L’esclavage par ascendance est une forme d’esclavage fondée sur l’assignation d’un « statut d’esclave » de manière héréditaire.
Définition
Anti-Slavery International définit l’esclavage par ascendance comme la situation où un individu est « né en esclavage » parce que ses ancêtres ont été capturés et réduits en esclavage et que leurs familles ont « appartenu » aux familles « propriétaires d’esclaves depuis »[1].
Considérant la terminologie, il est important de préférer les termes « d'esclavisé », « considéré comme descendant d'esclave », « assigné localement aux statut de descendant d'esclave », afin d'éviter d'essentialiser ces catégories qui sont des constructions sociales et non biologiques. Les militants eux-mêmes luttent contre l'utilisation du terme « esclave ».
Principe
Le statut « d’esclave » est en général transmis par la lignée maternelle. Même après l’abolition officielle de l’esclavage par la plupart des pouvoirs coloniaux en Afrique et jusqu’à nos jours, de nombreuses personnes sont toujours considérées comme « descendants d’esclaves », sous prétexte que l’un de leurs ancêtres aurait été réduit en esclavage.
Une législation criminalisant explicitement les pratiques liées à l’esclavage par ascendance existe au Niger depuis 2003[3] et en Mauritanie depuis 2015[4]. La constitution guinéenne de 2020 interdit l'esclavage, la traite d'êtres humains et le travail forcé (article 7) mais ces dispositions n'ont pas été reprises dans la charte de transition du 27 septembre 2021[5].
Il n’existe pas de loi spécifique criminalisant l’esclavage par ascendance au Mali, quoique la Constitution affirme l’égalité de tous les ressortissants maliens et que le pays soit signataire de plusieurs conventions internationales contre l’esclavage et la traite (garantissant le droit à la vie et à la liberté)[6]. Depuis 2006, une coalition d’organisations maliennes de défense des droits humains au Mali plaide pour qu’une loi criminalisant l’esclavage par ascendance soit adoptée. Un projet de loi a été ainsi élaboré mais il n’a jamais été adopté, relégué en 2016[7] au second plan par d’autres priorités gouvernementales, notamment sécuritaires. L’absence d’une telle loi rend les recours devant les juridictions difficiles, sans même prendre en compte les autres dysfonctionnements judiciaires et la corruption. Plusieurs activistes et organisations anti-esclavagistes insistent également sur l’importance de l’adoption d’une telle loi, même s’ils savent que l’application effective risque d’être longue et complexe[2].
Néanmoins, ce groupe comprend souvent également des gens qui n’ont jamais été littéralement mis en esclavage par le passé, mais qui sont arrivés dans des communautés comme allochtones, à qui les chefs de villages ont attribué un statut social d’étranger et à qui on n’a permis de se marier qu'avec des descendants d’esclavisés, ce qui fait que ces « migrants étrangers » sont insérés socialement dans le groupe statutaire d’assignation « descendants d’esclave ».
Les phénomènes d’esclavage et de traite interne ont précédé la traite transatlantique, quoique celle-ci ait renforcé l’importance de la traite dans les économies ouest-africaines. Les personnes capturées lors de guerres ou de razzias sont réduites en esclavage, gardées au niveau local ou revendues pour financer d’autres guerres.
Au XIXe siècle, le phénomène de l’esclavage interne en Afrique de l’Ouest prend de l’importance, avec la multiplication des conflits locaux tandis que le débouché de la traite atlantique se ferme progressivement du fait des abolitions transatlantiques. Les abolitions et la baisse de la demande d’esclaves hors du continent rend l’accès à la propriété d’esclaves possible pour de nombreuses couches de la population. La reconversion de l’Afrique de l’Ouest en une économie de plantation, « le commerce légitime », notamment dans les zones côtières pendant la période coloniale s’appuie essentiellement sur la main d’œuvre de personnes réduites en esclavage[2],[8].
