À partir de 1968, il forme Les Remarquables, un mini-djaz (« mini-jazz », groupe de musique influencé par le rock), puis se tourne davantage vers la musique traditionnelle et forme le groupe Les Trouvères avec le chanteur Marco Jeanty[2],[6],[7]. Ainsi, dans les années 1970, Manno Charlemagne prend part au mouvement Kilti Libète (« Culture Liberté ») de retour à une musique populaire, acoustique, voire folk ; la tradition twoubadou (« troubadour ») de la musique des campagnes haïtiennes est remise à l'honneur[1],[8].
En 1978, avec Marco Jeanty, il enregistre à Port-au-Prince un premier album, Manno et Marco, constitué de chansons angaje (« engagées »)[9], dont la diffusion sur Radio Haïti-Inter connaît un grand succès[7],[10].
« La politique c'est pour les anges C'est pour les gens qui ont un nom Et c'est pour la grande société.
»
— Manno Charlemagne et Marco Jeanty, « Zanj », Manno et Marco, 1978.
« Quand tu rêves la nuit exilé de ton île Entends-tu tous ces cris ces rumeurs de ta ville ?
»
— Manno Charlemagne, « Le mal du pays », Fini les colonies !, 1985.
De retour en Haïti le [15], un mois après la chute de Duvalier, il fonde la Koral Konbit Kalfou, groupe de mizik rasin (« musique racine », mêlant les influences du vaudou haïtien, de la musique traditionnelle et de genres contemporains) avec lequel il parcourt le pays[16],[17]. Il constitue une figure importante de la contestation politique sur l'île[18].
« Manno parle au nom des pauvres et des illettrés qui ne peuvent trouver la vérité dans les livres. Quand il chante, il ne fait pas de métaphores. S'il voit un assassinat, il appelle son auteur un assassin. Il est un phare pour la jeunesse, un leader de la culture folk qui est au fondement de la résistance contre le gouvernement.
»
En décembre 1987, alors qu'il sort de chez lui pour interpréter « Nwel anmè » (« Noël amer », une chanson composée par Beethova Obas, membre de la Koral Konbit Kalfou, pour honorer les manifestants massacrés un mois auparavant par la nouvelle junte au pouvoir), Manno Charlemagne essuie des coups de feu ; il est grièvement blessé[20]. Il publie l'année suivante un nouvel album, Òganizasyon mondyal[21], sous le label KAKO (Koletif Ayisyen Konsekan Ozetazini).
« Si Haïti n'est pas une jungle
Que font là toutes ces bêtes ? »
Il soutient Jean-Bertrand Aristide lors de la campagne présidentielle de 1990 et, à la suite de sa victoire, devient l'un de ses conseillers. En octobre 1991, après un coup d'État contre le président Aristide, Manno Charlemagne est arrêté violemment à deux reprises puis relâché, grâce à la pression d'organisations de défense des droits de l'homme (Amnesty International, Miami's Haitian Refugee Center) et une campagne de presse aux États-Unis demandant sa libération. Craignant une nouvelle arrestation, il se réfugie à l'ambassade d'Argentine à Port-au-Prince[15]. Le réalisateur Jonathan Demme, qui a connu Manno Charlemagne en 1988 lors du tournage de son documentaire Haiti: Dreams of Democracy[22], organise une campagne internationale, « Americans for Manno », afin d'exiger que le chanteur et sa famille puissent quitter Haïti en sécurité[23]. C'est finalement l'ambassadeur argentin Orlando Sella en personne qui accompagne le chanteur jusqu'à l'aéroport de Port-au-Prince, le : Manno Charlemagne s'envole pour Miami[19]. C'est le début d'un nouvel exil de trois ans[24], pendant lequel l'artiste diffuse sa musique engagée, à l'occasion de multiples concerts[25].
Allers-retours
Manno Charlemagne revient en Haïti en 1994. Il est élu maire de Port-au-Prince en juin 1995 ; il le restera jusqu'en 1999, exerçant son mandat de façon polémique[26],[27]. De son propre aveu, accepter de devenir maire a été une erreur[24],[28].
« Quand je suis artiste, je me sens mieux qu'être maire [...]. Artiste politique, je le tiens dans ma peau.
