Le Compromis des Nobles (en néerlandais : Eedverbond der Edelen) est un texte politique publié en avril 1566 à Bruxelles, capitale des Pays-Bas (qui s'étendent alors depuis l'Artois au sud jusqu'à la Frise au nord[1]), au début du règne de Philippe II, souverain des dix-sept Provinces des Pays-Bas, et par ailleurs roi d'Espagne. Il s'agit de l'expression des exigences d'une partie importante de la noblesse néerlandaise, exigences relatives à diverses ordonnances de Philippe II, notamment celles concernant la répression du protestantisme.
Le , ce texte est présenté comme une pétition à Marguerite de Parme, régente des Pays-Bas, qui la transmet au roi d'Espagne. La réponse négative de Philippe dans la dernière de ses Lettres de Ségovie transforme le mouvement politique en une révolte, dite révolte des Gueux, à l'origine de l'insurrection des Pays-Bas qui commence en 1568 et s'achève en 1648, d'où son nom rétrospectif de guerre de Quatre-Vingts Ans.
En 1555, décidant de renoncer à ses pouvoirs, il scinde son héritage entre son fils Philippe (1527-1598), qui reçoit les Pays-Bas et le comté de Bourgogne (1555), puis l'Espagne[4] (1556), et son frère Ferdinand (1503-1564), qui reçoit les possessions de la maison de Habsbourg, puis est élu empereur.
En 1560, une réforme des évêchés donne aux Pays-Bas leur autonomie religieuse : ils sont désormais répartis en dix-huit diocèses, dont trois archidiocèses (Cambrai, Utrecht et Malines), ce dernier étant siège primatial[6].
Mais dans les années de paix qui suivent la paix avec la France, les relations entre Philippe II et ses sujets néerlandais, en particulier les nobles, dont beaucoup se trouvent démobilisés, se tendent autour de deux problèmes majeurs : la question des institutions des Pays-Bas ; la question du statut du protestantisme, présent aux Pays-Bas depuis les débuts de la Réformeluthérienne, et qui se développe considérablement dans les années 1550-1560 sous la forme du calvinisme.
La question institutionnelle
Sur le plan constitutionnel, tout d'abord, la question centrale est celle du modèle politique : absolutisme royal ou collaboration avec les élites ?
Le conseil d'État, en revanche, traite des questions de politique générale et compte parmi ses membres des représentants des grands lignages néerlandais : le prince Guillaume d'Orange, le comte Lamoral d'Egmont, Philippe de Montmorency, comte de Hornes, Philippe de Cröy, duc d'Arschot, Antoine de Lalaing(nl), comte de Hoogstraten. La haute noblesse trouve son compte dans ce système qui lui permet de participer aux affaires, sur le modèle médiéval (féodal) d'une noblesse conseillant le prince et prenant part à ses décisions.
La haute noblesse détient aussi les postes de stathouder (littéralement « lieutenant (du prince) »), c'est-à-dire de gouverneur de province : Guillaume d'Orange est stathouder de Hollande et de Zélande, Charles de Berlaymont stathouder de Namur, etc.
Les nobles de rang inférieur, en revanche, sont exclus du gouvernement, tout comme les bourgeois et le peuple. Les petits nobles doivent se contenter de fonctions locales, simplement chargés d'appliquer la politique royale sans la discuter[réf. nécessaire]. Ils sont cependant représentés dans les États provinciaux.
À l'occasion sont réunis les États généraux, organisme composé des délégués des trois états de chaque province. Depuis le début du XVIe siècle, ces États généraux s'étaient quelque peu transformés en une tribune politique[réf. nécessaire], mais leur rôle premier reste la négociation des subsides exceptionnels demandés par le souverain. Pour éviter l'épreuve de force, Marguerite de Parme évite le plus possible de les convoquer[pas clair][8].
En ce qui concerne les villes, qui à la fin du Moyen Âge, disposaient d'une large autonomie assurée par les chartes de franchise et aux privilèges obtenus au cours du temps, le règne de Charles Quint a été marqué par la limitation de cette autonomie, processus dont l'exemple emblématique est la répression de la révolte de Gand de 1539. Néanmoins, les municipalités conservent un rôle important dans l'administration de la justice.
