Condensat de Bose-Einstein

Condensation de Bose-Einstein dans un gaz en fonction de la température et diagramme en énergie.

Un condensat de Bose-Einstein est un état de la matière apparent au niveau macroscopique, formé de bosons identiques (typiquement des atomes se comportant comme des bosons), tel qu'un grand nombre de ces particules, à une température suffisamment basse, occupent un unique état quantique de plus basse énergie (état fondamental) lui donnant des propriétés spécifiques.

Ce phénomène a été prédit en 1925 par Albert Einstein, qui a généralisé au cas des atomes les travaux de Satyendranath Bose sur les statistiques quantiques des photons (travaux ouvrant la voie vers les lasers). En 1938, Piotr Kapitsa, John Allen (en) et Don Misener ont découvert le caractère superfluide de l'hélium 4, pour des températures inférieures à 2,17 K (−271,0 °C). Cette propriété a rapidement été reliée à la condensation de Bose-Einstein d'une partie des atomes d'hélium 4, qui sont des bosons, par Fritz London. Le premier condensat gazeux a été produit en 1995 par Eric Cornell et Carl Wieman, ouvrant la voie à l'étude des gaz atomiques dilués ultra-froids dans le régime quantique et leur offrant le prix Nobel de physique en 2001.

Historique

Prédictions théoriques

Le phénomène de condensation de Bose-Einstein a été formulé publiquement par Albert Einstein en 1925, à partir des travaux de Satyendra Nath Bose[1].

La statistique quantique impliquée dans ce phénomène concerne les particules appartenant à la famille des bosons, qui sont les particules de spin entier, en opposition à la famille des fermions qui sont de spin demi-entier.

Satyendra Nath Bose proposa une statistique pour les photons différente de la statistique classique de Boltzmann, en se basant sur la possibilité pour plusieurs photons d'être dans le même état et sur l'indiscernabilité absolue de deux photons de même état quantique. Albert Einstein généralisa cette statistique à toutes les particules bosoniques, qu'elles soient non massives, comme le photon, ou massives, comme les atomes d'hélium 4.

L'étude par ce dernier du gaz parfait monoatomique bosonique a montré l'existence d'une transition de phase entre le gaz classique et un état de la matière où les atomes s'accumulent dans l'état quantique de plus basse énergie, lorsqu'on diminue la température. Cette phase est aujourd'hui appelée un condensat de Bose-Einstein. Le manuscrit d'Albert Einstein, titré Quantentheorie des idealen einatomigen Gases – Zweite Abhandlung, daté de a été découvert dans les archives de l'institut Lorenz (en) de l'Université de Leyde[2].

L'hélium superfluide

Après la découverte expérimentale de la superfluidité de l'hélium 4 liquide à basse température par Piotr Kapitsa, John Allen (en) et Don Misener, Fritz London proposa l’existence d’un lien entre ce phénomène et la condensation de Bose-Einstein. On a depuis découvert qu'à très basse température, environ 10 % des atomes occupent un même état quantique, formant effectivement un condensat. Cependant, de par les fortes interactions entre atomes d'hélium, la proportion d'atomes condensés reste faible, même à très basse température, alors que l'ensemble du fluide possède les propriétés superfluides. Il ne s'agit donc pas d'un cas stricto sensu de condensat de Bose-Einstein, où l'on considère un gaz dilué de bosons sans interactions, mais il s'agit bien d'un condensat dans lequel une forte interaction entre les bosons qui intervient doit être prise en compte dans la théorie.

Gaz atomiques dilués ultra-froids

Graphique 3D montrant 3 états successifs : les atomes sont de plus en plus denses (de la gauche vers la droite).

La physique de l'hélium 4 à très basse température est très complexe du fait des fortes interactions entre atomes. Afin de pouvoir étudier et exploiter plus simplement le phénomène de condensation de Bose-Einstein, on a cherché à l'observer pour des systèmes très dilués, plus proches du gaz parfait qui avait été le modèle initialement présenté par Einstein.

L'observation expérimentale des condensats a été possible grâce au développement des techniques de refroidissement d'atomes par laser. Les très basses températures atteintes ont permis d'atteindre le régime de condensation pour des gaz suffisamment dilués pour que les interactions ne masquent pas le phénomène de condensation. En 1995, une condensation proche du cas idéal a pu être réalisée[1] : une équipe du laboratoire NIST/JILA (en) (Boulder, Colorado, États-Unis), dirigée par Eric Cornell et Carl Wieman, est parvenue à obtenir pendant quelques secondes un condensat de Bose-Einstein ; il était constitué de quelques milliers d’atomes de rubidium pré-refroidis par laser, puis refroidis plus avant par « évaporation » dans un piège magnétique. La température du gaz était alors de l'ordre de 100 nK.

