Un octogénaire plantait[N 1].
Passe encor de bâtir ; mais planter à cet âge !
Disaient trois Jouvenceaux[N 2], enfants du voisinage ;
Assurément il radotait.
Car au nom des Dieux, je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir[N 3] ?
Autant qu'un patriarche[N 4] il vous faudrait vieillir.
À quoi bon charger votre vie
Des soins d'un avenir qui n'est pas fait pour vous ?
Ne songez désormais qu'à vos erreurs passées :
Quittez le long espoir et les vastes pensées ;
Tout cela ne convient qu'à nous.
Il[N 5] ne convient pas à vous-mêmes,
Repartit le Vieillard. Tout établissement[N 6]
Vient tard et dure peu. La main des Parques blêmes[N 7]
De vos jours et des miens se joue également.
Nos termes[N 8] sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier ? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d'un second seulement ?
Mes arrière-neveux[N 9] me devront cet ombrage :
Hé bien défendez-vous au Sage
De se donner des soins[N 10] pour le plaisir d'autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui :
J'en puis jouir demain, et quelques jours encore ;
Je puis enfin compter l'aurore
Plus d'une fois sur vos tombeaux.
Le Vieillard eut raison : l'un des trois Jouvenceaux
Se noya dès le port allant à l'Amérique ;
L'autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars[N 11] servant la République[N 12],
Par un coup imprévu vit ses jours emportés ;
Le troisième tomba d'un arbre
Que lui-même il voulut enter[N 13] ;
Et pleurés du Vieillard, il grava sur leur marbre[N 14]
Ce que je viens de raconter.
— Jean de La Fontaine, Fables de La Fontaine, Le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes, texte établi par Jean-Pierre Collinet, Fables, contes et nouvelles, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 441
↑tout ce que l'homme établit (fortune, position sociale etc.). "Retraite assurée et où apparemment on voit quelques espérances de repos" (dictionnaire de Richelet)
↑Traduction de l'expression d'HoracePallida mors (Odes, I, IV, 13). Les Parques sont les divinités qui filent la vie humaine sur des fuseaux, puis qui la coupent.
↑Les limites de notre vie, le délais que la mort nous accorde. Se conférer à François de Malherbe, Poésie III, vers 166 : "Il demande à ses jours davantage de terme."
↑"Neveux : ceux qui naîtrons après nous" (dictionnaire de Richelet). Arrières petits-fils.