Le statut d’esclave se transmettant principalement par la lignée maternelle, cela aboutit à la création d’une classe endogame, exploitable à merci par les élites locales. Les rachats de liberté sont possibles, mais rares. Certaines des personnes victimes d’esclavage par ascendance n’ont pas d’ancêtres capturés et réduits en esclavage, mais se sont vus assigner ce statut après leur migration dans une nouvelle communauté[9]. Les enfants issus d’une concubine « esclave » et d’un homme « noble » sont en général libres si le père les reconnaît, mais n’ont pas un statut strictement équivalent aux enfants des épouses libres[10],[11].
La traite interne est officiellement abolie pendant la colonisation française en Afrique occidentale française en 1905, ce qui amène un certain nombre d’esclavisés à quitter leurs anciens « maîtres »[12]. L’histoire de l’esclavage par ascendance est liée à l’histoire des migrations internes, que celles-ci soient forcées ou volontaires, qu’elles engendrent émancipation ou non[11],[10]. Néanmoins, l'abolition ne conduit pas toujours à une émancipation réelle des personnes toujours assignées au statut « d'esclave » : les autorités coloniales n’appliquent que partiellement ces nouvelles lois, et les pratiques d’esclavage par ascendance se poursuivent sous une forme plus ou moins dissimulée[13].
Situation contemporaine
Les pratiques directement liées au passé esclavagiste sont toujours perpétrées aujourd’hui et font partie de ce qu’on appelle l’esclavage par ascendance.
Les personnes considérées localement comme « descendants d’esclaves » sont confrontés à des discriminations, des abus[2],[14]. Elles sont parfois forcées de travailler sans rémunération, sont privées d’accès à l’éducation, à des documents d’état civil, et sont exclues des fonctions publiques[1].
Le refus de cette assignation statutaire « d’esclave » face à ceux qui se considèrent comme leurs « maîtres » entraîne des sanctions dans les villages où les personnes concernées résident : les victimes d’esclavage par ascendance refusant leur statut y sont exposées à des violences physiques, et peuvent se voir refuser l’accès à des ressources essentielles comme l’eau, la terre, des biens de consommation nécessaires (embargo).
L’esclavage par ascendance entraîne par conséquent des migrations forcées, peu visibles et invisibilisées. Historiquement, ces migrations ont accompagné les résistances et les déplacements pour échapper à l’esclavage, pour fonder des communautés autonomes, ou vers les villes ou les pays voisins.
Dans la région de Kayes, particulièrement touchée par le phénomène, plus de 3 000 personnes victimes d’esclavage par ascendance ont dû quitter leurs villages depuis 2018. Jusqu’en 2021, les autorités maliennes ne reconnaissaient pas l’existence de victimes par esclavage par ascendance dans la région, et considéraient que les personnes concernées ne faisaient que participer à des pratiques culturelles « traditionnelles », qui devaient être respectées pour préserver la cohésion sociale[2].
L’esclavage par ascendance est un « secret public » dans les villages concernés, dans une société qui n’est que peu disposée dans son ensemble à écouter la parole des victimes[11]. « L’idéologie de l’esclavage », qu’on peut définir comme « un système culturel qui justifie et légitime un ordre social basé sur une hiérarchie sociale héritée de l’esclavage » persiste aujourd’hui, incitant certains membres de l’élite politique et économique qui risqueraient d’être catégorisés comme « descendants d’esclaves » à garder le silence sur leurs origines[9].
Les personnes considérées localement comme « descendants d'esclaves » sont particulièrement vulnérables à d'autres formes d'esclavage moderne[15]. Les pratiques de « confiage » (placement d’un enfant, confié à une autre famille), de mariage, de domesticité, peuvent dissimuler sous couvert de légalité des situations d’esclavage moderne[13].
