Jean-Esprit Isnard (1707-1781) est un facteur d’orgues français, considéré à son époque et encore de nos jours comme le chef de file de la « facture classique » pour le sud-est de la France et le dernier grand organier de Provence et du Comtat Venaissin pour la période de l’Ancien Régime[1].
On ne sait rien de sa période de formation[N 1], mais l’on est sûr qu’il est déjà un facteur d’orgues accompli lors de son entrée dans les Ordres. En effet un document daté du prouve qu’il a réparé l’orgue des Pénitents Blancs de Lyon et il n’y est nullement mentionné un quelconque état religieux[2]. Par contre le il est désigné en tant que « frère Isnard » dans un document attestant son dédommagement pour son déplacement au départ d'Aix-en-Provence. Lors de ce séjour, il a très probablement commencé à construire l’orgue du couvent des Frères Prêcheurs, à Marseille, pour accorder et examiner l’orgue de l’ancienne cathédrale de La Major[2].
Dès lors et face au travail très irrégulier dans sa province natale, il parcourt inlassablement tout le sud de la Loire, de Lyon jusqu’à Toulouse poussant même, pendant sa collaboration avec la famille Cavaillé, jusqu’en Catalogne. Ses liens avec Toulouse et plus particulièrement le couvent des Jacobins, où il a rencontré son frère en religion Joseph-Dominique Cavaillé, s’expliquent par son statut de grand pôle d’attraction de la facture d’orgues, cela depuis le XVIIe siècle. Toulouse est le siège de l’école du Sud-Ouest de la facture d’orgues française et a vu se succéder les plus grands noms de l’orgue français : Jean Lefebvre, Antoine Lefebvre, Robert Delaunay (constructeur de l’orgue des Jacobins sur lequel travailleront de concert Joseph Cavaillé et Jean-Esprit Isnard), Jean de Joyeuse, François & Jean-François Lépine, Christophe Moucherel, les sieurs Micot, Grégoire Rabiny. Il est donc normal que son couvent de Tarascon ait envoyé le jeune organier se perfectionner dans son art dans la maison provinciale et Jean-Esprit reviendra partager ses connaissances avec Joseph Cavaillé, collaborant même avec lui et son neveu Jean-Pierre lors de ses périodes d’inactivité provençale[2].
Trois orgues monumentaux, surtout en regard de ce qui se construisait jusqu’alors en Provence (fidèle au ripieno italien), jalonnent sa carrière, tous au bénéfice de couvents de son ordre :
Aix-en-Provence de 1740 à 1743
Marseille en 1747
Saint-Maximin-la-Sainte-Baume de 1772 à 1774, le chef d’œuvre ayant traversé les siècles sans trop de dommages jusqu’à notre époque, alors qu’il ne reste des deux premiers que les buffets ou peu s’en faut[N 2].
Dès le premier instrument on trouve des singularités qui deviendront les caractéristiques du grand orgue de tribune selon Jean-Esprit Isnard :
dans le grand-corps du buffet deux plans sonores principaux, actionnés par un grand abrégé double, se répondant ou se complétant selon les besoins, Grand-Orgue et Raisonnance (nommé Bombarde au début), surmontés du traditionnel Récit (Dessus de Cornet et Trompette 8’);
deux dessus de trompette en chamade (influence de la facture ibérique côtoyée en Roussillon et Catalogne) pour le Grand-Orgue et la Bombarde ou Raisonnance ; il faut ici préciser que traditionnellement la facture classique française renforçait, dans le Grand-Jeu, les dessus d’anches, toujours plus faibles que les basses, à l’aide du dessus de Cornet, du Prestant, parfois du Bourdon, ce qui pouvait induire des problèmes de justesse, anches et jeux à bouche réagissant différemment aux variations de température ; Jean-Esprit préfère régler ce problème en doublant uniquement les dessus de la Trompette par des tuyaux disposés horizontalement à l’avant du buffet;
grande et petite fourniture au Grand-Orgue selon que l’on désire un plein-jeu en 16 ou 8 pieds;
pas de sommier indépendant pour la Pédale qui est en tirasse sur le clavier de Raisonnance; c’est le seul héritage de l’orgue provençal de type italien où la Pédale n’a jamais joué un rôle important, se contentant de chanter en valeurs longues, au ténor ou à la basse, avec donc des organistes peu enclins au jeu de Pédale tel qu’on le pratiquait en Europe du Nord ;
troisième clavier appelé Raisonnance ou Bombarde selon les cas, servant soit de renfort du Grand-Orgue par accouplement, soit permettant de dialoguer grâce à quelques jeux solistes, et enfin comportant les jeux de Pédale : flûte 8’, flûte 4’, trompette et clairon.