La question religieuse
Comme Charles Quint, Philippe est un défenseur de la foi et de l'Église catholiques. C'est à contrecœur qu'en septembre 1555, Charles a dû accepter en tant qu'empereur, après trente ans de guerres, la paix d'Augsbourg, qui permet à chaque prince de l'empire de choisir la confession de sa principauté (catholique ou luthérienne).
À cette date, l'Espagne est, selon une expression d'époque, « saine d'hérésie », mais il n'en va pas de même des Pays-Bas, situés entre deux pays (la France et l'empire) où le protestantisme est très présent. Ils connaissent même une forte poussée du calvinisme, particulièrement dans les comtés de Flandre et de Hainaut, où les artisans de l'industrie textile adoptent souvent le calvinisme.
Poursuivant la politique répressive de son père, Philippe confirme d'anciennes ordonnances (dites « placards ») et en promulgue de nouvelles, qui rendent l'hérésie passible de la peine capitale. Ces placards restent dans un premier temps lettre morte. Les autorités locales les appliquent avec modération, voire pas du tout. D'une façon générale, les Néerlandais, y compris des catholiques, sont opposés à la répression à outrance, parce qu'elle signifie une limitation de l'autonomie politique et parce qu'ils sont, sous l'influence du courant érasmien, partisans de la liberté de conscience religieuse (c'est notamment le point de vue de Guillaume d'Orange, encore catholique à ce moment) ; certains acceptent même l'idée d'une certaine liberté de culte, comme cela se passe en France avec le premier édit de pacification (1562).
Une des craintes est la mise en place d'un système d'Inquisition à l'espagnole. De ce point de vue, la multiplication des diocèses en 1560 peut apparaître comme un premier pas, les évêques étant dotés de pouvoirs judiciaires.
Pour les tenants de l'autorité royale et les catholiques les plus intransigeants, il était évident que la clémence des juges était en cause. Les élites locales, en revanche, catholiques modérés comme protestants, trouvaient la législation trop dure. La sévérité des placards était la cause de fantasmes qui nourrissaient une opposition grandissante parmi la population; les rumeurs d'établissement d'une Inquisition sur le modèle espagnol allaient bon train. En outre, les placards apparaissaient comme une atteinte aux privilèges et libertés constitutionnels des autorités locales, comme le Jus de non evocando (droit d'être jugé en dernière instance par les juridictions ordinaires), inscrit dans le serment de Joyeuse Entrée des ducs de Brabant, pour ne citer que le cas le plus éminent.
Prélude : la crise politique de 1564-1565
Pour ces raisons, les autorités locales, y compris le Conseil d'État, protestent par la voie légale contre ces placards et la manière dont ils devaient être appliqués à partir de 1564. Toutefois, ces protestations sont systématiquement ignorées par Philippe II[9].
Au sein du conseil d'État, trois membres manifestent particulièrement leur opposition : Guillaume d'Orange, Lamoral d'Egmont et Philippe de Montmorency, qui ont tous trois participé à la guerre contre la France sous Charles Quint puis sous Philippe II. Considérant Philippe comme leur « prince naturel », ils se tournent contre les conseillers les plus légitimistes, en particulier le cardinal de Granvelle, qui de plus est un étranger. Menaçant de se retirer du conseil d'État, ils obtiennent en mars 1564 le rappel de Granvelle, qui est contraint de regagner le comté de Bourgogne.
Le comte d'Egmont est ensuite envoyé en Espagne afin de plaider en faveur d'un adoucissement des ordonnances. Philippe II lui donne une réponse évasive, mais qui parait acceptable à l'ambassadeur. Mais le roi précise sa pensée dans les courriers qu'il adresse à la régente en , les Lettres de Ségovie, dans lesquelles il refuse tout recul dans l'application des placards.
Le compromis des Nobles
Élaboration du texte (décembre 1565)
En , des membres de la moyenne noblesse se réunissent à Bruxelles chez le comte Floris de Culembourg. Ils mettent au point une pétition contre l'application stricte des placards.
Probablement préparée par Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde, elle est signée en premier lieu par Henri de Brederode, par Louis de Nassau, frère de Guillaume d'Orange et par le comte Charles de Mansfeld[10]. La pétition est ensuite largement diffusée dans le pays et recueille un grand nombre de signatures.