»
— Manno Charlemagne, Dans la gueule du crocodile. Un portrait de Manno Charlemagne, 1998[29].
Il s'installe ensuite à Miami, dans une pièce au premier étage du Tap Tap, un restaurant haïtien au sud de la ville, dans le quartier de South Beach[11] ; il assure des concerts réguliers dans ce restaurant et y enregistre en 2004 un album en direct, Manno at Tap Tap[30].
« Après son passage en tant que maire de Port-Au-Prince, suivi de la perdition du mouvement Lavalas, Manno ne composait plus. Le musicien révolutionnaire et l’artiste le plus engagé de notre histoire était comme désaccordé. Il se contentait de chanter ses tubes, toutes ses chansons sont des classiques.
»
En juillet 2005, Manno Charlemagne retrouve Marco Jeanty pour une série de concerts au Tap Tap. Ils décident alors d'enregistrer un nouvel album : en 2006, presque trente ans après leur premier disque, est publié Les inédits de Manno Charlemagne[32],[33].
« Se touse ponyèt nou pou n lite Car lamann pa tonbe ankò
Solèy a klere pou nou tout E nou tout va jwenn menm chalè »
— Manno Charlemagne, « Ban m' on ti limye », Òganizasyon mondyal, 1988 et Les inédits de Manno Charlemagne, 2006.
« C'est l'heure de nous préparer à la lutte Car la manne n'est pas encore tombée Le soleil va briller pour nous tous Et nous tous recevrons la même chaleur »
Le , deux jours après le tremblement de terre en Haïti, le chanteur participe au Tap Tap à un concert de soutien aux victimes[34]. En juin de la même année, il se produit à Brooklyn (New York), près de vingt ans après le concert donné au début de son second exil, en 1992[35],[25]. En novembre, il joue au Preservation Hall de la Nouvelle-Orléans avec la violoncelliste Helen Gillet[36].
Fin , Manno Charlemagne subit l'ablation d'une tumeur cérébrale à l'hôpital Mount Sinai de Miami[43]. Il décède dans ce même hôpital le suivant, des suites d'un cancer du poumon[44],[45]. Il reçoit des funérailles nationales le à Port-au-Prince puis est enterré à Verrettes[46]. Depuis mars 2018, une rue de Miami porte son nom, dans le quartier de South Beach[47].
« Avec sa guitare sèche, sa voix puissante et ses mots fouettant à grand coups les non-rebelles, il nous a donné la force de désobéir au régime des Duvalier et à toute autre forme d’oppression. »
1983 : Canne amère (Bitter Cane), documentaire réalisé par Jacques Arcelin, Haiti Films[48].
1988 : Haiti: Dreams of Democracy (« Haïti, rêves de démocratie »), documentaire réalisé par Jonathan Demme.
1998 : Dans la gueule du crocodile. Un portrait de Manno Charlemagne, documentaire réalisé par Catherine Larivain et Lucie Ouimet, Les Productions du Grand Large.
↑ ab et c(en) Mark Dow, « Self-criticism & song : a profile of Manno Charlemagne », Conjunctions, New York, no 27, , p. 156–166 (lire en ligne, consulté le )
↑ a et bGage Averill (trad. Médiathèque Caraïbe), « Manno Chalmay (Charlemagne) et la chanson angajé et contestataire », Kompa ! La musique populaire en Haïti, Conseil départemental de la Guadeloupe, Basse-Terre, (lire en ligne, consulté le )
↑Lyonel Trouillot, « Manno ou si ou vle revandike », sur Le Nouvelliste, (consulté le ) : « Et tous ces soirs, dans des résidences privées, chez des demi-riches progressistes, dans des deux-pièces de jeunes couples s’ouvrant au partage de la vie, dans des cours et des lakous, où il chantait, alliant son savoir de la vie des pauvres en milieu urbain à son héritage mythologique et rural, pour dire deux choses fondamentales : la révolte et la blessure, en des temps où la richesse et la quiétude des uns imposaient par les armes le silence aux autres. »