Un troisième chercheur, Wolfgang Ketterle, diplômé de l'université Ludwig-Maximilian de Munich, étudie également de son côté « le refroidissement par laser et le piégeage des atomes froids » ainsi que la superfluidité dans les gaz à « haute température ».

Ces trois chercheurs (Cornell, Wieman et Ketterle) recevront en 2001 le prix Nobel de physique « pour la découverte de la condensation de Bose-Einstein dans les gaz et pour des avancées dans l'étude des propriétés de ces condensats ».

Condensation de polaritons (exciton-polaritons)

La condensation de Bose-Einstein a été obtenue en 2006 pour des polaritons, quasi-particules composées d'un exciton (un trou et un électron) et d'un photon, dans la matière condensée. Elle fut réalisée hors équilibre thermodynamique et à beaucoup plus haute température, jusqu'à 20 K. Malgré leur caractère hors équilibre, ces systèmes possèdent les propriétés de cohérence spatiale et temporelle que possèdent les condensats gazeux.

Avec une fraction de polaritons condensés d'environ 50 %, ce système se situe entre l'hélium superfluide et les condensats atomiques.

En 2020, un condensat Bose-Einstein ultra-froid a été créé dans le laboratoire d’atomes froids[3] (CAL) de la NASA, à bord de la Station spatiale internationale, confirmant que ce laboratoire peut grâce à la microgravité contribuer à créer et observer des phénomènes impossibles sur Terre[4].

Condensation de molécules dipolaires

Le premier condensat de Bose-Einstein de molécules dipolaires (NaCs) est obtenu en 2024 par une équipe de l'université Columbia (New York, États-Unis)[5],[6].

Propriétés physiques

Gaz de Bose parfait

Einstein montra en 1925 que des bosons identiques, sans interaction entre eux, à l'équilibre thermodynamique, condensent dans un nouvel état de la matière à une température suffisamment basse. Cet état est aujourd'hui appelé condensat de Bose-Einstein ; il est caractérisé par une population macroscopique de l'état quantique de plus basse énergie. La température de changement d'état (température critique) est donnée par la relation

  • est la température de changement d'état ;
  • la densité en bosons ;
  • la masse d'un boson ;
  • le spin d'un boson ;
  • la constante de Planck ;
  • la constante de Boltzmann ;
  • évaluée en 1; ; où l'on a introduit la fugacité , avec le potentiel chimique, et l'énergie du fondamental.

London remarqua que la température de la transition superfluide de l'hélium 4 (2,2 K) est du même ordre de grandeur que la température de condensation de Bose-Einstein d'un gaz parfait de même densité que l'hélium liquide (3,2 K), d'où son intuition que les deux phénomènes sont liés. L'hélium liquide superfluide est cependant très différent du modèle du gaz parfait.

Les condensats gazeux obtenus récemment sont environ mille milliards de fois plus dilués que l'hélium liquide (1015 atomes/m3 contre 1027 atomes/m3) ; la température de condensation est alors de l'ordre du microkelvin.

Effet des interactions

Si la faiblesse des interactions explique le succès du modèle du gaz parfait pour prédire certaines propriétés des condensats gazeux, d'autres effets ne peuvent être compris qu'en tenant compte des interactions entre atomes, par exemple la taille du condensat piégé, sa superfluidité ou encore ses fréquences d'oscillation lorsqu'on le fait vibrer. Dans le cas d'un gaz dilué, l'équation de Gross-Pitaevskii permet de prendre en compte ces interactions. Par contre, il faut aller au-delà de cette équation. Par exemple, il faut ajouter le terme logarithmique de l'équation de Schrödinger avec non linéarité logarithmique à l'équation Gross-Pitaevskii ainsi qu'une contribution Ginzburg-Sobyanin pour obtenir correctement la dépendance linéaire de la vitesse du son par rapport à la racine cubique de la pression pour l’hélium 4 pour des températures très basses, en accord avec les résultats précis expérimentaux[7].

Le phénomène de résonance de Feshbach permet d'ailleurs de changer la force des interactions en plongeant le condensat dans un champ magnétique. On peut ainsi étudier des situations où les atomes du condensat sont fortement corrélés. Ces études peuvent être utiles à la compréhension de phénomènes complexes de la physique de la matière condensée, comme la transition de Mott.

Interférences atomiques

Un condensat forme une onde de matière cohérente. Deux paquets d'onde issus du même condensat ou de deux condensats différents interfèrent lorsqu'ils se superposent, de manière analogue à la figure d'interférence des trous d'Young en optique[8].

Un nuage atomique ultra-froid piégé dans un réseau de diffraction forme une série de condensats régulièrement espacés qui, lorsqu'ils interfèrent tous ensemble, peuvent former des figures d'interférences très piquées, tout comme la figure de diffraction d'une onde lumineuse par un réseau.

