Perdu pendant 45 ans, le film est redécouvert par Kinugasa dans la cabane de son jardin en 1970 ; il l'y avait enterré durant la Seconde Guerre mondiale et l'avait oublié[2],[3]. Le film est la création d'un groupe d'artistes d'avant-garde japonais, connu sous le nom Shinkankaku-ha (ou « école des nouvelles perceptions »), qui essaye d'aller au-delà de la représentation naturaliste habituelle[2],[4]. Il fut considéré comme le premier film d'un courant « néo-sensationniste » mort-né, mais présente selon les spécialistes une évidente influence du cinéma expressionniste allemand[5].
Yasunari Kawabata, futur lauréat du prix Nobel de littérature en 1968, est crédité de l'idée originale dans le film. Il est souvent cité comme le scénariste du film, et une version du scénario est imprimée dans ses œuvres complètes. Cependant, on considère à présent que le scénario est le fruit d'une collaboration entre Kawabata, Kinugasa, Bankō Sawada, et Minoru Inuzuka[2].
Le film se déroule dans un asile. Bien que monté dans un maelström affolant, il raconte vaguement l'histoire du concierge de l'asile, un ancien marin. Sa femme est l'un des patients. Un jour, leur fille se présente à l'asile pour annoncer ses fiançailles à sa mère. Cela déclenche un certain nombre d'intrigues secondaires et de retours en arrière qui font découvrir l'histoire de la famille (par exemple, pourquoi la mère est malade et pourquoi la fille n'est pas au courant du travail de son père comme concierge)[6],[7]. On apprend ainsi qu'avant d'être internée, la mère a voulu se noyer avec son bébé et que seul ce dernier est mort. Son mari, devenu concierge, tente vainement de la faire sortir de l'asile, engendrant un grand chaos dans l'asile[8]. À travers cette histoire, Kinugasa met en scène l'univers carcéral qu'il dénonce à travers les gestuelles expressionnistes des aliénés (notamment la chorégraphie avant-gardiste de la jeune femme), dans un efficace jeu de lumière.
Le film ne contient pas d'intertitres, ce qui le rend difficile à suivre pour un public moderne. Dans la copie existant aujourd'hui, il manque près d'un tiers de ce qui a été projeté dans les cinémas en 1926. Les projections des années 1920 au Japon comprenaient une narration dans la salle, assurée par un raconteur d'histoires ou benshi (弁士?), ainsi qu'une musique d'accompagnement. C'est Musei Tokugawa, le célèbre benshi, qui racontait le film au cinéma Shinjuku Musashinokan à Shinjuku, Tokyo[2].
Considérée de nos jours comme un chef-d’œuvre du cinéma muet mondial[9], cette expérience cinématographique ne reçut pas le succès escompté, amenant Kinugasa à poursuivre une voie plus traditionnelle au sein de la Shōchiku (松竹)[10].
Selon Florence Tissot de la Cinémathèque française, le projet d'éditer le film en France n'a pas pu voir le jour[11], faute de temps. Le film fut néanmoins projeté à la Cinémathèque française en 1972 pour la première fois en Europe dans une version sonorisée en 16 mm[8], puis en salles en mars 1975[12]. En septembre 2017, il est de nouveau projeté à Paris, dans le cadre de L'Étrange Festival. En mars 2018, Lobster Films sort une édition DVD sous-titrée en français du film[13].
↑Festival international du film de La Rochelle, « Une page folle », sur archives.festival-larochelle.org, .
↑ abc et d(en) Aaron Gerow, A Page of Madness : Cinema and Modernity in 1920s Japan, Ann Arbor, Center for Japanese Studies, University of Michigan, , 130 p. (ISBN978-1-929280-51-3)
↑Tessier 1981, p. 27 (Tessier évoque un bac à riz dans le grenier de Kinugasa).
↑William O. Gardner, « New Perceptions: Kinugasa Teinosuke's Films and Japanese Modernism », Cinema Journal, vol. 43, no 3, , p. 59–78
↑ a et bLa Revue du Cinéma : La Saison cinématographique 75 (Longs métrages sortis en France du 1 juillet 1974 au 30 juin 1975), UFOLEIS (no 299), , 432 p., p. 375
William O. Gardner, « New Perceptions: Kinugasa Teinosuke's Films and Japanese Modernism », Cinema Journal, vol. 43, no 3, , p. 59–78
(en) Aaron Gerow, A Page of Madness : Cinema and Modernity in 1920s Japan, Ann Arbor, Center for Japanese Studies, University of Michigan, , 130 p. (ISBN978-1-929280-51-3)
(en) Mariann Lewinsky, Eine verrückte Seite : Stummfilm und filmische Avantgarde in Japan, Chronos, , 441 p. (ISBN3-905312-28-X)