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La philosophie postmoderne est parfois confondue à tort avec le postmodernisme en tant que mouvement artistique, surtout dans l'architecture[7], qui en est un précurseur[8].
Caractéristiques communes et différences
Caractères communs
Naissance et essor
La philosophie postmoderne désigne un ensemble d'études critiques menées entre les années 1950 et les années 1970 voire 1980, qui rejettent en partie les tendances universalistes et rationalistes de la philosophie des temps modernes, ou cherchent à s'en distancer pour mieux les analyser. Elle s'applique à des travaux et à des mouvements qui héritent des grands penseurs du soupçon[9] de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle (Marx[10], Nietzsche[11], Freud[12], puis Heidegger[13]), comme le post-structuralisme, la déconstruction, le multiculturalisme, et une partie de la théorie de la littérature, qui se montrent spécialement sceptiques face au déploiement traditionnel du discours dans la philosophie, la littérature, la politique, les sciences, etc.
Attitude critique et concepts
Les travaux qualifiés de postmodernes rompent en général avec le règne du sujet et de la raison, et les traditions philosophiques et idéologiques européennes héritées du Siècle des Lumières, comme la quête d'un système rationnel universel qu'on trouve dans le kantisme ou l'hégélianisme. C'est dans ce sens que Jacques Derrida s'est proposé[14] de déconstruire ce qu'il appelle le « logocentrisme », c'est-à-dire le primat de la raison sur tout ce qui est « irrationnel », la raison s'arrogeant d'habitude le droit de définir ce qu'est l'« irrationalité » et de la rejeter[15]. Ce logocentrisme se double, toujours selon Derrida, d'un « ethnocentrisme » (primat non seulement de la raison, mais aussi de la raison « occidentale »). Il devient par la suite « phallogocentrisme »[16] : le primat de la raison, du logos, est aussi le primat du masculin.
Les philosophies postmodernes se méfient aussi des dichotomies (oppositions binaires) qui dominent la métaphysique et l’humanisme[17] occidentaux, telles que les oppositions entre vrai et faux, corps et esprit, société et individu, liberté et déterminisme, présence et absence, domination et soumission, masculin et féminin[18].
L'idée d'une philosophie postmoderne a essentiellement pris corps grâce aux États-Unis, en particulier par la lecture d'un ensemble d'auteurs français, dont le corpus d'idées reste identifié sous le terme de « French Theory »[19].
La différance derridienne s'inspire de deux sources majeures, qui ne sont pas les mêmes que pour Deleuze, et qui sont même celles auxquelles Deleuze s'oppose le plus : le texte Identité et différence de Heidegger (in Questions I et II, Gallimard, 1990), et la dialectique des opposés chez Hegel et Schelling[25]. En effet, la tentative derridienne de penser le processus de la différance, c'est-à-dire à la fois de la différenciation qui engendre les différences, et du différer au sens temporel, s'inscrit dans la lignée des tentatives de Schelling, de Heidegger, puis de Bataille (concept de souveraineté), pour penser cette différence, cette négativité absolue qui dépasserait le système hégélien, non à l'extérieur de ou contre ce système (en dehors), mais à l'intérieur, en son dedans même. Hegel reste néanmoins, selon Derrida, le modèle de cette tentative et tentation de penser la différence au sein-même du logos philosophique :
« [...] il faut peut-être que la philosophie assume cette équivocité, la pense et se pense en elle, qu’elle accueille la duplicité et la différence dans la spéculation, dans la pureté même du sens philosophique. Nul plus profondément que Hegel ne l’a, nous semble-t-il, tenté. »
— Derrida, L'écriture et la différence, « Violence et métaphysique », Seuil, 1967, p.166
Philippe Sergeant affirme que « Derrida soupçonnait "l'opposition dialectique" comme la "différence irréductible de la pensée" »[24], dans une formule qui s'oppose à l'esprit du deleuzisme, mais qui lui fait pendant, qui lui correspond, comme l'autre côté de la différance : les démarches de Deleuze et Derrida se compléteraient aussi bien qu'elles s'opposent, elles auraient un « but » commun, des objectifs similaires, en partant de prémisses différentes. Toute différence véritable, renvoie à la véritable différence : il n'y aurait finalement de contradiction qu'entre des philosophies qui affirment le Même, qui prétendent atteindre au Vrai ; tandis que des philosophies qui affirment différemment (et non pas de manière identique, à la manière de Hegel), la « différence », se rejoindraient.