Condensat en rotation et vortex

La mise en rotation d'un condensat révèle de manière spectaculaire les contraintes qu'impose la mécanique quantique. Il est impossible de faire tourner un condensat en bloc, à l'image d'un objet classique. La mise en rotation s'accompagne de la création de vortex, c'est-à-dire de lignes le long desquelles la densité est nulle et autour desquelles la circulation de la vitesse est quantifiée. La première observation de vortex a été effectuée dans l'équipe de Jean Dalibard au laboratoire Kastler Brossel (Paris, France).

Condensat continu

Les limites du refroidissement par évaporation n’ont permis de générer que des Condensats de Bose-Einstein de brève durée, avec de surcroît une très faible efficacité éliminant plus de 99 % des atomes pour atteindre le condensat. L'obtention d'un condensat de Bose-Einstein continu a été un problème ouvert majeur de la recherche expérimentale sur le condensat, avec les mêmes motivations que le développement du laser optique continu : des ondes de matière à haut flux et à haute cohérence produites en continu permettraient de nouvelles applications de détection.

Un condensat de Bose-Einstein continu (d'atomes de strontium) a été atteint pour la première fois en 2021 (publié dans Nature en )[9].

Applications

Scientifiques

Une application est la réalisation de lasers à atomes, c’est-à-dire d’instruments capables de délivrer un faisceau d’atomes se trouvant tous dans le même état, à l’instar des photons d’un rayon laser. Cela rendrait de grands services à l’optique et l’interférométrie atomiques, à la chimie (étude de réactions entre deux faisceaux atomiques dans des conditions très bien définies et contrôlées, condensats de molécules, etc.). Plusieurs équipes de physiciens sont parvenues, dès 1997, à produire un effet laser avec des atomes, le principe étant de former d’abord un condensat puis d’extraire par un moyen adéquat une partie des atomes condensés. Mais beaucoup de chemin reste à parcourir avant d’arriver à des flux atomiques d’intensité et de durée appréciables.

Industrielles

Une application pourrait se trouver dans la création de lasers à courte longueur d'onde (dans le champ des UV ou des rayons X). Cette application a été envisagée par des chercheurs de l'université de Bonn après avoir obtenu un condensat de photons[10].

Généralisation du concept de condensation

On considère habituellement qu'un condensat est caractérisé par une fraction macroscopique d'atomes dans le seul état fondamental. Cependant il a été montré expérimentalement, en particulier pour les atomes froids dans les pièges très anisotropes (systèmes à basses dimension) que la condensation peut avoir lieu sur plusieurs états quantiques proche de l'état fondamental, ce qui se caractérise notamment par une décroissance de la longueur de cohérence du condensat. On parle alors d'un condensat fragmenté. La condensation de Bose-Einstein généralisée est une notion théorique permettant de décrire et de classifier les différents types de condensats possibles.

Notes et références

  1. a et b Jacek Kasprazk et al., « La condensation de Bose-Einstein en phase solide », Images de la Physique, CNRS,‎ , p. 42-49 (lire en ligne [PDF]).
  2. Illustrations, sur lorentz.leidenuniv.nl (en).
  3. (en) Elizabeth Gibney, « Universe’s coolest lab set to open up quantum world », Nature, vol. 557, no 7704,‎ , p. 151–152 (ISSN 0028-0836 et 1476-4687, DOI 10.1038/d41586-018-05111-2, lire en ligne, consulté le ).
  4. (en) Elizabeth Gibney, « Universe’s coolest lab creates bizarre quantum matter in space », Nature,‎ , d41586–020–01773-z (ISSN 0028-0836 et 1476-4687, DOI 10.1038/d41586-020-01773-z, lire en ligne, consulté le ).
  5. (en) Daniel Garisto, « A Bose–Einstein condensate of dipolar molecules », Physics Today,‎ (DOI 10.1063/pt.uufx.loay Accès libre).
  6. (en) Niccolò Bigagli, Weijun Yuan, Siwei Zhang, Boris Bulatovic, Tijs Karman et al., « Observation of Bose–Einstein condensation of dipolar molecules », Nature,‎ (DOI 10.1038/s41586-024-07492-z).
  7. (en) T. C. Scott et K. G. Zloshchastiev, « Resolving the puzzle of sound propagation in liquid helium at low temperatures », Low Temperature Physics (en), vol. 45, no 12,‎ , p. 1231-1236 (DOI 10.1063/10.0000200, lire en ligne).
  8. (en) I.Bloch et al., Nature, 403 166, 2000.
  9. (en) Chun-Chia Chen, Rodrigo González Escudero, Jiří Minář, Benjamin Pasquiou, Shayne Bennetts et Florian Schreck, « Continuous Bose–Einstein Condensation », Nature,‎ , p. 1–5 (PMID 35676487, DOI 10.1038/s41586-022-04731-z, S2CID 237532099).
  10. (en) « German physicists create a 'super-photon' », sur Phys.org, .

Voir aussi

Articles connexes

Liens externes