Dans cette pétition, les signataires, tout en affirmant qu'ils sont de loyaux sujets du roi, demandent à sa Majesté de suspendre l'Inquisition et l'application des placards contre l'hérésie. Ils demandent aussi la convocation des États généraux afin qu'une « meilleure législation » soit débattue sur le sujet[11].
Attitude de la haute noblesse
La haute noblesse est dans un premier temps réservée. Guillaume d'Orange, mis au courant par son frère Louis, est plutôt hostile à cette démarche.
Cependant le , il adresse à Marguerite de Parme une lettre (non sollicitée) dans laquelle il donne son avis sur la politique religieuse en cours. Il indique qu'une certaine modération dans les placards serait opportune, compte tenu notamment des tolérances accordées dans les pays voisins, comme la France. Il signale également que les troubles dus à la famine qui frappe les provinces, pourraient se trouver renforcés par cette application des placards. Enfin, il menace de démissionner si sa lettre n'a aucune suite[12].
Présentation de la pétition à Marguerite de Parme (5 avril 1566)
Les meneurs de l'alliance se réunissent à Bréda en février 1566, puis à Hoogstraten, afin de trouver une manière de présenter la pétition acceptable par le gouvernement (Compromis de Bréda).
Le , une procession de plus de 200 signataires de la pétition traverse Bruxelles avant d'arriver à la cour de la régente afin de la lui remettre. Une petite délégation est reçue par la régente, rendue nerveuse par cet événement. Là, Brederode lui lit à voix haute la pétition.
Après cela, lors d'une réunion entre la régente et le Conseil d'État, le prince d'Orange tente de la calmer, tandis que Charles de Berlaymont aurait fait remarquer que les pétitionnaires n'étaient que des « gueux » (coquins[13] au sens ancien du terme), ne méritant que de se faire rosser, et que la Régente ne devait en aucun cas s'inquiéter de cette affaire[14].
Suites immédiates
Le banquet des Gueux (6 avril)
Le lendemain soir, les pétitionnaires sont conviés par Henri de Brederode à un banquet à l'hôtel de Culembourg, où ils viennent vêtus comme des pauvres avec la devise « gueux jusqu'à la besace ».
Le parti des opposants adopte le nom de « gueux » qui deviendra systématique après le début de l'insurrection[15] (les marins au service de l'insurrection seront les « Gueux de mer »).
La deuxième pétition (8 avril)
Suivant l'avis des membres modérés du Conseil d'État, dont Guillaume d'Orange, Marguerite de Parme répond qu'elle va faire suivre la pétition à Philippe II, en soutenant les demandes qui y sont faites.
Le , Brederode amène une pétition complémentaire selon laquelle les signataires s'engagent à attendre paisiblement le temps que le courrier de la régente arrive en Espagne et que la réponse de Philippe revienne, sachant qu'une lettre met entre deux et trois semaines pour aller des Pays-Bas en Espagne. Cette pétition demande aussi que l'application des ordonnances incriminées soit suspendue.
Le déclenchement de la crise iconoclaste (août 1566)
Philippe donne une réponse tardive, par laquelle il rejette toutes les demandes.
Mais entretemps, le gouvernement perd le contrôle de la situation. Profitant de cette période d'attente, un grand nombre de protestants rentrent d'exil et d'autres sortent de la clandestinité. Les calvinistes commencent à tenir des séances de prière en plein air hors les murs des principales villes des provinces. Ces sermons publics, quoique d'abord pacifiques, inquiètent les autorités.
En , dans les faubourgs industriels sinistrés de Steenvoorde, une série d'attaques a lieu contre les biens de l'Église catholique, notamment la statuaire sacrée, cible de choix de certains calvinistes radicaux catégoriquement opposés aux représentations, qu'ils considèrent comme de l'idolâtrie, contrevenant au deuxième commandement.
Bientôt, la furie iconoclaste se propage dans une bonne partie du pays, générant une première guerre civile, dont le sommet est l'occupation de Valenciennes par les calvinistes et la reprise de la ville par les Espagnols.
Bien que le gouvernement réussisse en 1567 à mater ce mouvement, qui d'ailleurs débordait très largement les objectifs du Compromis, Philippe II envoie aux Pays-Bas le duc d'Albe (août 1567), dont une des premières décisions est l'instauration du Conseil des troubles. Sa politique a pour résultat de déclencher une véritable insurrection qui marque le début de la Révolte des Gueux, puis de la guerre de Quatre-Vingts Ans.