Derrida est également l'inventeur de la déconstruction : il pratique la philosophie comme une forme de critique textuelle. Il critique le fait que la philosophie occidentale privilégie le concept de présence et le logos, que manifeste la parole, plutôt que l’absence et la trace, que manifestent l'écriture. Ainsi, Derrida affirme déconstruire le logocentrisme en soutenant, par exemple, que l’idéal occidental du logos présent est miné par l’expression de cet idéal sous la forme de marquage par un auteur absent. Ainsi, pour souligner ce paradoxe, Derrida reformalise la culture humaine comme un réseau disjoint de marquages et d’écrits proliférants dont l’auteur est absent (cf. Glas - 1974).
Jean-François Lyotard : le différend
Les écrits de Lyotard s’intéressent largement au rôle de la narration dans la culture humaine, et particulièrement à la façon dont ce rôle a changé lorsque nous avons quitté la modernité pour entrer dans une condition « postindustrielle » ou postmoderne. Lyotard soutient que les philosophies modernes légitimaient leurs prétentions à la vérité non sur des bases logiques ou empiriques (comme elles le prétendaient elles-mêmes), mais plutôt sur des histoires acceptées (ou « métanarrations ») à propos de la connaissance et du monde - ce que Wittgenstein appelait des « jeux de langage ». Lyotard soutient aussi que, dans notre condition postmoderne, ces métanarrations ne permettent plus de légitimer ces « prétentions à la vérité ». La question qui se pose est comment faire des jugements quand il n'y a pas de règle de jugement à laquelle on peut faire appel. Il s'agit de l’évidente incapacité des victimes de se faire entendre. Il suggère que, à la suite de l’effondrement des métanarrations modernes, les hommes développent un nouveau jeu de langage, un jeu qui ne revendique pas la vérité absolue mais qui glorifie plutôt un monde de relations perpétuellement changeantes (relations entre les personnes, ainsi qu’entre les personnes et le monde)[26].
Michel Foucault : la singularité de l'épistémè
Bien que Derrida et Foucault soient cités comme philosophes postmodernes, chacun a rejeté plusieurs des opinions de l’autre[27].
Aux États-Unis, le plus connu des postmodernistes est Richard Rorty. Philosophe analytique au départ, Rorty estime que la conjonction de la critique de la distinction analytique et synthétique par W.V.O. Quine et de la critique du « Mythe du Donné » par Wilfrid Sellars permet d’abandonner la conception de la pensée ou du langage comme miroir d’une réalité ou d’un monde externe. De plus, commentant la critique du dualisme entre schème conceptuel et contenu empirique faite par Donald Davidson, il nous invite à nous demander si nos concepts particuliers sont liés au monde de manière appropriée, ou bien si nous pouvons justifier nos façons de décrire le monde comparativement à d'autres façons de le faire. Il soutient que la vérité ne se trouve pas dans l'adéquation ou la représentation du réel, mais qu'elle appartient à des pratiques sociales, et que le langage est ce qui sert nos intérêts à une période déterminée. Ainsi les langues anciennes sont parfois intraduisibles dans les langues modernes parce qu'elles comprennent un vocabulaire aujourd'hui inutile.
