Joseph André Glucksmann naît le à Boulogne-Billancourt[1], dans une famille juiveashkénaze. Sa mère, Martha Bass (1903-1973) est née à Prague, dans ce qui était alors l'Empire austro-hongrois. Son père, Rubin Glucksmann (1889-1940), originaire de Czernowitz, au nord de la Bucovine, région jadis roumaine (actuellement en Ukraine), a combattu pendant la Première Guerre mondiale dans l'armée austro-hongroise. Tous deux militantssionistes de gauche, ils choisissent, indépendamment l'un de l'autre, d'émigrer en Palestine mandataire au cours des années 1920[2]. Martha travaille un temps dans un kibboutz, qu'elle quitte désabusée[3] pour revenir à Jérusalem, où elle trouve un emploi de cuisinière. C'est alors qu'elle rencontre celui qui deviendra son époux[4], qui travaille comme ouvrier à la construction de routes. Déçus par le sionisme, les deux jeunes gens adhèrent en 1923 au Parti communiste palestinien[5]. Leurs filles Eliza et Miriam naissent à Jérusalem en 1924 et 1928. Vers la fin de la décennie, Rubin est recruté par les services secrets soviétiques, et dès 1930, sur ordre du Komintern, le couple quitte la Palestine pour s'installer à Hambourg, d'où Rubin, devenu officiellement agent d'assurance, peut effectuer de nombreux voyages en Europe centrale et en Union soviétique[6]. Sa situation devient dangereuse après la prise du pouvoir par les nazis en 1933. En 1935, apprenant qu'ils sont recherchés par la Gestapo, les Glucksmann s'enfuient en France et s'installent à Boulogne-Billancourt[7]. Rubin est à présent employé par la Wostwag, une société écran du Komintern, dont l'une des activités principales est de fournir du matériel aux Républicains espagnols[7].
Le , Martha met au monde un garçon, que ses parents prénomment André Joseph, en hommage à Etkar Josef André(de), cadre dirigeant d'origine juive du Parti communiste d'Allemagne (KPD), décapité quelques mois plus tôt à Hambourg et dont le nom vient d'être donné au troisième bataillon des Brigades internationales en Espagne[8],[9]. Peu après cette naissance, Rubin part travailler à Londres, tandis que Martha reste en France pour permettre à leurs filles d'y poursuivre leur parcours scolaire. L'historien Sebastian Voigt décrit la fonction de Rubin à Londres comme revêtant une grande importance pour l'Union soviétique[10]. Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, Rubin est arrêté comme « étranger ennemi » et interné comme beaucoup d'autres immigrants par les autorités britanniques, mais libéré le . Le , il est de nouveau arrêté, cette fois pour espionnage, et envoyé dans un camp près de Londres[11]. Il meurt le dans le naufrage du SS Arandora Star, qui l'emmenait au Canada pour y être interné comme « agent ennemi ». Après l'invasion de la France par l'armée allemande et l'occupation de la zone nord, Martha Glucksmann gagne la zone libre avec ses trois enfants et rejoint la Résistance[10]. En 1941, la famille est internée dans le camp militaire de Bourg-Lastic, près de Clermont-Ferrand, d'où elle doit être déportée en Allemagne ; mais Martha, pressentant le drame, suscite la rébellion dans le camp, si bien que les autorités préfèrent la libérer avec ses enfants pour éviter la contagion par le mouvement[12]. Après la guerre, elle se remarie avec Paul Kessler, un cadre du Parti communiste d'Autriche, et restera jusqu'à sa mort en 1973 étroitement liée au Parti communiste[13].
Les années d'études et d'enseignement
Le jeune André, qui a choisi de rester en France, suit des études secondaires au lycée scientifique et technologique La Martinière à Lyon. Dès 1950, en falsifiant son âge, il adhère à l'Union de la jeunesse républicaine de France[14],[15]. Au cours des années suivantes, il y côtoiera Raymond Bellour, Jean-Jacques Brochier et Georges Valero. Élève d'hypokhâgne puis de khâgne au lycée du Parc[réf. nécessaire], il participe, avec d'autres lycéens et étudiants lyonnais, à la rédaction du journal Partis pris, dans lequel il publie des poèmes[16]. En 1956, il milite à l'Union des étudiants communistes (UEC), qui vient d'être créée. Il y défend, au nom du cercle des élèves communistes des classes préparatoires du lycée Henri IV, une position « dissidente », demandant que l'UEC soit indépendante du parti et ne s’aligne pas nécessairement et par principe sur ses positions. Quelques mois plus tard, il en sera exclu.
