Il s'agit d'une interprétation cinématographique de l'histoire de Jésus (incarné par l'acteur non professionnel Enrique Irazoqui) d'après l'Évangile selon Matthieu, de l'Annonciation à la Résurrection. Les dialogues sont tirés directement de l'Évangile, Pasolini estimant que « les images ne pourront jamais atteindre les sommets poétiques du texte »[1]. Il aurait préféré l'Évangile selon Matthieu aux autres car il estimait que « Jean était trop mystique, Marc trop vulgaire et Luc trop sentimental »[2].
Joseph est bouleversé quand il voit que sa fiancée Marie est enceinte. C'est alors que l'archange Gabriel lui apparaît et fait l'Annonciation. Il lui dit qu'il ne faut pas craindre de prendre Marie pour épouse, car ce qui a été engendré en elle vient de l'Esprit saint. Elle aura un fils qui s'appellera Jésus et qui sauvera son peuple de ses péchés.
Lorsque l'enfant naît, les rois mages viennent l'adorer. Mais les livres saints du peuple juif sont connus du roi Hérode qui, craignant que l'enfant ne devienne le libérateur qui doit mettre fin au pouvoir de Rome, donne l'ordre de tuer tous les nouveau-nés.
Des années plus tard, Jésus vient voir son cousin Jean, qui fait des baptêmes dans le Jourdain. Lorsque Jésus sort de l'eau, les cieux s'ouvrent et on entend une voix qui dit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis toute mon affection ».
Jésus se retire ensuite dans le désert pendant quarante jours et quarante nuits, après quoi il part proclamer la bonne parole ou l'Évangile avec quelques disciples. Il parcourt les villes et villages de Judée et de Galilée, annonçant la venue du Royaume de Dieu et accomplissant des miracles. Trahi par Judas, il meurt crucifié sur le Golgotha. Il ferme les yeux dans une lumière éclatante et se relève d'entre les morts trois jours plus tard.
Le 2 octobre 1962, Pier Paolo Pasolini rencontre pour la première fois des membres de la Pro Civitate Christiana(it), organisation jésuite, dont son fondateur Giovanni Rossi, alors qu'il a été invité à Assise pour participer au Congrès des cinéastes organisé par la Cittadellà christiana[3]. C’est au cours de ce séjour qu'il aurait eu l’idée d’entreprendre l’adaptation cinématographique du premier récit évangélique, quelques jours avant l’ouverture officielle de Vatican II (11 octobre 1962) : lisant à cette occasion les quatre Évangiles d'un bout à l'autre, il affirme que l'adaptation d'un film à partir de l'un d'eux « lui a fait remiser tous les autres projets qu'il avait en tête »[3],[5].
Deux semaines après son séjour à Assise, il entame le tournage de son court-métrage La ricotta inclus dans le film à sketchesRoGoPaG[3]. Celui-ci suscite une controverse et Pasolini est condamné en première instance, en mars 1963, à une peine de quatre mois de prison et une forte amende pour « dénigrement de la religion d'État » — il sera acquitté en appel[6],[7].
En 1963, Pasolini soutient publiquement l’entreprise réformiste impulsée par Jean XXIII, à qui sera dédicacé L’Évangile selon Matthieu à titre posthume (« À la chère, tendre, et familière mémoire de Jean XXIII »)[3]. Parallèlement à la réalisation de La Rage (janvier-février 1963), il sollicite l’aide de la Pro Civitate Christiana pour entamer la production de L’Évangile selon Matthieu : dans une lettre adressée à Lucio Caruso, il demande « [u]n appui technique, philologique, mais aussi un appui conceptuel » pour l’« aider dans le travail de préparation du film » et « pendant le tournage »[3]. Il exprime sa volonté de « suivre point par point l’Évangile selon Matthieu, sans en faire un scénario ou une adaptation. Le traduire fidèlement en images, suivant son récit sans une seule omission ni sans un seul ajout »[3]. Contrairement aux précédentes représentations cinématographiques de la vie de Jésus, le film de Pasolini n'embellit pas le récit biblique par des inventions littéraires ou dramatiques, et ne présente pas non plus un assemblage des quatre Évangiles. Pasolini a déclaré qu'il avait décidé de « refaire l'Évangile par analogie » et les rares dialogues du film proviennent tous directement de la Bible[6]. La Pro Civitate Christiana se porte garante auprès des banques pour assurer les capitaux nécessaires au financement du film[3].
