Ce n'est que tardivement, en 1652 avec la Fronde des princes, solidaire en particulier du Grand Condé, que Mademoiselle de Montpensier entre en lice dans « cette désastreuse aventure qui va lui valoir le ressentiment durable du roi Louis XIV ». Les Frondeurs ayant supplié Gaston de France de se précipiter à Orléans dont le roi et son armée s'approchent, « Monsieur » préfère rester à Paris et y déléguer sa fille. Anne et Gilonne d'Harcourt, comtesse de Fiesque, sont ainsi auprès d'elle à Orléans le 27 mars 1652 et c'est ensemble qu'elles dévalent les fossés, se font ouvrir un passage, grimpent sur une échelle et obtiennent du conseil de la ville le refus d'entrée des troupes royales[9]. Cet exploit vaut aux deux acolytes la lettre de gratitude de Gaston de France à « Mesdames les comtesses, maréchales de camp de l'armée de ma fille contre le Mazarin »[10] et Jean Loret, dans sa lettre hebdomadaire à Marie d'Orléans-Longueville, lui confie le 7 mai suivant[11] :
« Deux belles et jeunes comtesses, Ses deux maréchales de camp, Suivirent Sa Royale Altesse Dont on fait grand cancan. Fiesque, cette bonne comtesse, Allait, baisant les bateliers, Et Frontenac, quelle détresse ! Y perdit un de ses souliers. »
De retour d'Orléans, les comtesses de Frontenac et de Fiesque sont à nouveau auprès de Mademoiselle de Montpensier et se jettent avec elle dans l'émeute dite « journée des Pailles », jusque dans l'hôtel de ville de Paris en feu. C'est le moment où Anne suscite - et décline - « la folle passion » du duc Charles IV de Lorraine. Venu à Paris afin de se rallier à la Fronde, le Lorrain, beau-frère de Gaston de France par le remariage de celui-ci avec sa sœur Marguerite[6], n'en est pas moins évoqué par Valentin Conrart comme étant « plus brigand que prince souverain »[12].
Le château de Saint-Fargeau
L'exil de 1652 à Saint-Fargeau, est restitué par Benedetta Craveri comme « la découverte du plaisir de construire : édifier, agrandir, embellir, accroître le faste de la famille, laisser une trace de soi durable de soi dans la pierre et dans le marbre ». Elle transforme d'abord une des ailes de l'imposante bâtisse polygonale du XIIIe siècle qui menace ruine afin de s'y installer avec les comtesses de Frontenac (qui n'a alors que 20 ans) et de Fiesque, avant que l'architecte Le Vau ne vienne de Paris pour transformer « l'antique manoir en une magnifique demeure moderne, lumineuse et élégante », y créant une bibliothèque et y réservant une salle au théâtre, et pour de même métamorphoser le parc, qui était à l'état sauvage, avec « des allées, des chemins, des sentiers, des terrasses, des jeux d'eau et de perspective » qui en font alors « un lieu enchanteur de promenades, de goûters, de concerts »[9].
C'est à Saint-Fargeau, où « elle apporte un véritable don pour la vie de société », qu'Anne rencontre pour la première fois celle qui demeurera sa plus grande amie, Madeleine Blondel - Mademoiselle d'Outrelaize - que Gilonne d'Harcourt avait fait venir de sa Normandie natale pour la présenter à la Grande Mademoiselle[9].
Retour à Paris
Dans les premières semaines de 1657, Anne est de retour à Paris où Gilonne d'Harcourt l'a précédée de peu. En « grandes dames dont le premier souci était leur position dans le monde, restitue Benedetta Craveri, elles n'hésitent pas à s'entendre secrètement avec Gaston de France, avec lequel elles n'avaient cessé d'intriguer dans le dos de Mademoiselle, pour convaincre la princesse d'accepter les conditions d'une rapide réconciliation avec la famille royale »[9]. La Grande Mademoiselle revoit les deux comtesses pour la première fois le 14 février 1658, écrivant alors à leur propos : « je les trouvais si changées que j'eus peine à les reconnaître, l'une par l'excès de sa maigreur, l'autre par celui de sa graisse »[10].
Anne logera bientôt, et pour le restant de ses jours, dans le « bel appartement » qu'Henry de Daillon, duc de Lude, grand maître de l'artillerie de France, lui offrira en hospitalité viagère à l'Arsenal de Paris et où elle accueillera Madeleine Blondel D'Outrelaize[13]. On les appelle alors ensemble les « Divines » et nous savons par Madame de Sévigné qu'en 1680 leur entente est toujours si parfaite qu'Anne décline la proposition de devenir dame d'atours de la reine, au motif que « son repos et Divine valent mieux qu'une vie si agitée et si brillante »[14].
Issue du livre de Joseph Marmette, une légende court au Canada que, lorsque, en 1698, Louis de Buade de Frontenac meurt et qu'il est inhumé en l'église du couvent des Récollets de Québec, son cœur, conformément à ses ultimes volontés, aurait été envoyé à sa veuve qui, à réception, aurait éclaté de rire en interrogeant sur ce qu'elle pourrait bien faire d'un cœur mort qui, vivant, ne lui appartint pas, pour aussitôt le retourner au Canada où il reposerait auprès de la dépouille dont on l'a extrait[15]. Ernest Myrand et Robert de Roquebrune préfèrent restituer que, très attaché à sa sœur Henriette-Marie de Buade, comtesse Henri Louis Habert de Montmor, c'est auprès de cette dernière que le comte aurait clairement consigné dans son testament[16] de faire déposer ses entrailles, en la chapelle Saint-Joseph (dite aussi chapelle des Montmor) de l'église Saint-Nicolas-des-Champs[17],[18],[19].