En , il achève un essai sur le western, qui paraît deux ans plus tard sous le titre « Les aventures de la tragédie » dans Le Western. Approches, mythologies, auteurs, acteurs, filmographies, recueil publié sous la direction de son camarade Raymond Bellour dans la collection 10/18.
Dans le numéro de des Temps modernes, il publie, sous le titre « Un structuralisme ventriloque », une analyse très critique des travaux de Louis Althusser sur Marx.
En décembre de la même année, alors qu'il est assistant de Raymond Aron à la Sorbonne, il publie aux éditions de L'HerneLe Discours de la Guerre, « mélange de philosophie, de stratégie militaire, de dissuasion nucléaire et de théorie des jeux », selon la description qu'il en donne vingt ans plus tard. L'auteur, encore inconnu, est « adoubé » par Jacques Lacan au cours de son séminaire du [19]. Le livre, tiré à peu d'exemplaires[20], fait en outre l'objet d'une recension très élogieuse dans Le Monde du suivant sous la plume d'André Fontaine, chef du service de politique étrangère. Il est réédité en 1974 dans la collection 10/18 avec une préface de Jeannette Colombel.
En , André Glucksmann a trente ans. Les événements qui vont marquer ce printemps, il les suit, au moins dans un premier temps, avec un certain détachement, comme il l'explique plus tard à son fils, étonné de l'entendre dire qu'il a « croisé Mai 68 par amour » (pour Françoise Villette-Renberg) et non « pour la révolution » :
« La lutte finale ? Je pensais avoir donné adolescent. Comme en témoignait mon honorable exclusion des rangs communistes en 1956 […] Mai 68. Depuis quelques jours, les étudiants jouent aux gendarmes et aux voleurs dans les rues de Paris, je les regarde s'ébrouer de loin. Voilà quelques années, j'ai quitté leur cour de récréation. Mon premier livre, Le Discours de la guerre, vient de sortir. […] Les mathématiciens du CNRS et les généraux de l'École de guerre apprécient. Je m'engueule, courtoisement, avec Raymond Aron sur les prouesses de son ami McNamara au Vietnam. Je bois des coups avec Barthes et Lacan m'adoube. Althusser m'offre d'expliquer « mon » Hegel à son séminaire. Une brillante carrière universitaire s'annonce. J'ai les cheveux ni trop longs ni trop courts, je m'habille chez Lassance, le jour des soldes, et la révolution m'ennuie. Mais rien n'est jamais acquis et le coup de foudre ne se décrète pas. […] Une Salomée en Levis et tee-shirt me tire par la main. Elle dit : « Tu viens ou pas ? », insiste : « Si c'est non, c'est fini. » Je la suis[21]. »
Dans les semaines qui suivent, il collabore, de manière anonyme, à la rédaction du journal Action, que le journaliste Jean Schalit, ex-dirigeant exclu de l'Union des étudiants communistes (UEC) a créé dès le début de mai, avec Jean-Claude Dollé et Jean-Marcel Bouguereau, et dont le premier numéro, sorti le , lançait un appel à la grève générale et à l'insurrection[22].
Au mois de juillet, il fait paraître chez Christian Bourgois un essai intitulé Stratégie et révolution en France 1968, dans lequel il soutient que jamais depuis un siècle un mouvement n'avait ressemblé d'aussi près à celui que Marx avait en tête en 1848[23],[24]. À l'instar d'Alain Krivine, qui dénonce « la trahison du PCF et du PS »[25], il explique l'échec du mouvement par l'absence d’une force organisée[26].
À l'automne 1968, parmi les étudiants qui avaient érigé en juin une barricade devant l'usine Renault de Flins[27],[28], un groupe mené par Guy Hocquenghem rompt avec le courant majoritaire de la Ligue communiste révolutionnaire d'Henri Weber et Daniel Bensaïd, les deux auteurs de Mai 68, une répétition générale[29],[30], pour former plutôt une « 3e tendance »[31] : ils sont aussi contre celle des « esthètes de la révolution », visant en particulier les frères Daniel et Gabriel Cohn-Bendit[31], et pour « la rigueur organisationnelle fondée sur l’autodiscipline et l’exigence militante »[31]. Cette tendance groupe « spontanéiste et mouvementiste »[32] inclut aussi Marc Hatzfeld, Michel Besmond, André Glucksmann[32] et surtout sa compagne Françoise Renberg, qui s'oppose vigoureusement[30] au projet d'adhérer à la Quatrième Internationale trotskyste[29].