Jean-Esprit aura formé bon nombre d’apprentis parmi lesquels ses neveux : Jean-Baptiste & Joseph Isnard, mais aussi Joseph Charron, né à Bédarrides le [N 3]; ainsi qu’indirectement Honoré Grinda, officiellement apprenti de Joseph Isnard. Ses associés principaux seront au fil du temps Joseph et Jean-Pierre Cavaillé, ses neveux : Jean-Baptiste de 1745 à 1754 et Joseph Isnard de 1770 à 1781, ce dernier signant officiellement les marchés afin de ne pas être lésé par la règle obligeant un frère convers à rétrocéder à son couvent ses éventuels bénéfices.
Son œuvre
Si les instruments entièrement neufs sont relativement rares du fait de la pauvreté des paroisses provençales et comtadines, il a reconstruit ou agrandi bon nombre d’orgues tant à l’est qu’à l’ouest du Rhône :
de 1740 à 1743 Aix-en-Provence, couvent des Frères Prêcheurs, construction entièrement neuve, buffet Classé MH[3]et quelques jeux plus ou moins complets, l’instrument, Classé MH[4], ayant été refait par Prosper-Antoine Moitessier en 1856; l’église s’appelle aujourd’hui La Madeleine mais est toujours fermée en pour risque d’effondrement de sa voûte;
de 1747 à 1749 Marseille, couvent des Frères Prêcheurs, de nos jours église Saint-Cannat, seul le buffet Classé MH[7] reste avec pour la première fois une tourelle surmontée d’une corniche en « casquette », l’orgue ayant été reconstruit par François Mader en 1886;
de 1749 à 1750 Toulouse, couvent des Jacobins, modifications importantes avec Joseph Cavaillé de l’orgue Delaunay, aujourd’hui à Saint-Pierre-des-Chartreux de la même ville, mais reconstruit en 1983 par le facteur catalan Gerhard Grenzing dans le buffet de Delaunay ;
1750, Nîmes, couvent des Ursulines, construction neuve, racheté à la Révolution en même temps que la chapelle par les protestants, seul le buffet Classé MH[8] subsiste dans ce qui est aujourd’hui le Petit temple, la partie instrumentale ayant été refaite par Carl Théodor Kuhn en 1890, modifiée en 1956 par Maurice Puget;
1776 Pignans, collégiale de la Nativité de N.D. , reconstruction dans la nouvelle église réutilisant tout le matériel existant avec agrandissement du buffet muni de trois tourelles, Classé MH[11];
de 1778 à 1779, Albi, cathédrale Sainte-Cécile, importante restauration de l’orgue de Christophe Moucherel, Classé MH[12], avec ajout d’anches et d’un cinquième clavier dit de Bombarde avec 2 Bombarde 16’ et, grande première de la facture d’orgues française, une Clarinette 8’ en chamade.
Toulouse, couvent des Jacobins aujourd'hui à Saint-Pierre des Chartreux
Aix-en-Provence,cathédrale St Sauveur,buffet de 1743 contenant l'instrument,côté Évangile
↑Claude Aubry : « Incontestablement, le génie de Jean-Esprit Isnard domine la facture d’orgues provençale » in L’orgue de Jean-Esprit & Joseph Isnard dans la basilique de la Madeleine à Saint-Maximin - 1774 - page 21 et « La domination de la facture de Jean-Esprit de 1740 à 1780, en Provence, est incontestable. » in Les Isnard, page 227, op.cit.
↑D’après Jean-Michel Sanchez, in Orgues, le chœur des anges, page 119, il aurait été formé par Charles Boisselin
↑La tuyauterie subsistant à Aix a été réharmonisée lors de la restauration-reconstruction de Prosper-Antoine Moitessier
↑travaux d’entretien et d’agrandissement à Lyon et ses environs
↑ « Opificibus fratre Ioanne Isnard et Iosepho Isnard nepote eius, Anno 1774 » (Fait par frère Jean Isnard et Joseph Isnard son neveu) est-il écrit dans le sommier de Raisonnance
Annexes
Bibliographie
Jean-Robert Caïn, Robert Martin, Jean-Michel Sanchez, Les Isnard: une révolution dans la facture d'orgues, Edisud 1991 (ISBN978-2-85744-337-7) : document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.
Marie-Réginald Arbus, Une merveille d’art provençal, Aix 1955
A.R.C.A.M., ouvrage collectif, L’orgue de Jean-Esprit & Joseph Isnard dans la basilique de La Madeleine à Saint-Maximin -1774-, Réalisation Art & Culture des Alpes-Maritimes 1991 (ISBN2-906700-12-6)