Signataires du Compromis des Nobles
Il n'existe aucune source directe d'époque reprenant la liste complète des signataires du Compromis des nobles. En revanche, il existe différentes sources, principalement des jugements prononcés par le Conseil des troubles, qui mentionnent le nom de signataires du Compromis. La présente liste[réf. nécessaire] est une liste parmi d'autres. Les personnes marquées par (*) ne figurent pas (sous ce nom là) sur la liste critique de 549 noms établie par G. Bonnevie-Noël[16].
Adolf van der Aa (?-1568)
Gerard van der Aa, seigneur de Rozendaal (1541-1600)
↑Actuels Belgique (sauf le territoire de la principauté épiscopale de Liège), Pays-Bas, Luxembourg, départements du Pas-de-Calais et du Nord
↑Le père de Charles, Philippe le Beau, est mort en 1506. Sa mère, Jeanne la Folle (1479-1555), est internée dans un couvent en raison de ses problèmes psychiques.
↑Avant cette réforme, il n'y avait dans la région (depuis l'époque romaine) que six diocèses et aucun archidiocèse.
↑De 1555 à 1559, le régent des Pays-Bas est Emmanuel-Philibert de Savoie. On peut remarquer que, comme Marguerite de Parme et Charles Quint lui-même, Marguerite d'Autriche et Marie de Hongrie sont nées aux Pays-Bas ; Marie de Hongrie et Charles y ont été élevés par leur tante ; celle-ci était partie à l'âge de trois ans (1483) pour la cour de France où elle a vécu jusqu'en 1493. Philippe II en revanche est né et a été élevé en Espagne.
↑Van Nierop, Op. Cit.. Étant donné qu'on parle ici des années 1560 à 1566, il serait intéressant de savoir combien de fois les États généraux ont été effectivement réunis.
↑G. BONNEVIE-NOEL, Liste critique des signataires du Compromis des Nobles, dans Société d'Histoire du Protestantisme Belge, Série V, Livraison 3, Bruxelles, 1968.
↑Bien qu'il ne figure pas dans la liste de G. Bonnevie-Noël, sa condamnation par le Conseil des Troubles mentionne sa participation à cette confédération. Voir, Jean de Bonnat Seigneur de Cormaillon, Biographisch woordenboek der Nederlanden, Deel 3, 1858, A.J. van der Aa.
↑Antoine Perrenot de Granvelle, Correspondance du Cardinal de Granvelle: 1565-1586, Impr. F. Hayez, (lire en ligne)
↑Bonnevie (op. cit.) émet des réserves concernant la participation de Jean van der Does à la signature du premier Compromis.
↑Bonnevie (op. cit.) émet des réserves concernant sa participation à la signature du Compromis.
↑Sans doute, Pérégrin de la Grange qui souleva Valenciennes contre Philippe II (1566-1567).
↑Avec Philippe et Jean de Marnix, il est un des rédacteurs possibles du Compromis des nobles. Voir Jean de Marnix, Daniel Jacobs, in Biographie nationale de Belgique, T. 13, 1894, col. 778-799.
↑Parfois classé sous la lettre L, Philippe (de recours) de Licques.
Voir aussi
Bibliographie
Charles-Albert de Behault, Le Compromis des nobles et le Conseil des troubles, Bulletin de l'ANRB, avril 2023, n° 314, pp.11-56
M. van Gelderen, The Political Thought of the Dutch Revolt 1555-1590, Cambridge U.P., 1992 (ISBN0-521-89163-9)
Aline Goossens, Les Inquisitions modernes dans les Pays-Bas méridionaux 1520-1633, Bruxelles, 1998.
G. Bonnevie-Noel, Liste critique des signataires du Compromis des Nobles, dans Société d'Histoire du Protestantisme Belge, Série V, Livraison 3, Bruxelles, 1968.
R. Putnam, William the Silent, Prince of Orange (1533-1584) and the Revolt of the Netherlands, 1911, p. 161 et suivantes.
Henk Van Nierop, The Nobility and the Revolt of the Netherlands: Between Church and King, and Protestantism and Privileges, dans Reformation, Revolt and Civil War in France and the Netherlands 1555-1585, Amsterdam, 1999, p. 83-98[1].