Étant donné la réputation bien connue de Pasolini en tant qu'athée, homosexuel et marxiste, la nature révérencieuse du film a été une surprise, surtout après la polémique de La ricotta. Lors d'une conférence de presse en 1966, on a demandé à Pasolini pourquoi il avait réalisé un film traitant de thèmes religieux alors qu'il était lui-même non croyant ; il a répondu : « Si vous savez que je suis incroyant, alors vous me connaissez mieux que je ne me connais moi-même. Je suis peut-être un incroyant, mais je suis un incroyant qui a la nostalgie d'une croyance[8]. » Il a placé sa critique dans le contexte du débat au sein du catholicisme sur la position assumée par le clergé au cours des siècles[9].
À propos de l'idée d'analogie, Pasolini a souligné son intention de ne pas reproduire exactement un Christ historique dans sa vie quotidienne, mais de raconter cette histoire à l'aune de la société du Mezzogiorno des années 1960, de raconter « la vie du Christ plus deux mille ans de récits sur la vie du Christ »[6]. Comme il l'a expliqué :
« Avec cette méthode de reconstruction par analogie, on trouve l'idée de mythe et d'épopée […] donc en racontant l'histoire du Christ, je n'ai pas reconstruit le Christ tel qu'il était réellement. Si j'avais reconstruit l'histoire du Christ telle qu'elle a été réellement, je n'aurais pas fait un film religieux, puisque je ne suis pas croyant. Je ne pense pas que le Christ était le fils de Dieu. Si je l'avais fait, j'aurais fait une reconstitution positiviste ou marxiste de sa vie, donc l'équivalent d'une vie d'un des cinq ou six milliers de saints qui prêchaient à ce moment-là en Palestine. Mais je n'ai pas voulu faire cela, les profanations ne m'intéressent pas : c'est une mode que je déteste, c'est petit bourgeois. Je veux consacrer à nouveau les choses, parce que c'est possible, je veux les re-mythifier. Je n'ai pas voulu reconstituer la vie du Christ telle qu'elle était réellement, j'ai voulu faire l'histoire du Christ plus deux mille ans de récit chrétien sur la vie du Christ, puisque ce sont les deux mille ans d'histoire chrétienne qui ont mythifié cette biographie, qui en tant que telle aurait été pratiquement insignifiante autrement. Mon film est la vie du Christ après deux mille ans d'histoires sur la vie du Christ. C'est ce que j'avais à l'esprit. »
Le film est dédié à Jean XXIII[10] : l'annonce au générique d'ouverture indique qu'il est « dedicato alla cara, lieta, familiare memoria di Giovanni XXIII » (litt. « dédié à la mémoire chère, joyeuse et familière du pape Jean XXIII »). Pasolini se montre particulièrement critique à l'égard du nouveau pape Paul VI (1963), au moment où il ébauche un scénario pour une suite au film, cette fois sur l'apôtre Paul. Le projet prévu pour 1966-1967 n'a finalement jamais vu le jour[11].
Tous les éléments constitutifs de l'Évangile selon Matthieu ne se retrouvent pas dans le film et des éléments muets sont ajoutés (par exemple le regard triste puis heureux de Marie, lorsque Jésus réfute la famille organique au profit de la famille spirituelle). La plupart des éléments montrés sont conformes au texte biblique, mais certaines libertés ont été prises par Pasolini, par exemple en ce qui concerne les raisons de la dénonciation de Jésus par Judas et son suicide.
Attribution des rôles
Pasolini a utilisé de nombreuses techniques du néoréalisme italien dans la réalisation de son film. La plupart des acteurs qu'il a engagés étaient des non-professionnels.
