Lemaître a passé son enfance au Havre où son père, Antoine-Marie Lemaître, était architecte et chargé des fonctions de professeur à l’école gratuite de dessin, dont il est le fondateur[4]. Remarquant le goût décidé de son fils pour la déclamation, Antoine-Marie Lemaître l’a fait concourir, vers 1819, au Conservatoire de Paris[n 1].
À la mort de son père, il monte à Paris où il vit de petits travaux. Attiré par le théâtre, il s’inscrit au Conservatoire de musique et de déclamation. Après ses études, il se choisit le prénom de scène de « Frédérick ».
Refusé dans un premier temps à l’Odéon[n 2], il signe un engagement aux Variétés-Amusantes pour une pièce à trois acteurs, Pyrame et Thisbé. Il y jouait le rôle du lion, avec son costume fauve et sa longue crinière. Après ces débuts à quatre pattes, il a été engagé par Bertrand aux Funambules, dont il est devenu le meilleur sujet. On lui confie des rôles importants dans Le Soldat laboureur et dans Catherine de Stenberg[5].
Des Funambules, il est passé au Cirque, avant de réussir enfin à entrer à l’Odéon, au commencement de 1823. Se sentant guindé dans les rôles tragiques que lui offrait cette annexe de la Comédie-Française, il est passé, au bout de cinq mois, à l’Ambigu, qui marque son entrée dans la carrière d’acteur de mélodrames sur le boulevard du crime. Ayant débuté, le , dans L’Auberge des Adrets, la pièce, mal reçue a été sifflée à outrance, jusqu’à ce que, le lendemain, il transforme le personnage de Robert Macaire, en s’inspirant d’un personnage grotesque, à la mine dépenaillée, aperçu, la veille, sur le boulevard. Son collègue Serres ayant effectué la même métamorphose analogue pour le rôle de Bertrand, la pièce a obtenu un succès à tout rompre[n 3]. De ce jour, ses appointements ont été élevés à un chiffre considérable[n 4].
Lorsqu’on lui a proposé de quitter l’Ambigu pour la Porte-Saint-Martin, il y a créé Georges de Germany, dans Trente Ans ou la Vie d’un joueur[5]:21. Après cette pièce, il a joué l’Écrivain public, Edgard de La Fiancée de Lammermoor. Il a ensuite pu donner libre cours à son génie dans le drame de Faust[5]:25[n 5]. Retourné à l’Ambigu, il a interprété Les Comédiens, puis Peblo, avec Marie Dorval[5]:29. Retourné à l’Odéon, avec un riche engagement, il y a interprétéLa Maréchale d’Ancre, Les Vêpres siciliennes, Othello, Le Moine, La Mère et la Fille et le Napoléon Bonaparte d’Alexandre Dumas, avant de reprendre, vers la fin de 1835, L’Auberge des Adrets aux Théâtre des Folies-Dramatiques[5]:29.
Victor Hugo le distribue également dans des rôles de jeunes premiers sensibles, Ruy Blas ou le jeune Gennaro dans Lucrèce Borgia, à la Porte Saint-Martin[5]:44. Il a aussi créé le rôle de Kean d’Alexandre Dumas, aux Variétés[5]:55, et fait découvrir au public français Hamlet de William Shakespeare. Entré à la Comédie-Française, il a débuté, rue Richelieu, dans Frédégonde et Brunehaut, suivi d’Othello, mais l’homme, avec ses gouts de cabotinage, son manque de tenue, ses habitudes bachiques, était trop dépaysé dans la maison de Molière, qui a dû le rendre au boulevard[5]:75.
À la Porte Saint-Martin, il a joué dans la reprise de Ruy-Blas. Dans La Tour de Nesle, il a donné un cachet tout nouveau au rôle de Buridan, créé par Bocage. Le Barbier du roi d’Aragon, La Dame de Saint-Tropez et Don César de Bazan ont eu un grand succès, principalement les deux derniers drames. Il a étudié avec beaucoup de soin le rôle de Robert Macaire honnête créé par Félix Pyat, dans Le Chiffonnier de Paris[n 6]. Avec le drame de Félix Pyat et celui des Mystères de Paris, qui l’a suivi, il a connu de grands succès dans Mademoiselle de la Vallière, dans Michel Brémond et avec le rôle de Fabien dans Le Docteur Noir d’Anicet-Bourgeois et Dumanoir ()[5]:78.
Pendant ses congés, il s’est rendu plusieurs fois à Londres, où il a donné La Mère et la Fille, La Dame de Saint-Tropez, Don César de Bazan, Les Mystères de Paris et Robert Macaire[n 7]. Après 1848, Tragaldabas d’Auguste Vacquerie a connu une chute dont la pièce ne s’est pas relevée. Il a également joué dans Vautrin[n 8], Albert, Les Aventuriers, Cartouche, La Fiole de Cagliostro, La Bonne Aventure, Le Corregidor, Le Chasseur noir, Lisbeth, Mirabeau, Nathalie, La Nuit des noces, Les Remords, Robespierre, Le Roi des drôles, Sept heures, Scipion, Taconnet, etc.[5]:94, Caporal Simon dans Le Caporal et la Payse ou Le Vieux Caporal de Dumanoir et Adolphe d'Ennery, au théâtre de la Porte-Saint-Martin (), André Gérard, dans la pièce homonyme, à l'Odéon ()[6].