Avec Michel Andrieu, Renan Pollès, Patrick Meunier et Jacques Kébadian, Françoise Renberg-Villette fait partie des étudiants de l'IDHEC qui ont filmé la Grève des mineurs français de 1963[33]. Devenu Atelier de Recherche Cinématographique ce groupe a tourné quatre films avant et pendant Mai 68[33], au moment où Jeannette Colombel, la mère de Françoise, quitte le PCF[34]. Avec Serge July et Michel Fontaine[34] et se disant « gauchiste », pas « maoïste »[34], Françoise Renberg codirigera à partir de 1970 avec André Glucksmann le journal J'accuse, couplé à La Cause du peuple[35].
La Gauche prolétarienne est fondée en [36], après cinq mois de discussion, par Benny Lévy, Robert Linhart[36], ex-leader de l'UJCMLF (scission maoïste de l'UEC en 1967), Serge July et Alain Geismar, deux militants de Mai 68 partis passer l'été à Cuba, où ils ont écrit le livre Vers la guerre civile[36],[37]. Déçue de l'échec de Mai 68, cette GP a réuni en janvier une « assemblée nationale ouvrière »[38] avec des « établis » maoïstes en entreprise, pour remplacer la ligne de « construction d'une CGT de lutte de classe » du PCMLF, qui militait à la CGT[38] par un « combat contre les syndicats » en fondant des « comités de base ».
André Glucksmann y enseigne « l'Écriture politique »[40] tandis que sa belle-mère Jeannette Colombel, recrutée par Michel Foucault lors d'un jury de thèse de Gilles Deleuze, professe sur Nihilisme et contestation[40]. Ce « comité de base » permet de déborder les fondateurs locaux de la Gauche prolétarienne[41], des spécialistes de l'auteur Jacques Lacan comme Jean-Claude Milner et Gérard Miller[41]. Un après-midi, il mène l'assaut d'une cinquantaine de militants dans le cours d'Henri Weber, maitre assistant en philosophie et dirigeant d'un groupe gauchiste rival[41], intitulé À quoi pense Mao ? car consacré aux relations sino-soviétiques de 1928[30]. Les maoïstes de Vincennes « mimaient la guerre prolongée du peuple » contre la police, le conseil d'Université et la police, se souvient Henri Weber[30].
Parmi les autres actions du trio constitué de Jean-Marc Salmon, André Glucksmann, et Jean Paul Dollé, l'humiliation d'un étudiant d'extrême-droite entièrement déshabillé et recouvert de ketchup[42], ce qui amène André Gisselbrecht, maitre-assistant à Vincennes dès son ouverture en 1969 et qui y terminera sa carrière comme maître de conférences, à les traiter de « gauchistes-fascistes » dans L'Humanité[43] et à être en retour interdit de séjour dans les assemblées générales.
Le comité de base est violemment opposé aux élections: les urnes sont jetées dans un bassin vide lors des élections universitaires[44] et une semaine plus tard c'est un jeune reporter d'Europe 1, Ivan Levaï, qui y est précipité à son tour[45],[46].
Les publications de 1969
En juin 1969 aussi, André Glucksmann publie au Centre universitaire de Vincennes la revue Révolution culturelle, avec Jean-Paul Dollé et Jean-Michel Gérassi[47]. Le seul numéro sorti est « fondé sur un malentendu » entre ceux, menés par Glucksmann, qui donnent au titre le sens de « révolution politique » dans « la mouvance de ce qui se passait en Chine », et ceux pour qui « c'était révolutionner soi-même », se souvient Gérassi, qui au mois d'octobre suivant publie avec Guy Hocquenghem un supplément à la revue titré Faire la Révolution, puis en un supplément au journal Le Paria, titré Changer la vie, Faire la révolution, que Guy Hocquenghem republie dans L'Après-mai des faunes[48]. Moins d'un an plus tard, dans une lettre manuscrite de , Sartre donne à John « Tito » Gerassi, l’assurance de l'exclusivité pour des Entretiens en vue de publier sa biographie[49].
Des rapports des Renseignements généraux des 6 et 7 témoignent de l'activisme d'André Glucksman à la fin des années 1960, en indiquant que « le groupe de la Gauche prolétarienne vient d’entreposer un stock important de grenades fumigènes dans un local du bâtiment C de la faculté. Afin de juger de la puissance et des effets de ces engins, Jean-Marc Salmon et André Glucksman ont procédé […] vers 14 h 30 à une première expérience […] et fait exploser trois grenades dans un terrain vague situé derrière le restaurant nord du centre universitaire »[51]. Ils « estiment que ces armes pourront leur être d’une grande utilité lors d’éventuelles manifestations violentes ». Le lendemain, un autre rapport précise que « des militants d’obédience maoïste s’entraînent régulièrement à la technique du combat de rue à l’aide de longs bâtons dans la salle d’éducation physique du centre universitaire expérimental de Vincennes »[51].