Le rôle du Christ était en premier lieu destiné à être joué par un poète. Pasolini proposa le rôle successivement à Evgueni Evtouchenko, Allen Ginsberg[12], Jack Kerouac puis Luis Goytisolo, mais ils refusèrent tous. Il rencontra par la suite Enrique Irazoqui, un jeune étudiant catalan (de père espagnol et mère italienne)[13], alors un syndicaliste de 19 ans en Italie pour rechercher du soutien à la lutte contre le régime franquiste[14]. Pasolini a dit qu'il s'était inspiré dans ce film du style pictural de Piero della Francesca, de Duccio et de Masaccio : « J'ai emprunté à Piero della Francesca les costumes pour représenter la classe dirigeante. […] Le Christ a un caractère archaïco-byzantin, ou baroque espagnol, outre l'évidente implication d'El Greco[15]. ».
Le reste de la distribution est principalement composé d'habitants de Barile, Matera et Massafra, où le film a été tourné. Pasolini a confié à sa propre mère, Susanna, le rôle de la vieille mère de Jésus. La distribution comprend également des intellectuels de renom tels que les écrivains Enzo Siciliano et Alfonso Gatto, les poètes Natalia Ginzburg et Rodolfo Wilcock, et le philosophe Giorgio Agamben.
Références artistiques
En plus de la source biblique originale, Pasolini a utilisé des références à « deux mille ans de peinture et de sculptures chrétiennes » tout au long du film. L'apparence des personnages est également éclectique et, dans certains cas, anachronique, ressemblant à des représentations artistiques de différentes époques (les costumes des soldats romains et des Pharisiens, par exemple, sont influencés par l'art de la Renaissance, tandis que l'apparence de Jésus a été comparée à celle de l'art byzantin ainsi qu'à l'œuvre de l'artiste expressionniste Georges Rouault)[6].
Tournage
Pasolini a décrit son expérience du tournage de L'Évangile selon saint Matthieu comme très différente de ses films précédents. Il s'agit du premier film où il utilise la technique du zoom avant (vingt et un dans tout le film). Il a déclaré que si son style de tournage sur son film précédent, Accattone, était « révérencieux », lorsqu'il était appliqué à une source biblique, il « est devenu rhétorique » : « Et puis, lorsque j'ai tourné la scène du baptême près de Viterbe, j'ai jeté par-dessus bord tous mes principes de mise en scène. J'ai commencé à utiliser le zoom, je me suis servi de mouvements de caméra novateurs, de nouveaux cadres qui n'étaient pas révérencieux, mais presque documentaires, [combinant] une sévérité presque classique avec des moments presque godardiens, par exemple dans les deux procès du Christ filmés comme du cinéma vérité… Le fait est que… moi, un non-croyant, je racontais l'histoire à travers les yeux d'un croyant. Le mélange au niveau narratif a produit le mélange au niveau stylistique »[6].
Le film a été tourné dans le Mezzogiorno (sud de l’Italie), encore pauvre et archaïque, notamment :
Une version non censurée du film de 147 minutes (soit cinq minutes de plus) est publiée en DVD (Water Bearer Films, 2003).
Accueil critique
Le film a reçu des commentaires majoritairement positifs de la part des critiques, y compris de plusieurs critiques chrétiens. Alexander Walker a déclaré qu'« il saisit l'imaginaire historique et psychologique comme aucun autre film religieux qu’[il a] vu. Et malgré son apparente simplicité, il est visuellement riche et contient des allusions et des sous-entendus étranges et troublants sur le Christ et sa mission »[6]. Le Corriere della Sera estime qu'il s'agit d'« un excellent film, plus catholique que marxiste »[19]. De même, l'Evangelischer Filmbeobachter loue « une adaptation cinématographique exceptionnellement impressionnante de la vie de Jésus d'après les textes de l'évangile selon Matthieu. Une représentation austère qui s'écarte considérablement des clichés habituels des autres films bibliques et qui montre qu'avec la personne de Jésus est entré dans le monde quelque chose qui ne lui convenait pas et dont il a pourtant encore plus besoin que le pain quotidien : la libre fraternité des enfants de Dieu libérés de la domination autoritaire. À recommander vivement aux jeunes et aux adultes »[20].