Elle meurt le 20 janvier 1707 en son appartement de l'Arsenal de Paris[20].
Évocations et témoignages
« Elle avait été belle et ne l'avait pas ignoré. Elle et Mademoiselle d'Outrelaise, qu'elle logeait avec elle, donnaient le ton à la meilleure compagnie de la ville et de la cour, sans y aller jamais. On les appelait les Divines. En effet, elles exigeaient de l'encens comme déesse, et ce fut toute leur vie à qui leur en prodiguerait. »
« Elle paraît avoir été une insupportable pécore... C'était une belle femme, extrêmement fantasque. Après avoir épousé Frontenac malgré leurs deux familles, elle ne voulait pas vivre avec lui. Retirée à l'Arsenal, où le grand maître de l'artillerie lui avait offert un logement, elle recevait tout Paris, se piquait vaguement des lettres et personnifiait assez bien les Précieuses. Elle avait avec elle une amie, mademoiselle d'Outrelaise, et toutes deux étaient appelées les Divines par leurs relations. Elle avait été amie de mademoiselle de Montpensier et accompagna celle-ci à la Bastille pour voir tirer le canon sur les troupes du roi pendant la Fronde... L'époux d'une telle femme était mieux à Québec qu'à Paris. Il paraît d'ailleurs qu'elle avait aidé à l'y faire envoyer, l'aimant mieux là-bas qu'ici. »
Anne de La Grange-Trianon, comtesse de Palluau et de Frontenac, représentée en costume de Bellone, huile sur toile anonyme 108x87cm, château de Versailles[21],[22].
Alfred Johannot, L'entrée de Mademoiselle de Montpensier à Orléans pendant la Fronde, huile sur toile, 1833, musée des Beaux-Arts d'Orléans. On y voit, derrière la Grande Mademoiselle recevant les hommages du conseil de la ville, ses deux maréchales de camp : Gilonne d'Harcourt de profil, à gauche, et Anne de La Grange-Trianon, de face, à droite[23].
↑ abc et d Benedetta Craveri, L'âge de la conversation, Gallimard, 2002.
↑ a et b Mademoiselle de Montpensier, Mémoires, Charpentier, 1859.
↑ Jean Loret, Recueil des lettres et vers contenant les lettres du temps écrites à Mademoiselle de Longueville, depuis duchesse de Nemours, Ravenel et La Pelouze, 1857.
↑Mémoires de Valentin Conrart, premier secrétaire perpétuel de l'Académie française, suisis des mémoires du Père Berthod, Louis Monmerqué, 1854.
↑ a et b Louis de Rouvroy de Saint-Simon, Mémoires, chapitre XVIII, 1707.
↑ Madame de Sévigné, lettre à Madame de Grignan, 9 janvier 1680.
↑ Joseph Marmette, François de Bienville - Scènes de la ville quotidienne au XVIIe siècle, Beauchemin et Valois, libraires-imprimeurs à Montréal, 1883.
Jean Regnault de Segrais, Les nouvelles françaises ou les divertissements de la princesse Aurélie, Sommaville, 1656.
Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes de Tallemant des Réaux - Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle sur le manuscrit inédit et autographe avec des éclaircissements et des notes de Montmerqué, de Chateaugiron et Taschereau, 6 volumes, Alphonse Levasseur, libraire à Paris, 1834.
C. de Laroche-Héron, « Vie de Madame la comtesse de Frontenac », Journal du Québec, 12 octobre 1854.
Jean Loret, Recueil des lettres et vers contenant les lettres du temps écrites à Mademoiselle de Longueville, depuis duchesse de Nemours, Ravenel et La Pelouze, Paris, 1857.
Victor Cousin, Madame de Longueville - Études sur les femmes illustres et la société du XVIIe siècle, Didier et Cie, libraires-éditeurs, Paris, 1859 (consulter en ligne).
Mademoiselle de Montpensier, Mémoires, 4 volumes, Charpentier éditeur, 1864-1868.
Robert de Roquebrune, « Le théâtre au Canada en 1694 - L'affaire du Tartuffe », Outre-Mers, revue d'histoire, tome 19, n°80, mars-avril 1931 (consulter en ligne).
William Dawson Le Sueur, Count Frontenac, Morang and Co, Toronto, 1946.
William John Eccles, Frontenac, the courtier governor, McClelland and Stewart, 1959.
Madame de Sévigné, Correspondance, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 3 volumes, 1973, 1974, 1978.
Joseph Thibault et Pierre Leveel, Les Buade de Frontenac entre Touraine et Berry, éditions de la Brenne littéraire et historique, 1975.
William John Eccles, « Louis de Buade », Dictionnaire biographique du Québec, Presses de l'Université Laval/University of Toronto Press, 1981 (consulter en ligne).
Laurène Gervasi, La liberté dans les mémoires féminins au XVIIe siècle, collection « Correspondances et mémoires », Classiques Garnier, 2019.
Jean-Roger Morvan, Louis de Frontenac, comte de Palluau, tome 1 : Au bout... la Nouvelle-France, collection « Cycle de Palluau », Éditions Esprit des Lumières, 2019.