transgression et d'horreur dans la littérature gothique.
L'influence du roman s'étend au-delà des frontières britanniques, notamment en France où il inspire le développement du roman noir. Des auteurs comme le Marquis de Sade dans Justine ou les Malheurs de la vertu (1791) et Jules Janin dans L'Âne mort et la femme guillotinée (1829) reprennent et adaptent certains éléments stylistiques et thématiques du roman de Lewis[17]. Les écrivains romantiques sont également influencés par Le Moine. Lord Byron, Percy Bysshe Shelley et John Keats reconnaissent tous l'impact de l'œuvre de Lewis sur leur propre écriture. L'exploration des passions extrêmes et de la psychologie des personnages dans le roman trouve un écho dans de nombreuses œuvres romantiques[18]. À la fin du XIXe siècle, Le Moine connait un regain d'intérêt parmi les écrivains décadents. Des auteurs comme Joris-Karl Huysmans dans À rebours (1884) et Oscar Wilde dans Le Portrait de Dorian Gray (1890) puisent dans l'esthétique transgressive et la fascination pour le mal présentes dans l'œuvre de Lewis[19].
L'imagerie puissante et les scènes frappantes du roman inspirent également les artistes visuels. Des peintres comme Henry Fuseli et Francisco de Goya créent des œuvres qui reflètent l'atmosphère sombre et les thèmes gothiques du roman. Plus tard, des illustrateurs comme Aubrey Beardsley produisent des interprétations visuelles directement inspirées du texte de Lewis. L'influence du roman s'étend jusqu'au cinéma, avec plusieurs adaptations directes et de nombreuses références dans des films gothiques et d'horreur. Des réalisateurs comme Luis Buñuel, qui adapte le roman en 1972, sont attirés par les thèmes provocateurs et l'imagerie puissante de l'œuvre[20].
Enfin, Le Moine a un impact significatif sur les études littéraires, en particulier dans le domaine de la critique gothique. L'œuvre est devenue un sujet d'étude important pour comprendre l'évolution du genre gothique, les dynamiques de transgression en littérature, et les représentations de la sexualité et du pouvoir dans les textes du XVIIIe siècle[10].
Traductions
En France, en 1840, une traduction de Léon de Wailly est donnée au public (lire en ligne) chez H.-L. Dolloye, et faisant suite à celle de 1819 chez Maradan (avec pour traducteurs Jacques-Marie Deschamps, Jean-Baptiste-Denis Desprès, Pierre-Vincent Benoist et Pierre-Bernard Lamare). En 1931, Antonin Artaud en publie une traduction très personnelle (Le Moine, de Lewis, raconté par Antonin Artaud) et envisage de l'adapter au cinéma[21]. Cette traduction est mentionnée dans le roman Cosme de Guillaume Meurice en tant qu’elle a eu une grande influence sur le personnage principal[22].
Denis Mellier, « Le Diable ou l'autre : la présence fantastique dans Le Moine de Lewis », Otrante. Art et littérature fantastiques, Fontenay-aux-Roses, Groupe d'Étude des Esthétiques de l'Étrange et du Fantastique de Fontenay (GEEEFF), no 2 « Le Diable », , p. 53-67.
(en) Margaret Baron-Wilson, The Life and Correspondence of M. G. Lewis, London, Henry Colburn,
Maurice Lévy, Le roman gothique anglais : 1764-1824, Paris, Albin Michel,
(en) E. J. Clery et Robert Miles, Gothic Documents: A Sourcebook 1700-1820, Manchester, Manchester University Press,
(en) Jerrold E. Hogle, The Cambridge Companion to Gothic Fiction, Cambridge, Cambridge University Press,
(en) J. A. Downie, The Oxford Handbook of the Eighteenth-Century Novel, Oxford, Oxford University Press,
(en) William Hughes et Andrew Smith, Gothic Sexuality: An Edinburgh Companion, Edinburgh, Edinburgh University Press,
(en) Markman Ellis, The History of Gothic Fiction, Edinburgh, Edinburgh University Press,
(en) David Punter et Glennis Byron, The Gothic, Oxford, Blackwell Publishing,
(en) David Punter, A New Companion to The Gothic, Chichester, Wiley-Blackwell,
(en) Angela Wright, Gothic Fiction: A Reader's Guide to Essential Criticism, London, Palgrave Macmillan,
(en) Matthew Lewis et Christopher MacLachlan, The Monk, London, Penguin Classics,
(en) Diane Long Hoeveler, The Gothic Ideology: Religious Hysteria and Anti-Catholicism in British Popular Fiction, 1780-1880, Cardiff, University of Wales Press,
Maurice Lévy, Le Roman noir : De la Révolution à la Restauration, Paris, Fayard,
(en) Jonathon Shears, The Romantic Legacy of Paradise Lost: Reading Against the Grain, Abingdon, Routledge,
(en) Ikuho Amano, Decadent Literature in Twentieth-Century Japan, New York, Palgrave Macmillan,
(en) Heidi Kaye, The Gothic on Screen, Edinburgh, Edinburgh University Press,