La possession d’état est la situation apparente d’une personne, dont le comportement, la réputation et la façon dont elle est nommée attestent de composantes de son état civil, comme d’un lien filial, d’une relation matrimoniale, de sa nationalité ou de son sexe.
« Il s’agit, en fait, d’un concept commun aux systèmes juridiques inspirés, à un moment donné de leur histoire, par le modèle napoléonien. La possession d'’état apparait ainsi, entre autres, dans les codes civils belge (possession d’état, bezit van staat), italien (possesso di stato), portugais (posse de estado), espagnol (posesión de estado). »
— Florence Demoulin-Auzary, L’influence du droit canonique sur l’émergence d’une théorie de la possession d’état[1]
À son origine, spécialement utilisée pour établir le mariage (possession d’état de personne mariée)[2] — et proche de la notion de marriage by habit and repute —, elle peut être utilisée pour établir d’autres composantes de l’état civil. En France, elle est utilisée aujourd’hui pour établir la nationalité, la filiation et, depuis la loi du de modernisation de la justice du XXIe siècle, le sexe. Très rarement, elle sert aussi à établir le nom, et, en Nouvelle-Calédonie, elle établit de plus l’appartenance au statut civil coutumier de Nouvelle-Calédonie. En Belgique, elle est utilisée pour la filiation.
Bien que ses racines soient plus anciennes, elle fut élaborée au Moyen Âge, particulièrement aux XIIe et XIIIe siècles à partir de textes du droit canonique et du droit romain[2]. Elle est fondée sur la réunion d’un faisceau d’indices : le nom (nomen), le traitement (tractatus) et la réputation (fama).
« Les hommes ne se connaissent entre eux que par la possession d’état. On a connu son père, sa mère, son frère, ses cousins ; on a été de même connu d’eux. Comment, après plusieurs années, changer toutes ces idées et détacher un homme de sa famille ? »
Spécialement, l’Église catholique abolit le mariage clandestin le , lors de la 24e session du concile de Trente[6], déclarant qu’à l’avenir un mariage ne serait valable que s’il était contracté en présence d’un prêtre catholique, ou, en cas d’impossibilité, en présence d’autres témoins. C’est cette situation qu’évoque l’adage du jurisconsulteAntoine Loysel (première publication en 1607) :
« L’on diſoit jadis : Boire, Manger, Coucher ensemble, eſt Mariage, ce me ſemble : mais il faut que l’Egliſe y paſſe. [L’on disait jadis : Boire, manger, coucher ensemble, c’est mariage, ce me semble ; mais il faut (maintenant) que l’Église y passe.] »
Face à cette situation, avant l’établissement d’un état civil en France en 1792, la situation des enfants des protestants « mariés au désert » (après la révocation de l’édit de Nantes) donne une place importante à la possession d’état[8]. Nicole Gallus observe[9] :
« La situation particulière des protestants est certainement à l’origine du rôle que le droit français a toujours reconnu à la possession d’état.
En effet, les réformés étaient, par l’effet de la révocation de l’édit de Nantes (1685) et de la Déclaration du leur interdisant de quitter le royaume de France, contraints de se marier selon les solennités catholiques ou, en cas de refus, de voir leur mariage non reconnu.
Leurs enfants étaient dès lors considérés par le droit civil comme des bâtards, alors cependant qu’ils étaient traités et reconnus comme enfants légitimes par leurs auteurs — dont la volonté de contracter mariage était certaine —, par leur famille et par la communauté.
Cette situation totalement inéquitable amènera les Parlements français à reconnaître la filiation de ces enfants — et donc leurs droits successoraux — sur base d’une double possession d’état : la possession d’état d’enfant légitime et la possession d’état d’époux des parents. »
« Le rôle que la possession d’état est ainsi appelée à jouer dans la filiation hors mariage correspond à la conception révolutionnaire de la paternité fondée sur l’amour et la volonté plus que sur la biologie et les liens du sang : ce qui importe est le fait que l’enfant, qu’il soit conçu ou non pendant le mariage, soit voulu et accepté par ses parents en manière telle qu’on comprend mieux l’interdiction de la recherche judiciaire de paternité et l’importance de la possession d’état. »
« La possession d’état s’établit par une réunion suffisante de faits qui indiquent le rapport de filiation et de parenté entre un individu et la famille à laquelle il prétend appartenir.