Selon un document déclassifié en 2011 de la Central Intelligence Agency (CIA) américaine, les philosophes postmodernes et structuralistes français ont été surveillés par des espions. Le titre du rapport est France : Defection of the Leftist Intellectuals[30] et affirme que « Ce mouvement, incarné dans les années 1970 par Michel Foucault, Roland Barthes, Jacques Lacan et Louis Althusser, « a fini par repenser et rejeter la tradition marxiste » », d'après la journaliste Violaine Morin. Les autorités américaines s'inquiètent de l'entrée de la pensée de ces auteurs dans leurs universités : en 1985 « apparaissent des départements de black studies, women’s studies, post-colonial studies ». L'historien de la philosophieFrançois Cusset ajoute que la pensée postmoderne et structuraliste est en perte de vitesse en France dans les années 1980, rejette en définitive le marxisme et assiste à la victoire de l'« humanisme antitotalitaire » de Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann. Il dit que « La CIA ne peut que constater que les intellectuels anticommunistes sont en position dominante, et pour une raison simple : il n’y a plus personne en face »[31].
Postmodernisme et post-structuralisme
Jacques Derrida, dans L'écriture et la différence, (notamment l'article « Force et signification »), 1967, part du structuralisme pour mieux le dépasser dans sa propre théorie de l'écriture et de l'invention littéraire.
La méthode d'écriture employée par certains philosophes postmodernes a été critiquée de manière virulente par les physiciens Alan Sokal et Jean Bricmont. Alan Sokal, contestant l'usage — selon lui abusif ou inapproprié — de termes issus des sciences physiques et mathématiques dans un contexte philosophique ou social, produisit un faux article construit à partir de citations tirées d'ouvrages ou d'articles considérés comme « postmodernes ». Il le soumit à la revue Social Text qui l'accepta. Il révéla la supercherie dans un second article. Cette publication déclencha une controverse connue sous le nom d'« affaire Sokal ». Par la suite, Alan Sokal écrivit avec Jean Bricmont Impostures intellectuelles (1997), dans lequel les deux physiciens développent plus en détail leur critique de la philosophie post-moderne. Ils furent soutenus dans leur démarche par d'autres intellectuels et notamment par le linguiste Noam Chomsky et le philosophe Jacques Bouveresse.
↑Voir François Cusset, French theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, La Découverte, Paris, 2003. Voir aussi l'article La French theory, métisse transatlantique, Sciences Humaines, N° Spécial N° 3 - Mai -Juin 2005, Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées.
↑La réception du mot doit beaucoup, en France, au livre de Jean-François Lyotard : La condition postmoderne (1979).
↑ a et bCf. Gilbert Hottois, De la Renaissance à la Postmodernité : Une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, ch. 20 : « Trois philosophes français de la différence », éd. De Boeck Université, 2001, p. 422. « Foucault, Deleuze et Derrida ont explicitement pris leurs distances par rapport au structuralisme. L'évolution de Deleuze et de Derrida a progressivement accentué les caractères post-modernes de leur œuvre. »
↑Avec un bémol cependant : Žižek critique les cultural studies et se réclame plutôt du modernisme. Voir le chapitre cinq de Vous avez dit totalitarisme ?.
↑Voir dans l'article Michel Foucault, section « Philosophie », la sous-section « Affiliation philosophique ».
↑« Comme on le sait, c’est l’architecture qui a offert à la philosophie le concept de postmodernité. Sa vocation au sein du champ architectural était, au départ du moins, tout à fait claire. Il avait l’ambition de sonner le glas de la modernité architecturale, et, en particulier, de ses dérives fonctionnalistes. Ce diagnostic a, je crois, été dramatisé avec le plus de force au début de l’ouvrage de Ch. Jencks Le langage de l’architecture post-moderne (paru en 1979) […] Toutefois, très rapidement, cette profession de foi a excédé le champ de l’analyse architecturale de sorte que la revendication postmoderniste s’est très vite présentée comme une critique radicale de la modernité, de ses soubassements et de ses présupposés, répondant d’ailleurs ainsi à l’ambition englobante assumée par le modernisme architectural dans ses diverses formes (Le Corbusier, Bauhaus,...). » Jean-Louis GENARD, « Modernité et post-modernité en architecture », Réseaux, revue interdisciplinaire de philosophie morale et politique, n° 88-89-90, 2000, " Modernité et postmodernité ", p. 95-110;
↑Le psychanalyste Jacques Lacan, influencé par Freud, est lui-même inclus la plupart du temps dans ce que les Américains appellent « French Theory ». Son influence sur Jacques Derrida, Félix Guattari notamment, est manifeste. Cf. René Major, Lacan avec Derrida, éd. Champs-Flammarion, 2001, et, du même auteur, l'article « Derrida, lecteur de Freud et de Lacan », Études françaises, vol. 38, n° 1-2, 2002, p. 165-178.