La direction du journal J'accuse, lancé en janvier 1971
Le , alors qu'Alain Geismar est emprisonné, André Glucksmann prend la direction du nouveau journal J'accuse (mensuel), conçu pour accompagner la relance du Secours rouge par Jeannette Colombel, avec le soutien de Jean-Paul Sartre. Glucksmann le codirige avec sa compagne Françoise Renberg et Robert Linhart, apprécié par les lecteurs, mais affaibli par son service militaire dans les commandos de marine[52]. Le journal devient, le , J'accuse (mensuel)-La Cause du peuple, au moment de la série d'escarmouches chez Renault qui mèneront à la mort de Pierre Overney en [36]. Cette fusion provoque le départ de Guy Lardreau et Marin Karmitz, les artistes déplorant l'influence des maoïstes.
Dans un article de mai 1972 dans la revue Les Temps modernes, André Glucksmann qualifie la France de « dictature fasciste »[53]. Au même moment sort le numéro du de J'accuse sur l'affaire de Bruay-en-Artois, très éloigné de la prudence de la presse régionale[54]. Quinze ans plus tard, Jacques Theureau est accusé de s'en être occupé avec Serge July, qui couvrait aussi l'affaire dans son journal nordiste Pirate[54], et François Ewald, professeur de philosophie au lycée de la ville[54]. En colère, Sartre exige un article prenant ses distances avec le précédent, titré « tribunal populaire ou lynchage ? » d'un innocent[36], publié dans le numéro suivant, aux côtés de la réponse signée La Cause du Peuple[55]. Malgré ce dérapage, La Cause du peuple continue de couvrir l'affaire sur un mode « encore plus brutal, plus accusateur »[56], avec un photomontage et une plaque commémorative disant que la victime a « été assassinée par la bourgeoisie de Bruay », et en présentant les violences verbales sur place comme spontanées, nées de la « volonté du peuple »[54].
En 1975, il fait paraître La Cuisinière et le Mangeur d'hommes, dans lequel il établit un parallèle entre le nazisme et le communisme et qui se vend à 20 000 exemplaires en un an, incitant deux autres leaders de la Gauche prolétarienne, Christian Jambet et Guy Lardreau à publier à leur tour L'Ange. Ontologie de la révolution, écoulé à 15 000 exemplaires en 1976[58].
Dans les premières pages du livre, l'auteur évoque sa rencontre avec les parents de Pierre Overney, mais sans exprimer de regret concernant la situation qui a mené à sa mort[59].
André Glucksmann a situé sa rencontre avec le leader gauchiste allemand Joschka Fischer[60], colocataire à Francfort de son ami proche Daniel Cohn-Bendit, « après l'auto-dissolution » de la Gauche prolétarienne, le . Mais il a aussi évoqué la date de « probablement en 1972 »[61], tandis que Daniel Cohn-Bendit a évoqué ses visites fréquentes. Le récit de cette rencontre « pour discuter des gauches françaises et allemandes » sera réédité par Die Zeit en 1986 et traduit par Telos, revue de la Nouvelle gauche américaine[62]. André Glucksmann a gardé un souvenir enthousiaste de Fischer et revient à Francfort en 1977, l'année où il va aider à se cacher en France l'ex-terroriste repenti Hans-Joachim Klein[36],[63], avec l'aide d'Olivier Rolin et Jacques Rémy . Klein est extradé en 1998 et condamné à 9 ans de prison en Allemagne.
André Glucksmann rompt avec le marxisme lorsqu'il devient le pilier des nouveaux philosophes en publiant Les Maîtres penseurs le puis en militant en faveur des dissidents soviétiques et des opposants des États satellites de l'URSS. Le , l'émission littéraire de Bernard Pivot est consacrée à ces « nouveaux philosophes », avec un thème polémique : « Les nouveaux philosophes sont-ils de droite ou de gauche ? » Le mouvement s'est fait connaître quelques mois plus tôt, lorsque Bernard-Henri Lévy, 28 ans, l'incarne dans Les Nouvelles littéraires[64]. « Les nouveaux philosophes : coup de poker, un coup de marketing intellectuel, ou est-ce au contraire une sorte de révolution culturelle spontanée ; est-ce de la poudre aux yeux, ou bien une approche intelligente, originale, de la vérité ? », présente Bernard Pivot, selon qui l'émission fit couler beaucoup d'encre et rendra définitivement célèbres BHL et Glucksmann[64]. Xavier Delcourt et François Aubral, auteurs d'un essai Contre la nouvelle philosophie, le jugent plus ouvert au dialogue que Bernard-Henri Lévy. André Glucksmann appela aussi bien les deux auteurs que son ami Bernard-Henri Levy à arrêter la spirale des invectives. À ce dernier il dit ainsi : « toi aussi Bernard-Henri Levy, tu en as un peu trop fait ».
