Né la même année que Georg Friedrich Haendel et Jean-Sébastien Bach, Domenico Scarlatti passe la première partie de sa vie dans le sillage et l'ombre de son père, Alessandro, musicien très renommé et principal promoteur de l'opéra napolitain. Claveciniste virtuose, compositeur d'opéras, musicien de cour ou d'église, Domenico ne parvient cependant pas à se fixer durablement et à faire carrière dans l'un des centres musicaux d'Italie où le mènent ses pérégrinations : Naples, Rome, Florence, Venise…
Quelques années avant la mort de son père, il s'installe au Portugal au service de Marie-Barbara de Bragance, princesse royale, fille aînée du roi Jean V de Portugal. En 1729, elle épouse l'héritier de la couronne d'Espagne, le futur Ferdinand VI. Maître de clavecin privé de la maison de Marie-Barbara, il la suit de Lisbonne à Séville, Aranjuez et Madrid, où il termine sa vie.
Il a composé 555 sonates pour clavecin d'une originalité exceptionnelle et pour la plupart inédites de son vivant. Par ce corpus, il est l'un des compositeurs majeurs de l'époque baroque et un des principaux pour le clavecin. Ses œuvres occupent une place clé dans le développement du langage et de la technique de la musique pour clavier.
Biographie
Domenico Scarlatti, sixième des dix enfants d'Alessandro Scarlatti et de son épouse Antonia Anzalone, naît à Naples le . Ses parents sont issus de familles de musiciens, et Alessandro[1], alors âgé de vingt-cinq ans, est alors déjà suffisamment réputé pour avoir été nommé directeur de la musique de la Chapelle royale[2].
On ne sait rien de sa formation initiale à la musique mais il semble que ce soit son père, ou peut-être son oncle Francesco ou encore Gaetano Greco, qui ait été l'un de ses premiers professeurs. Il est possible — mais il n'y en a pas de preuve — qu'il ait fréquenté l'un des quatre conservatoires de Naples, où Alessandro enseigna quelques semaines.
Très précoce au clavier, il est nommé, à peine âgé de seize ans, organiste de la Chapelle royale. Presque aucune trace ne reste de ce premier poste, qu'il ne conserve d'ailleurs pas longtemps. Par la suite, Alessandro prend contact à Rome et à Florence afin d'obtenir, que ce fût pour lui ou pour l'un de ses enfants, une place au service du grand-prince Ferdinand III de Médicis, un des mécènes de la musique les plus influents de cette époque.
Étapes
1701 — Naples (à 15 ans), il est organiste et compositeur à la chapelle royale
1724–1728 — Voyage en Italie. Mort de son père (1725). Mariage (Rome, 1728)
1729–1757 — Madrid. Séville (1730–1733). Chevalier de Santiago et édition des Essercizi (1738)
1754 — Missa quattuor vocum
En 1704, il adapte, pour la représenter à Naples, l’Irène de Pollarolo. Peu après, son père l'envoie à Venise pour étudier avec Francesco Gasparini. Il y rencontre Thomas Roseingrave, un musicien anglais qui devait plus tard participer à la diffusion de ses œuvres à Londres. Scarlatti est dès cette époque un claveciniste hors pair, et l'on raconte que lors d'une joute musicale avec Haendel organisée à Rome au palais du cardinal Ottoboni pendant son séjour italien, il lui est jugé supérieur au clavecin, alors que son rival l'emporte à l'orgue. Les deux musiciens restent d'ailleurs très amis.
En 1720, il réside à Lisbonne, enseignant la musique à la princesse Marie-Barbara[3] qui deviendra une claveciniste émérite. Il retourne à Naples en 1725, et après le mariage de Marie-Barbara, avec l'héritier du royaume d'Espagne, il passe quelques années à Séville à partir de 1729, avec la cour. Il peut y étudier le flamenco. En 1733, il s'installe de façon définitive à Madrid, toujours maître de musique de la reine. Le reste de sa vie se déroule donc en Espagne. Marie-Barbara lui conservera toujours sa confiance et sa protection. C'est pendant cette dernière période qu'il compose l’essentiel de son œuvre monumentale pour le clavecin.
Œuvre
Le catalogue de Domenico Scarlatti comprend plus de 717 œuvres.
Scarlatti doit sa renommée à son œuvre pour le clavecin, qui est unique à maints égards :
un volume inégalé de plus de 550 pièces, dites « sonates » ou « essercizi »[4], parfois toccatas (l'enregistrement intégral par le claveciniste américain Scott Ross a nécessité 34 disques compacts). Cette production représente en volume bien plus que celle de Bach et de Couperin réunis pour le même instrument et représenterait l’équivalent d'une centaine de sonates de Beethoven ;
une qualité musicale exceptionnelle dans l'invention mélodique et rythmique et la haute technicité d'exécution ;
la forme unique de la plupart des pièces, qui ne sont identifiables que par le numéro des recensements effectués successivement par Alessandro Longo (numéros « L. »), Ralph Kirkpatrick (« Kk. » ou « K. »), Giorgio Pestelli (« P. ») et Emilia Fadini (« F. »), et constituent donc un tout difficile à cerner et à dissocier, contrairement à Couperin qui nommait ses pièces individuellement et les réunissait dans des « ordres », et Bach qui groupait ses compositions en cycles distincts (les Inventions et sinfonies, les Suites françaises, le Clavier bien tempéré, etc.). Le style de Scarlatti se situe d'ailleurs aux antipodes de celui de ces deux autres « géants » du clavecin.