↑Dany Laferrière, « Manno Charlemagne: autobiographie d'une génération », Le Nouvelliste, Port-au-Prince, (consulté le ) : « J’avais entendu son nom, sans connaître sa musique, durant toute l’année 1978. Le commentaire de Gerald Merceron qui signalait quelque chose de vraiment neuf dans la musique haïtienne avait réveillé même ceux qui, comme moi, suivaient de manière distraite la scène musicale. Merceron parlait d’un duo: Manno et Marco. Deux jeunes chanteurs qui venaient, pour l’un d'eux, de Carrefour. Carrefour avait déjà donné Les Fantaisistes. Cette fois-ci c’était des troubadours, paraît-il. Quand, finalement, on a écouté le disque on a tout de suite compris que ce n’était pas du tout des troubadours, de ces poètes légers qui chantaient l’amour, la nuit, sous les fenêtres des jeunes filles. C’était un cocktail beaucoup plus fort. Les chansons étaient immédiatement repérables par l’oreille de quelqu’un qui a vécu les années 80 en quête d’un son nouveau. »
↑Rosny Ladouceur, « Ces artistes pleurent la mort de Manno Charlemagne », sur Loop News, (consulté le ) : « Carl-Henri Guiteau, mon prof de math au collège St Pierre avec qui j’ai lié une profonde amitié, m’ayant vu jouer une de mes compositions a jugé bon de me passer une cassette de Manno Charlemagne, Konviksyon. Devrais-je signaler que les chansons de Manno Charlemagne étaient interdites de diffusion sur le territoire ? Ainsi, on écoutait Manno en groupe d’amis très restreint. Cette cassette est devenue mon recueil de chevet. (Beethova Obas) »
↑ a et b(es) Orlando Sella, La caída de Aristide. Crónica de una frustración popular [« La chute d'Aristide. Chronique d'une frustration populaire »], Córdoba (Argentine), Eduvim, (ISBN978-987-1727-47-6, lire en ligne), p. 320-321 (a) et 315-317 (b)
↑Rosny Ladouceur, « Ces artistes pleurent la mort de Manno Charlemagne », sur Loop News, (consulté le ) : « Après le 7 février 1986, de retour en Haïti, Manno Charlemagne fait appel à moi par l’intermédiaire d’un ami, Roland Chéry, pour fonder la Chorale « Konbit Kalfou » : me voilà dès mon jeune âge engagé dans la cause de notre pays. (Beethova Obas) »
↑Lyonel Trouillot, « Manno ou si ou vle revandike », sur Le Nouvelliste, (consulté le ) : « Sous la dictature de Jean-Claude Duvalier, c’était la voix du défi, de l’insolence, la prise de risque au quotidien tantôt dans la juste violence du discours revendicatif devant la violence d’un ordre assassin, tantôt en décrivant simplement la condition des humbles. Sous la dictature de Jean-Claude Duvalier, c’était la voix qui disait merde, faisait des pieds-de-nez, frondait, donnait espoir et crachait la peine. »
↑Médiathèque Caraïbe, « Manno Charlemagne : Nou nan malè ak òganizasyon mondyal », Espace Musique Chano Pozo, Conseil départemental de la Guadeloupe, Basse-Terre, (lire en ligne, consulté le )
↑« Manno Charlemagne, mort d'un troubadour haïtien », sur Libération.fr, (consulté le ) : « Deux ans plus tard, le futur réalisateur de Philadelphia et du Silence des agneaux rassemble dans la compilation Konbit (Burning Rhythms of Haiti) les sons qui ont accompagné la révolution. [...] On y trouvait un morceau qui dans son dépouillement guitare-voix donnait la chair de poule : «Ayiti pa Foré», de Manno Charlemagne. »
↑Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Canada), Direction des recherches, « Haïti : élection du maire de Port-au-Prince Emmanuel « Manno » Charlemagne, sur son personnel administratif et sur la tendance politique qu'il représente », refworld, (lire en ligne, consulté le )
↑(en) Kim Ives, « Brooklyn: The Return of Manno Charlemagne », Haïti Liberté, New York/Port-au-Prince, vol. 3, no 46, 2 au 8 juin 2010 (lire en ligne, consulté le )
↑(en) Bitter Cane, Jacques Arcelin (réalisation), Haiti Films/Crowing Rooster Arts (production) (, 75 minutes), consulté le
↑(ht) Manno Charlemagne - Konviksyon, Frantz Voltaire (réalisation), Jean-François Chalut (image et montage), Cidihca et Fred Paul (production) (, 58 minutes), consulté le