En 1702, la reine Anne d'Angleterre déclare la guerre à son cousin le roi Louis XIV. Aussitôt, l'ordre de bataille est donné et des dépêches annonçant le début des hostilités sont expédiées aux gouverneurs de la Nouvelle-France et de la Nouvelle-Angleterre.
Six semaines plus tard arrive à Québec le bateau portant la nouvelle de l'état de guerre. Le gouverneurVaudreuil fait venir au Château Saint-Louis le seigneur de Rouville, Jean-Baptiste Hertel, et lui confie une mission périlleuse. Craignant une attaque des Anglais et des Iroquois, Vaudreuil commande à Hertel de saccager les bourgades fortifiées qui défendent la frontière nord de la Nouvelle-Angleterre.
À trente-cinq ans, Jean-Baptiste Hertel est dans la force de l'âge. Son père François « le héros » lui avait appris, ainsi qu'à ses frères, la façon de se battre selon les stratèges autochtones : comment utiliser le camouflage pour se rendre invisible, comment s'approcher de l'ennemi sans faire de bruit, étrangler une sentinelle avant qu'elle ne donne l'alarme, envahir un établissement ennemi dans le silence de la nuit, figer le sang de l'adversaire par des cris de guerre. Hertel savait également comment mener les autochtones, les faire obéir aux commandes et obtenir leur respect.
La première cible à neutraliser serait le village fortifié de Deerfield, dans le Massachusetts. Hertel se prépare à partir : il rassemble cinquante soldats français et deux cent cinquante Abénaquis qui formeront sa compagnie. Les Abénaquis sont des combattants redoutables tout comme leurs ennemis jurés, les Iroquois. Mais afin de conserver l'amitié et l'alliance des Abénaquis, les Français doivent les tenir occupés. Durant l'hiver 1704, les français utilisent donc les Abénaquis pour mettre à sac une bourgade anglaise avec la possibilité de ramener des otages à rançonner.
Dans la froide grisaille des petites heures du matin du (fusils, tomahawks, brandons enflammés à la main et poussant des cris de guerre) les Français et leurs allies franchissent la palissade et envahissent le village endormi. Les habitants de Deerfield empoignent tardivement leurs armes, quarante-neuf sont tués sur le champ. Les maisons du cœur du village sont mises à feu. Pris de panique, cent dix hommes, femmes et enfants apeurés, terrifiés sont entassés dans la meeting house. Vivement, Hertel sort les captifs hors du village et les amène jusqu'à son campement de la veille. À peine quelques heures de repos et Français, autochtones et captifs chaussent les raquettes et repartent, par petites bandes, en direction du Canada. Une femme enceinte, incapable de suivre, est tuée d'un coup de tomahawk. En revanche, les Abénaquis prennent soin des enfants; ils les traînent en toboggans improvisés, partagent avec eux leurs maigres rations et leur réservent les meilleurs morceaux de gibier pris à la chasse.
De retour au Canada, près de Chambly, soldats français et guerriers abénaquis se séparent. Les Blancs se hâtent de rejoindre leur famille et les Abénaquis se dirigent vers leur territoire. Tous les captifs ne connaissent pas le même sort. Plusieurs filles et garçons adoptés par des familles autochtones apprennent la langue abénaquise et s'assimilent rapidement à la vie tribale. Certains enfants et adultes seront « vendus » à des familles coloniales et deviennent francophones et catholiques. D'autres refusent d'abjurer la foi puritaine et sont éventuellement rançonnés, soit par leurs parents ou par le gouvernement colonial à Boston et retournent vivre en Nouvelle-Angleterre.
Un grand nombre d'otages d'origine anglo-américaine se sont ainsi établis au Canada pendant la deuxième Guerre intercoloniale qui prit fin avec le traité d'Utrecht en 1713. Certains noms de famille restèrent inchangés, tandis que d'autres ont été francisés. Aujourd'hui, on trouve presque partout au Québec des descendants de captifs originaires de Deerfield, Haverhill, Salmon Falls, Kittery, Wells, York, Rye, Saco, Scarboro, Groton, Permaquid et Worchester. Ainsi, le Québec s'est enrichi des familles Adam (Adams), Ain (Wayne), Phaneuf (Farnsworth), Chartier (Carter), Rosotty (Otis), Dubois (Wood), Stebbens (Stibbens) et de nombreuses autres.
Quant au premier seigneur de Rouville, Jean-Baptiste Hertel, il survécut pour diriger encore plusieurs expéditions punitives contre les établissements frontaliers de la Nouvelle-Angleterre. Militaire de carrière, infatigable, grand de taille et fort de tempérament, Hertel passa toute sa vie à se battre. Toutefois, il est mort dans son lit, au Cap-Breton, le , sans jamais avoir eu le temps d'habiter sa seigneurie de Rouville.
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