Le quotidien communiste l'Unità a estimé que « le réalisateur a mis en exergue certains épisodes de la vie de Jésus qui semblent contenir des accents plus révolutionnaires… »[19]. Cependant, certains critiques de cinéma marxistes ont écrit des critiques défavorables. Oswald Stack a critiqué les « concessions abjectes du film à l'idéologie réactionnaire ». Au cours d’une discussion en janvier 1965 entre Pasolini et Jean-Paul Sartre, ce dernier déclare : « [la gauche] n’a rien à faire de la christologie. Elle a peur que le martyre du sous-prolétariat ne puisse être interprété d’une façon ou d’une autre comme le martyre du Christ »[21]. En réponse aux critiques de la gauche, Pasolini a admis qu’« il y a des moments horribles dont [il a] honte. […] Le miracle des pains et des poissons et le Christ marchant sur l'eau sont d'un piétisme dégoûtant ». Il a également déclaré que le film était « une réaction contre le conformisme du marxisme. Le mystère de la vie et de la mort et de la souffrance — et particulièrement de la religion […] — est quelque chose que les marxistes ne veulent pas considérer. Mais elles sont et ont toujours été des questions de grande importance pour les êtres humains »[6].
En France, Leo Soesanto de DVDclassik écrit : « Cette vie du Christ n’aura visuellement rien de commun avec les versions hollywoodiennes sulpiciennes tout en chromos et trémolos où Jésus est, soit un Superman permanenté (Le Roi des rois de Nicholas Ray, en 1961), soit un hippie béat (Jésus-Christ Superstar de Norman Jewison, en 1973). On notera néanmoins que le physique altier d’Enrique Irazoqui le distingue de l’ensemble des "acteurs" du film. C’est un film brut, primitif, universel et à hauteur d’homme, de l’Homme »[21]. Télérama donne au film la note maximale : « Communiste, homosexuel, athée contrarié, Pier Paolo Pasolini en surprit plus d'un quand il s'attaqua à ce projet. C'était oublier que ce créateur marginal et irrécupérable a toujours été fasciné par le sacré et les mythes. Sa sainte Trinité baroque : « Dieu, Marx et la Poésie », était un foyer de contradictions fructueuses. Ni relecture militante ni reconstitution sulpicienne, son Évangile frappe d'abord par sa sécheresse, son dépouillement documentaire. Puis émergent le néoréalisme, l'expressionnisme, l'hommage aux grands maîtres de la Renaissance…[22]. »
↑ abcdefgh et iLoïc Millot, « Style national et bienséance catholique : Les fables christiques (1961-1964) de Pier Paolo Pasolini », Le Portique, no 41, , p. 103-123 (lire en ligne, consulté le ).
↑ abcdefg et h(en) John Wakeman, World Film Directors, vol. 2, The H. W. Wilson Company, , p. 746
↑Pascale Deloche, « Le procès de Pasolini pour La Ricotta, un jugement eschatologique ? », Histoire, monde et cultures religieuses, no 33, , p. 83-97 (lire en ligne, consulté le ). Via Cairn.info
↑(en) Robert Novak, Almut-Barbara Renger et Jon Solomon, Ancient Worlds in Film and Television: Gender and Politics, Brill, (ISBN978-9004183209), p. 111
↑ a et b(es) Luigi Martellini, Pier Paolo Pasolini : Retrato de un intelectual, Valence, Universitat de Valencia, (ISBN978-84-370-7928-8), p. 117–120
↑Au sujet de la nouvelle ébauche de film, il s'est exprimé comme suit : « Le film est une action extrêmement violente contre l'Église et le Vatican, puisque j'ai développé un Paul à double face, c'est-à-dire schizophrène, clairement disloqué en deux : l'un est un saint […] tandis que l'autre est un prêtre, un ex-pharisien, celui qui récupère son ancien statut culturel et fonde l'Église. D'où ma condamnation ; en tant que mystique, il est bien, c'est une expérience mystique comme une autre, respectable, je ne juge pas cela, mais je le condamne fermement en tant que fondateur de l'Église, avec tous les éléments négatifs inhérents à celle-ci : la sexophobie, l'anti-féminisme, l'organisation, les collectes, le triomphalisme, le moralisme. Pour résumer, toutes les choses qui ont fait de l'Église une mauvaise chose. » Voir Martellini, L. 2006, p. 119.
↑Enrique Irazoqui est devenu depuis un économiste et un professeur de littérature, considéré comme l’un des meilleurs spécialistes mondiaux des échecs informatiques.