Les principaux de ces faits sont,
Que l’individu a toujours porté le nom du père auquel il prétend appartenir ;
Que le père l’a traité comme son enfant, et a pourvu, en cette qualité, à son éducation, à son entretien et à son établissement ;
Qu’il a été reconnu constamment pour tel dans la société ;
L’historienne du droit Marcela Iacub retrace l’usage de cet article 322 ancien au XIXe siècle dans le cas de supposition d’enfant, mettant à l’abri des rétractations et des poursuites les parents qui se seraient rendus coupables de ce délit et elle observe :
« Une deuxième affaire est l’histoire d’une famille paternelle qui tenta, en 1869, de contester les liens de filiation de la jeune Aurélie Zoé Motheu, âgée de dix-sept ans, avec ses parents, les époux Motheu, après la mort de la mère, en arguant qu’elle était une fille supposée. Conscients, eux, de la barrière qu’interposait entre eux et l’héritage l’article 322, ils affirmèrent que celui-ci ne s’appliquait pas en l’espèce car la supposition « vicierait » la possession d’état d’enfant légitime. Mais cette habile tentative pour faire entrer la vérité biologique dans la définition de la possession d’état ne semble guère avoir plu aux juges du tribunal de Melle, qui rappelèrent qu’il leur revenait d’apprécier souverainement la possession d’état. Ils ajoutèrent que pour la caractériser il n’avait été dans l’intention du législateur « ni d’exiger le concours de tous les faits qu’il énonce, ce qui quelquefois n’est pas possible, vu le jeune âge de l’enfant, ni d’exclure ceux qu’il n’indique pas, s’ils produisent le même effet ». »
Le droit de la filiation en Belgique est fondé sur le Code civil belge, issu du Code civil des Français de 1804, et modifié principalement par les deux importantes réformes de la filiation accomplies par la loi du [16] et la loi du [17]. Ainsi, le Code civil belge utilise, en matière de filiation, la possession d’état à des fins très similaires au droit français : un rôle probatoire, une exception d’irrecevabilité et un effet suspensif d’un délai de prescription.
À la différence du Code civil français, l’énoncé du Code civil belge a conservé l’ordre originel de 1804 des trois éléments constitutifs (nomen, tractatus, fama) dans son article 331nonies :
« La possession d’état doit être continue.
Elle s’établit par des faits qui, ensemble ou séparément, indiquent le rapport de filiation
Elle s’établit par des faits qui, ensemble ou séparément, indiquent le rapport de filiation.
Ces faits sont entre autres :
que l’enfant a toujours porté le nom de celui dont on le dit issu ;
que celui-ci l’a traité comme son enfant ;
qu’il a, en qualité de père ou de mère, pourvu à son entretien et à son éducation ;
que l’enfant l’a traité comme son père, sa mère ou sa coparente ;
qu’il est reconnu comme son enfant par la famille et dans la société ;
En droit français, la possession d’état est utilisée à plusieurs fins relatives à la filiation : par son rôle probatoire, comme un mode d’établissement de la filiation[19], et, en matière de contentieux, comme une exception d’irrecevabilité et un effet suspensif d’un délai de prescription.
La trilogie classique, soit le nom (nomen), le traitement (tractatus) et la réputation (fama), a « une valeur énonciative en ce sens que les trois éléments ne doivent pas nécessairement être tous réunis »[20].
Les faits de violence exercés par le possesseur prétendu empêchent la constitution d’une possession d’état, mais non ceux exercés par des tiers[21].
La possession d’état ne doit pas être clandestine, toutefois certaines situations — opprobre attaché jadis à la filiation adultère, paternité d’un religieux ayant fait vœu de chasteté ou promesse de célibat — peuvent justifier un certain secret[22].
L’absence d’équivoque signifie « que « ceux qui traitent l’enfant comme le leur » doivent le faire en tant que parents — et pas pour d’autres motifs tels que l’affection, le sens du devoir ou la dette morale envers les père et mère —, c’est-à-dire sans que l’apparence créée ne puisse recevoir des interprétations différentes »[23].
La force probatoire de la possession d’état était restreinte à la filiation légitime avant la loi du sur la filiation[24] : la filiation légitime était une filiation indivisible (l’établissement de la filiation pour l’un des parents entraîne obligatoirement la filiation de l’autre), la fin de cette restriction entraine que la possession d’état devient elle-même divisible et peut donc être établie indépendamment pour un seul parent.