Chez Scarlatti, une « sonate » est en fait une pièce de coupe binaire avec reprises (comme les danses de la forme « suite »). Cette « sonate » n'a donc pas le sens que nous donnons aujourd'hui à cette forme depuis la seconde partie du XVIIIe siècle. D'un style aisément reconnaissable, ces pièces extraordinaires ont circulé dans toute l'Europe sous la forme de manuscrits et ont assuré à leur auteur une place privilégiée parmi les musiciens de son époque et jusqu'à nos jours sans interruption.
S'il connaît le contrepoint et la tradition de ses devanciers, s'il sait intégrer l'influence de la musique populaire espagnole, Scarlatti ne se laisse pourtant jamais enfermer dans un cadre contraignant élaboré par d'autres : il privilégie la mélodie, intrinsèquement liée au rythme et à l'harmonie servis par la virtuosité. Il multiplie les dissonances, les modulations, les ruptures rythmiques, les contrastes mélodiques, les répétitions de phrases musicales. Ses trouvailles dans ces domaines sont extrêmement nombreuses et non conventionnelles : elles renouvellent de façon très personnelle la littérature du clavecin. À cet égard, seul un della Ciaja peut lui être comparé à la même époque ; dans la péninsule ibérique, son style influencera fortement le portugais Carlos de Seixas ou le catalan Antonio Soler, nettement plus jeunes que lui.
Seule une petite partie de son œuvre a été publiée de son vivant. Scarlatti semble avoir supervisé lui-même la publication, en 1738, de son recueil des 30 Essercizi, qui sont découverts avec enthousiasme dans toute l'Europe après avoir été imprimés à Londres à l'initiative de Thomas Roseingrave. Aucune de ses sonates (sauf peut-être une, conservée à Berlin) ne subsiste en autographe : ce qui nous est parvenu provient pour la plus grande part de deux recueils manuscrits, manuscrits dits « de Parme » et « de Venise », emmenés par Farinelli à Bologne en Italie, lorsqu'il quitte la cour des Bourbons d'Espagne, puis conservés à Parme et à Venise. Des catalogues ont été dressés par Alessandro Longo (1906), Ralph Kirkpatrick (1953), Giorgio Pestelli (1967) et Emilia Fadini (1978). Après Longo dans la première partie du XXe siècle, celui de Kirkpatrick tend à être le plus utilisé. D'autres études (notamment celle de Joel Sheveloff, 1970) remettent en cause cette partie du travail de classement du catalogue Kirkpatrick, en comparant les sources manuscrites et les éditions imprimées.
Ses sonates écrites pour clavecin sont également interprétées au piano et pour une partie d'entre-elles à la guitare en transcription, Scarlatti ayant été influencé par cet instrument par son long séjour en Espagne. Ces transcriptions font partie du répertoire des guitaristes.
Quelques sonates ont été interprétées au violon, à la harpe et 4 d'entre-elles, par exception en plusieurs mouvements (K81, K88, K89, K90), à la mandoline accompagnée par une basse continue (viole de gambe, guitare baroque ou clavecin).
L'influence de Scarlatti est certainement importante sur l'évolution de la musique, spécialement de la musique pour clavecin et piano-forte, vers la fin du XVIIIe siècle, même s'il a toujours été considéré comme un musicien un peu en marge : à cette époque, son pays d'adoption, l'Espagne, paraît en effet bien loin des centres musicaux les plus actifs (Allemagne, Italie, France). Quant à son pays d'origine, l'Italie, il est alors en train de délaisser le clavier pour se tourner vers l'opéra, le bel canto, le violon, la sonate et le concerto.
Les sonates de Scarlatti sont ainsi évoquées par le poète italien Gabriele D'Annunzio[5] :
« Les grains ruissellent le long des gradins lisses et roses où l’eau dévale en cascatelles… Les perles se multiplient, fine grêle, roulent de tous côtés, brillent, résonnent, rebondissent, se mêlent au ruissellement. On dirait des bulles précieuses de l’eau, ou bien les gouttes de la beauté ruisselante : ce sont les sonates de Domenico Scarlatti. »
À côté de ses sonates pour clavecin, Scarlatti a composé des opéras, des cantates et des pièces liturgiques. Citons par exemple le Stabat Mater de 1715 et le Salve Regina de 1756, qui est sans doute sa dernière composition.
L'homonymie avec son neveu Giuseppe Scarlatti a pu créer quelque confusion dans l'attribution de ses œuvres.
Hommages
En musique
Fisher Tull, Fantasia on a sonata of D. Scarlatti.