Disparités régionales
Les résistances à l’esclavage par ascendance et à ses conséquences ont existé tout au long de l’histoire de ce phénomène, menant notamment à la fondation de communautés autonomes libres. Le village de Bouillagui, dans la région de Kayes, en est un exemple[16]. Dans cette même région, et notamment dans la ville de Kayes et dans ses alentours, les personnes ayant fui l’esclavage sont appelées « djambourou », qui est synonyme de « Liberté ». Les origines de ce terme ne sont pas claires. Il est possible que cela vienne du terme wolof « diambour » qui signifie « paysan libre ». Ce terme aurait voyagé en Afrique de l'Ouest avec la conquête coloniale française de la Mauritanie, du Mali et jusqu'en Côté d'Ivoire depuis le Sénégal. Il aurait désigner les habitants des villages de liberté, fondés par l’administration coloniale française pour accueillir les esclavisés fuyant leurs maîtres, mais recrutés systématiquement pour le travail forcé par les autorités coloniales[17],[18]. Le terme aujourd’hui a acquis une connotation péjorative à Kayes (Mali), dénigrant ces personnes comme des « vagabonds », « sans attaches », « non civilisés », « rebelles à l’autorité ». Quand il est utilisé pour insulter une personne du sexe féminin, il signifie même « prostituée ».
Les traumatismes liés à l’exil, à la séparation des familles et à la persistance de la stigmatisation jusqu’aux générations contemporaines alimentent la lutte contre le phénomène de l’esclavage par ascendance[19],[20]. Des stratégies diverses existent pour lutter contre le stigma qui poursuit les personnes victimes de l’esclavage par ascendance[9]: ces stratégies vont de la dissimulation du statut assigné (souvent facilité par la migration) à sa contestation. Des mouvements sociaux menés par des personnes assignées au statut « d’esclave » existent aujourd’hui dans presque tous les pays d’Afrique de l’ouest francophone[21],[9].
La diaspora soninké est très impliquée dans la lutte contre l’esclavage par ascendance, notamment à travers le mouvement « Gambana » (slogan signifiant « égalité »), opérant principalement au Sénégal, en Gambie, en Mauritanie et au Mali. Le rôle des réseaux sociaux est déterminant dans la lutte contre l’esclavage par ascendance. Les groupes WhatsApp Gambana sont actuellement suivis par plus de 70 000 personnes en Afrique et dans la diaspora. Au Mali, plusieurs associations luttent contre l’esclavage par ascendance, dont le RMFP Gambana (Rassemblement malien pour la Fraternité et le Progrès), qui est la branche nationale du mouvement international Ganbanaaxun Fedde[22]. D’importantes manifestations contre l’esclavage ont eu lieu à Kayes en 2020 (en réaction à la mort de quatre militants maliens, battus à mort sur ordre des élites esclavagistes locales à Djandjoumé, Ouest du Mali), et en 2022 à la suite de l'assassinat de Djogou Sidibé, qui avait refusé d'être assignée au « statut d'esclave »[2],[23]. La communauté des blogueurs maliens a d’autre part lancé en 2019 la campagne #MaliSansEsclaves[2],[6],[24].
D'autres associations militent ailleurs en Afrique de l'ouest, dont Semme Allah au Bénin, SOS Esclaves en Mauritanie, Timidria au Niger...
Islam et esclavage par ascendance
Les personnes assignées au statut « d’esclave » peuvent être confrontées à des restrictions de leur pratique de la religion musulmane : le veuvage d’une femme considérée comme « esclave » est plus court; les pères de familles ne sont pas autorisés à égorger les animaux pour la fête de Tabaski et doivent dépecer l’animal dans la famille de ceux qui sont considérés comme leurs anciens « maîtres ».
Certains documents signés par les kadis entérinent la libération d’une personne catégorisée comme « esclave » (manumission). Dans un contexte islamique pré-abolitioniste, la manumission est une forme d’affranchissement légale. La manumission permettait d’accéder à certains privilèges islamiques, de recevoir un nouveau nom, de transmettre un héritage, mais instaurait un rapport clientéliste entre l’ancien « maître » et l’ancien « esclave » qui ne devient pas libre au même titre que l’ancien maître, mais plutôt « affranchi ». Il ne s’agit donc pas d’une émancipation totale. Les décrets coloniaux d’abolition de l’esclavage n’ayant été que faiblement appliqués par les administrations et les tribunaux, l’esclavage et la pratique de la manumission ont perduré dans certaines zones. Le recours à la manumission concerne le plus souvent la franche la plus agée assignée au statut d'esclave, pratique qui est parfois dénoncée comme naïve, passéiste voire de la « traîtrise à sa classe ». Dans leur itinéraire vers l’émancipation et pour se libérer du stigmate social, d’autres stratégies sont davantage utilisées, pour contester, contourner ou ignorer ces frontières sociales[25].