Usé par la fatigue, par l’âge et par les excès, il a joué jusqu’en 1875, jusqu’à ce qu’un cancer de la gorge le force à quitter les planches. Il n’avait plus d’organe mais son attitude était si expressive, ses gestes si vrais, son regard si parlant, que les spectateurs pouvaient saisir et comprendre tout ce que sa voix n’exprimait plus. Dans sa dernière création, Le Vieux Caporal, tous les journalistes ont assuré qu’il ne s’était jamais élevé plus haut, et, dès le second acte, il en avait été réduit, pour ainsi dire, à la mimique pure et simple[5]:94.
Marié, le avec l’actrice Sophie Halligner[7], dont il a eu quatre enfants, dont Charles Lemaître, comédien lui aussi, mort en se défenestrant dans un accès de démence dû à une forte fièvre[n 9],[n 10].
Durant treize ans, il a été l’amant d’Atala Beauchêne, dans les années 1830, et de Clarisse Midroy[8]. Il est enterré au cimetière de Montmartre[9], 28e division, 1re ligne, no 4.
Réception
Son succès durable au Boulevard lui a valu le surnom de « Talma des boulevards ». Hugo voit en lui un acteur de génie, et le décrit ainsi : « Les autres acteurs, ses prédécesseurs, ont représenté […] les héros, les dieux ; lui, grâce à l’époque où il est né, il a été le peuple. […] Étant le peuple, il a été le drame, […] il a été la tragédie et il a été aussi la comédie. […] Frédérick Lemaître avait ce double don ; c’est pourquoi il a été […] le comédien suprême[10].»
Alexandre Dumas reconnaît dans le comédien des débuts « plein de défauts, mais aussi plein de qualités. » Il ajoute que « le génie de la violence, de la force, de la colère, de l’ironie, du fantasque, de la bouffonnerie était en lui », mais que le jeune Talma lui était supérieur[11].
Un jour, il s’oublia jusqu’à s’exclamer au public : « Allez, vous êtes des mufles. » Celui-ci réclamant des excuses, il est resté boudeur à sa place, nullement enclin à céder, puis a essayé de reprendre son rôle, tandis qu’on entendait de tous côtés le public réclamant, avec toujours plus de véhémence qu’auparavant « Des excuses ; des excuses ! » Comme la pièce ne pouvait pas continuer, il a fini par s’exécuter de très mauvaise grâce en disant sur un ton contrit, mais avec des pauses qui en altéraient la signification : « J’ai dit que vous étiez des mufles… c’est vrai. Je vous fais des excuses… je le regrette. Je ne le referai plus… j’ai tort[12]. »
Postérité
Proust le célèbre dans le Côté de Guermantes : « Elle avait pour faire parler ainsi un objet inanimé, l’art à la fois génial et patient d’Irving et de Frédérick Lemaître[13]. »
Expliquant une particularité de la célèbre pièce de Jean Genet, Les Bonnes, Sartre se souvient de Frédérick Lemaître et rend hommage à son talent en ces termes : « Ce qu’il faut éviter avant tout, c’est que le spectateur se laisse prendre au jeu comme ces enfants qui crient au cinéma : « Ne bois pas ; c’est du poison ! » ou comme ce public naïf qui attendait, dit-on, Frédérick Lemaître à la sortie des artistes pour lui casser la figure[14]. »
↑« Travaillez, travaillez ! vous deviendrez sûrement un artiste de premier ordre » lui aurait répondu, selon Mirecourt, op. cit., l’examinateur après l’avoir laisser réciter une vingtaine de vers.
↑Seul Talma aurait protesté contre cette exclusion, selon Mirecourt, op. cit..
↑Seuls les auteurs étaient désespérés de voir leur pièce ainsi transformée en bouffonnerie par Lemaître.
↑Il avait l’excentricité de se faire payer, tous les samedis, par l’administration du théâtre, en pièces de cent sous. Il offrait alors gratis à la foule, qui l’attendait à la porte du théâtre, le spectacle de sa sortie, le sac énorme renfermant ses honoraires de la semaine, chargé sur ses épaules.
↑Mirecourt rapporte qu’il a testé l’effet produit par le rire qu’il avait inventé pour Méphistophélès à sa fenêtre. Une femme l’ayant vu s’étant évanouie, il a dit : « Bien ! Ma grimace est bonne !
↑Mirecourt rapporte que Lemaître avait chargé l’allumeur du théâtre de porter son costume pendant trois semaines, afin que celui-ci acquît une malpropreté convenable.