↑Heidegger inspira notamment la critique de l'hégémonie technologique, point commun aux différents philosophes postmodernes. Cf. Martin Heidegger, La question de la technique, 1954, dans Essais et conférences, Paris, 1958 : l'ensemble du monde est devenu l'objet d'une rationalisation technologique, appelée « arraisonnement » (das Gestell, traduit à présent par « dispositif » : cf. aussi Giorgio Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ?, Rivages poche, 2007).
↑Par exemple dans l'écriture (cf. L'écriture et la différence, 1967).
↑Voir La carte postale, 1980 : le primat du logos devient primat du phallos (le masculin), et c'est le sexisme et le patriarcat qui s'instaurent alors sous toutes leurs formes (sociale, littéraire, psychanalytique).
↑D'après Christian Delacampagne (Le Monde, 24 février 1984) : « [Lyotard] propose de dépasser le platonisme – considéré comme l’essence de toute métaphysique – en direction d’une pensée résolument plurielle, fragmentée, capable de se remettre perpétuellement en cause. Une pensée post-moderne ? Sans doute, si l’on entend par « post-moderne » l’attitude difficile qui consiste à la fois à refuser le confort des systèmes ronronnants (marxisme etc.) et à ne pas désespérer de l’avenir. »
↑Ainsi, bien que son œuvre soit parfois qualifiée de postmoderniste, Michel Foucault n'acceptait pas pour sa part cette appellation, se réclamant plutôt de la modernité (cf. Philosophie de Foucault).
↑Le manifeste deleuzien de la différence est l'ouvrage Différence et répétition, PUF, 1968. Cf. aussi Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962, et Le bergsonisme, PUF, 1966.
↑ a et bDeleuze, Derrida : Du danger de penser, éd. La différence, 2009.
↑Le manifeste derridien de la différence est L'écriture et la différence, Seuil, 1967. C'est dans ce livre (à la fin de « Cogito et histoire de la folie ») que le mot différance apparaît pour la première fois. Derrida reviendra précisément sur ce concept dans la conférence introductive à Marges – de la philosophie (Minuit, 1972), intitulée simplement La différance. Le concept de trace, quant à lui, sera longuement développé dans De la grammatologie (Minuit, 1967).
↑Cf. l'article de Thomas Ferenczi, « Rétrolecture 1966 : Les Mots et les Choses », paru le 30 juillet 2008 dans Le Monde. « En pleine vogue du structuralisme, l'ouvrage de Foucault, publié en 1966, la même année que les Écrits de Lacan ou Critique et vérité de Barthes, est perçu par nombre de lecteurs comme un des principaux manifestes du mouvement, même si l'auteur se défend d'y appartenir. »
Paul Feyerabend (1924-1994), Contre la méthode (1975) et Adieu la raison (1987)
Richard Rorty (1931-2007), Philosophy and the Mirror of Nature (1979) et Contingency, Irony, and Solidarity (1989)
Donald Davidson, 1986, "A Coherence Theory of Truth and Knowledge", Truth And Interpretation, Perspectives on the Philosophy of Donald Davidson, éd. Ernest Lepore, Basil Blackwell, Oxford, afterwords. [à vérifier]