Sonates pour clavier, Richard Lester, clavecin & piano-forte (2001–2005, 39 CD en 7 volumes Nimbus Records NI 1725/NI 1741) (OCLC1071943740). Suit les manuscrits de Venise, sauf pour les appendices du volume 7, contenant notamment 13 sonates K. deest, provenant des manuscrits de Turin, Madrid, Lisbonne, Barcelone, Valladolid et Montserrat.
11 Sonates : Sonates K. 1, 35, 87, 132, 193, 247, 322, 386, 437, 515, 519 - Clara Haskil, piano (octobre 1951, Westminster/DG 471 214-2)
3 Sonates : K.87, 193 et 386 - Clara Haskil, piano (octobre 1951, Philips)
The Siena Pianoforte, 6 sonates de Scarlatti (et 3 sonates de Mozart) - Charles Rosen, Siena piano (1955, Counterpoint/Esoteric / Everest Records CPT 53000)
37 Sonates pour piano - Vladimir Horowitz (1946 à 1981, « Intégrale des enregistrements » RCA et CBS/Sony Classical)
Amor d'un'ombra e gelosia d'un'aura, ovvero Eco e Narciso – Romabarocca Ensemble, dir. Lorenzo Tozzi (juin 2016, Bongiovanni GB2485-2) — première mondiale. Reconstruction de Lorenzo Tozzi, d'après Narciso, Londres 1720.
DVD Domenico Scarlatti - L'Intemporel, Aline d'Ambricourt, Clavecin.com, 2007
DVD Carlo Grante joue Scarlatti, HH Promotions London, 2013
Voir aussi
Éditions
(en) Domenico Scarlatti: Sixty Sonatas in Two Volumes, edited in Chronological Order from the Manuscript and Earliest Printed Sources, with a Preface by Ralph Kirkpatrick, New York, G. Schirmer, 1953
Domenico Scarlatti: Complete Keyboard Works, fac-similé des manuscrits « de Parme » et des premières éditions, révision Ralph Kirkpatrick, New York, Johnson Reprint Corporation, 1971
Domenico Scarlatti – Sonates, 11 volumes, édition Kenneth Gilbert d'après les manuscrits dits « de Venise », Paris, Heugel, coll. « Le Pupitre », 1975-1984
Sonate per cembalo del Cavalier Dn. Domenico Scarlatti, édition complète en 15 volumes des manuscrits de Venise ; Florence, Archivum Musicum: Monumenta Musicæ Revocata, 1/I-XV, 1985-1992
Domenico Scarlatti, Ninety Sonatas in Three Volumes, Edited and Annotated by Eiji Hashimoto, Zen-On Music Co., Ltd., 1999-2002
Sources
(fr) André Pirro, Les Clavecinistes, Paris, Librairie Renouard, Henri Laurens éditeur, 1924
(fr) Norbert Dufourcq, Le Clavecin, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? » n° 331, 1949, réédité en 1967 et 1981 (ISBN2130368514)
(en) Ann Bond, A Guide to the Harpsichord, Amadeus Press, 1997 (ISBN1574670638)
(en) Joel Sheveloff (thèse de doctorat), The keyboard music of Domenico Scarlatti : a re-evaluation of the present state of knowledge in the light of the sources, Ann Arbor, Brandeis University, , xiv-688 (OCLC832477)
Jane Clark, « La portée de l’influence andalouse chez Scarlatti », dans Miguel Alonso-Gomez, Laura Alvini, Eveline Andrani et al., Domenico Scarlatti : 13 recherches à l'occasion du tricentenaire de la naissance de Domenico Scarlatti célébré à Nice lors des Premières Rencontres Internationales de Musique Ancienne : Actes du colloque international de Nice 1985, Nice, Société de Musique Ancienne de Nice, coll. « Cahiers de la Société de musique ancienne de Nice » (no 1), , 127 p. (ISBN290613600X, OCLC496060217), p. 66–67
Richard Boulanger (préf. Édith Weber), Les innovations de Domenico Scarlatti dans la technique du clavier, Béziers, Société de musicologie du Languedoc, , 350 p. (OCLC906538675, BNF42870936)
(en) Massimiliano Sala et W. Dean Sutcliffe, Domenico Scarlatti Adventures. Essays to Commemorate the 250th Anniversary of His Death, Ut Orpheus, (lire en ligne).
(es) Celestino Yáñez Navarro, « Obras de Domenico Scarlatti, Antonio Soler y Manuel Blasco de Nebra en un manuscrito misceláneo de tecla del Archivo de Música de las Catedrales de Zaragoza », dans Anuario Musical, 77 (2012), p. 45-102.
(es) Celestino Yáñez Navarro, Nuevas aportaciones para el estudio de las sonatas de Domenico Scarlatti. Los manuscritos del Archivo de música de las Catedrales de Zaragoza. Thèse, université autonome de Barcelone, 2015.
Notes et références
↑Les Scarlatti figurent parmi les quelques familles de musiciens dans lesquelles père et fils jouissent d'une notoriété comparable : préciser le prénom est, dans leur cas, nécessaire.
↑Les Deux-Siciles relevaient à cette époque du royaume d'Espagne, représentée à Naples par un vice-roi.