↑La reine et son époux ont, à cette occasion, assisté à une représentation des Mystères de Paris.
↑Pièce dans laquelle il s’était grimé de manière à ressembler à Louis-Philippe, ce qui l’a fait interdire.
↑Il jouait, huit jours avant, le rôle de Maffio Orsini dans Lucrèce Borgia, à la Porte Saint-Martin. La petite vérole l’avait cloué dans son lit. Depuis trois jours, son état s’était compliqué d’un érysipèle à la tête. Il habitait seul, 40, boulevard de Strasbourg, au quatrième étage. Il avait à son service une domestique à laquelle on venait d’adjoindre une garde-malade. Cette garde avait dit, la veille, à la domestique de Mme Cornélie, la tragédienne, qui habitait la même maison : « Je suis vraiment inquiète. M. Lemaître parle de se jeter par la fenêtre, et je crains que, même à deux, nous n’ayons pas la force de l’en empêcher. » On ne prêta malheureusement aucune attention ce propos. À six heures et demie, la bonne sortie, Charles Lemaître, en proie à un nouvel accès de fièvre chaude, sauta à bas du lit, poussant des cris atroces et s’élança vers la fenêtre qu’il ouvrit rapidement. La garde se jeta sur lui, et, le saisissant par la chemise, cria : « À moi, à l’aide, au secours, il veut se tuer » « À l’assassin ! criait de son côté le malade que la fièvre rendait fou, à l’assassin ! on m’assassine ! » Les passants s’étaient arrêtés pleins d’effroi. Quelques-uns s’étaient précipités dans l’escalier de la maison, suivis du concierge, espérant arriver à temps au secours de la garde. Tout à coup ceux qui, du dehors, en attendaient le dénouement, comptant le temps qu’il fallait pour arriver à un quatrième étage et enfoncer la porte d’un appartement, poussaient un cri d’horreur. C’était fini, la garde, à bout de forces, avait dû céder. Le malheureux venait de tomber dans la rue pendant que, devant la fenêtre, la femme restait, un lambeau de la chemise entre les mains. On accourut. Charles Lemaître avait la tête fracassée. Voir « Faits divers », Le Temps, Paris, no 3307, , p. 3 (lire en ligne sur Gallica, consulté le ).
↑Paul d’Ariste (préf. Jacques Boulenger), La Vie et le Monde du boulevard (1830-1870) : un dandy : Nestor Roqueplan, Paris, xi-270, in-8° (OCLC458509906, lire en ligne), p. 22.
↑Charles-Théodore Vesque, Histoire des Rues du Havre, t. Ier le Vieux Havre, Paris, Éditions des Régionalismes, , 330 p. (ISBN978-2-82405-422-3, lire en ligne), p. 137.
↑Archives de Paris, V3E/N 1111, vue 600/653, mention marginale du mariage sur l’acte de naissance.
↑Robert Baldick, La vie de Frédérick Lemaître : le lion du boulevard, Paris, Denoël, , 317 p. (lire en ligne), p. 253.
↑« Les obsèques de Frédérick Lemaître », L’Illustration, Paris, Chevalier, no 67, (lire en ligne, consulté le ).
↑Richard Lesclide, Propos de table de Victor Hugo, Paris, Hachette-BnF, (1re éd. 1885), 345 p. (ISBN9782-0-11873-17-0), p. 194
↑Alexandre Dumas, Mes mémoires, t. 2, 1830-1833, Paris, Robert Laffont, , 1175 p. (ISBN2-221-09768-8), p. 377
↑(en) Wm. Pitt Byrne, Gossip of the Century : Personal and Traditional Memories--social, Literary, Artistic, etc, t. 2, Paris, Downey & Company Limited, , 619 p. (lire en ligne), p. 381.
↑Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Le côté de Guermantes, Paris, Omnibus, 2011, p. 1319.
↑Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 2010 [1952], p. 676.
↑ Musée du Domaine départemental de Sceaux, collections permanentes, n° d'inventaire 55.6.3.
Louis-Henry Lecomte, Frédérick-Lemaître. Un comédien au XIXe siècle. Étude biographique et critique d’après des documents inédits, Paris, chez l’auteur, 1888, 324 p.
Eugène Silvain, doyen de la Comédie-Française, Frédérick Lemaître, Paris, Félic Alcan, , 162 p., 1 vol. : gravures ; in-8° (lire en ligne sur Gallica).
Michel Souvais, Arletty. De Frédérick Lemaître aux Enfants du paradis, préface de Jean-Louis Barrault, Paris, Dualpha, 1999, 314 p. (ISBN2912476151).
Albert de La Fizelière (dir.), Œuvres de jeunesse de Jules Janin, t. 4 Petite critique, Paris, Librairie des bibliophiles, (lire en ligne), « Frédérick Lemaître aux Folies-Dramatiques »