Québec (Canada)
En droit québécois, les règles concernant la possession d'état sont prévues aux articles 523 et 524 du Code civil du Québec[25]. Les articles 542.19 à 542.23 C.c.Q. concernent les actions relatives à la filiation, lesquelles font référence aux règles concernant la possession d'état[26].
Laurence Brunet, « Des usages protéiformes de la nature : Essai de relecture du droit français de la filiation », dans Pierre Bonte, Enric Porqueres i Gené, Jérôme Wilgaux, L’argument de la filiation : Aux fondements des sociétés européennes et méditerranéennes, Paris, Les Éditions de la MSH, coll. « Méditerranée-Sud », (ISBN978-2-7351-1336-1, présentation en ligne), p. 285-323
Marie-Noël Charles, « Le rôle de la possession d’état dans la filiation de l’enfant « faʼaʼamu » en Polynésie française », Droit et société, vol. 30, no 1, , p. 445-462 (DOI10.3406/dreso.1995.1346)
Florence Demoulin-Auzary, Les actions d’état en droit romano-canonique : mariage et filiation (XIIe – XVe siècles), Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de Droit privé », (ISBN978-2-275-02300-7)
Florence Demoulin-Auzary, « L’influence du droit canonique sur l’émergence d’une théorie de la possession d’état », dans Mathias Schmoeckel, Der Einfluss der Kanonistik auf die europäische Rechtskultur, Paris, Böhlau Verlag Köln Weimar, (ISBN978-3-412-20433-4), p. 289-310
David Deroussin, Histoire du droit privé (XVIe – XXIe siècle), Paris, Ellipses, , 2e éd. (1re éd. 2010), 517 p. (ISBN978-2-340-02295-9)
Nicole Gallus (préf. Alain-Charles Van Gysel), Le droit de la filiation : Rôle de la vérité socio-affective et de la volonté en droit belge, Bruxelles, Larcier, , 586 p. (ISBN978-2-8044-3497-7, présentation en ligne)
Nicole Gallus, Filiation, Bruxelles, Bruylant, coll. « Répertoire pratique du droit belge », (ISBN978-2-8027-4717-8)
Blandine Grosjean, « Couples homos : la « solution » d’Irène Théry », Libération, (lire en ligne)
Anne Lefebvre-Teillard, Introduction au droit des personnes et de la famille, Paris, PUF, coll. « Droit fondamental : Droit civil », , 475 p. (ISBN978-2-13-047891-1)
Antoine Loysel, Inſtitutes coûtumieres : Ou manuel de pluſieurs & diverſes Regles, Sentences, et Proverbes tant anciens que modernes du Droit Coûtumier & plus ordinaire de la France, Paris, , 7e éd. (OCLC43093703, BNF30828456, lire sur Wikisource).
Florence Millet, « La voie d’une homoparentalité bien ordonnée : retour aux fondamentaux de la filiation », Recueil Dalloz, Paris, , p. 1975 (lire en ligne)
Philippe Reigné, « Changement d’état civil et possession d’état du sexe dans la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle », La Semaine juridique, no 51, , p. 2365-2367
Abdallah Soidri, « État civil des transgenres : Erwann Binet défend “une révolution” », Marianne, (lire en ligne)
Sylvie Steinberg, « Le droit, les sentiments familiaux et les conceptions de la filiation : à propos d’une affaire de possession d’état du début du XVIIe siècle », Annales de démographie historique, no 118, , p. 123-142 (DOI10.3917/adh.118.0123)
Elsa Supiot, « L’établissement de la filiation par possession d’état : nouvelles perspectives ? », Dalloz Actualités, (lire en ligne)
Irène Théry, Couple filiation et parenté aujourd’hui : Le droit face aux mutations de la famille et de la vie privée. Rapport à la ministre de l’Emploi et de la Solidarité et au garde des Sceaux ministre de la Justice, Paris, Éditions Odile Jacob, , 413 p. (ISBN978-2-7381-0644-5, présentation en ligne)
Géraldine Vial, La preuve en droit extrapatrimonial de la famille, Paris, Dalloz-Sirey, coll. « Nouvelle Bibliothèque Thèses », , 677 p. (ISBN978-2-247-07889-9)