Des interprétations diverses de l’islam co-existent quant à l’esclavage. L’islam est souvent instrumentalisé par les élites politiques et religieuses pour maintenir le statu quo esclavagiste et l’esclavage par ascendance. D’autre part, des mouvements de résistance comme IRA Mauritanie ou Gambana invoquent la libération des esclaves par Mohammed et considèrent les pratiques d’esclavage comme illégitimes dans un contexte islamique.
Genre, âge et esclavage par ascendance
Les femmes sont majoritaires parmi les esclavagisés avant l’abolition, et donc majoritaires à quitter le village de leurs « maîtres » après l’abolition[26]. La main d’œuvre féminine et juvénile est dès lors très recherchée, en particulier par les femmes « nobles », qui se tournent vers le réseau familial. Le système de confiage s’étend dans les vingt années qui suivent l’abolition. Les questions de garde d’enfants après la mort du père, ou de récupération d’un ancien enfant « esclave » sont souvent soumises au tribunal, du fait de l’enjeu économique. L’émancipation des esclaves passa aussi par le fait de regagner le contrôle sur leur propre famille, ce que les tribunaux ne garantirent que rarement en l’absence de compensation financière à l’ancien « maître ». Les frontières entre confiage, mise en gage d’une personne pour dettes d’une autre, travail des enfants et mariage forcé devinrent perméables et perpétuent les hiérarchies esclavagistes[13].
Les jeunes filles assignées au statut « d'esclave » et issues de familles pauvres sont encore aujourd'hui souvent victimes de mariage forcé dans le cadre du système de wahaya (concubinage islamique) : elles ne sont pas considérées comme des épouses légitimes et connaissent une situation d’isolement social, d’exploitation économique et sexuelle (cas du mouvement de concubines du Niger vers le Nord du Nigeria)[27],[28]. On observe parfois une migration retour vers la région d’origine, mais la situation socio-économique de ces femmes reste le plus souvent précaire[27].
Les personnes considérées comme « esclaves » sont particulièrement vulnérables à l’esclavage moderne (cas des « petites bonnes » au Mali)[13].
↑« La prise en compte des droits fondamentaux dans le cadre de la rédaction de la nouvelle Constitution de Guinée : état des lieux et enjeux », Avocats Sans Frontières France, (lire en ligne [PDF])
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↑ a et b(en) L.Pelckmans, « Moving Memories of Slavery among West African Migrants in Urban Contexts », European Journal of International Migration, , p. 45-68
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↑Marie Rodet, « Escaping Slavery and Building Diasporic Communities in French Soudan and Senegal, ca. 1880-1940 », The International Journal of African Historical Studies, vol. 48, no 2, , p. 363–386 (ISSN0361-7882, lire en ligne, consulté le )
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↑(en) L. Pelckmans, « Breaking the silence ? The ongoing legacies of internal african slavery in Mali », The Dependent, (lire en ligne [PDF])
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↑Lotte Pelckmans, Christine Hardung, « Introduction au thème- La question de l’esclavage en Afrique : Politisation et mobilisations », Politique africaine, no 140, , p. 5-22 (lire en ligne)
↑(en) Lotte Pelckmans, “To cut the rope from one’s neck?” Manumission documents of slave descendants from Central Malian Fulɓe society, Marcus Wiener Publishers., , p. 67-86
↑Marie Rodet, « Gender, Migration, and the End of Slavery in the Region of Kayes, French Soudan », dans African Voices on Slavery and the Slave Trade: Volume 1: The Sources, vol. 1, Cambridge University Press, , 319–330 p. (ISBN978-1-139-02255-2, lire en ligne)
↑ a et bLotte Pelckmans, « Fugitive emplacements: mobility as discontent for wahaya concubine women with slave status in the transnational borderlands of Niger–Nigeria, 1960–2016 », dans Invisibility in African Displacements, Zed Books, (lire en ligne)