Ses livres suscitent la critique de certains intellectuels de gauche, notamment dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales que dirige Pierre Bourdieu. Dans une longue note critique consacrée à La Cuisinière et le mangeur d'hommes, le sociologue Claude Grignon dénonce par exemple le discours « sans queue ni tête » et les « faux paradoxes » d'un « révolutionnaire conservateur », qui « met l'est à la place de l'ouest, la gauche à la place de la droite, la droite à la gauche de la gauche […], transforme les révolutions victorieuses en révolutions manquées et les révolutions manquées (la Commune) en révolutions réussies »[65].
Un bateau pour le Viêt Nam
Intervenant quelques heures avant la prise de Saïgon par les maquisards du Front national de libération du Sud Viêt-Nam, l'évacuation de l'ambassade des États-Unis en 1975 marque la fin de la guerre. Le Viêt Nam réunifié en 1976 sous l'appellation de République socialiste étend le système à parti unique du nord sur l'ensemble du pays, provoquant le départ clandestin de centaines de milliers de Vietnamiens. En , André Glucksmann, Jean-Paul Sartre et Raymond Aron prennent l’initiative de lancer une opération de sauvetage, « Un bateau pour le Vietnam », en faveur de ceux qui fuient ce pays à bord de bateaux de fortune, les boat-people. La réunion des deux anciens camarades d'études longtemps ennemis en politique sera immortalisée sur un cliché pris le sur le perron de l'Élysée par le photographe Richard Melloul[66],[67]. Invité de l'émission Apostrophes, après la mort de Jean-Paul Sartre, survenue le , l'anticolonialiste viscéral qu'est resté Glucksmann compare les combats du philosophe contre la guerre d'Algérie à ceux de Soljenitsyne pour les libertés en URSS[68].
En 1985, alors qu'un certain nombre d'intellectuels et responsables politiques français, parmi lesquels Jean-François Revel, Olivier Todd, Emmanuel Le Roy Ladurie, Pierre Daix, Alain Besançon, Pierre Rigoulot, Bernard Stasi, Jacques Chaban-Delmas, Jacques et Claudie Broyelle ainsi que Bernard-Henri Lévy, apportent leurs signatures à une pétition appelant Ronald Reagan à persévérer dans son soutien aux Contras du Nicaragua, André Glucksmann exprime son désaccord dans l'émission Droit de réponse, considérant le texte comme « vieillot », trop « guerre froide », ne tenant pas compte du fait que « les Américains ont soutenu pendant 50 ans une dictature ». Il rapporte aussi que Yves Montand et Simone Signoret partagent son point de vue, assez proche sur l'Amérique centrale des démocrates chrétiens, et que Bernard-Henri Lévy souhaite retirer sa signature. Ce qu'il fera aux côtés de Pierre Daix.
Il est également connu pour son soutien à la cause indépendantiste tchétchène, notamment lors de la Seconde guerre de Tchétchénie. Il raconte qu'il aurait séjourné illégalement pendant un mois en Tchétchénie[74].
La politique de George W. Bush en Irak et en Libye
En 2003, il fustige dans une tribune dans Le Monde, cosignée par Pascal Bruckner et Romain Goupil, le « camp de la paix », reprochant à la France de prétendre canaliser les ardeurs belliqueuses des États-Unis et dénonçant « la couverture partisane de la guerre par les médias », selon lui « minimisant les horreurs de la tyrannie baasiste pour mieux accabler l'expédition anglo-américaine ». Débutant par « Quelle joie de voir le peuple irakien en liesse fêter sa libération et... ses libérateurs !», le texte dénonce aussi le « passage à tabac des Juifs et des opposants irakiens » lors des grandes marches pacifistes qui ont eu lieu dans la plupart des pays d'Europe[75].
Militant actif en faveur d'engagements armés des pays occidentaux dans les conflits du Moyen-Orient, il pousse, en , avec d'autres personnalités, à l'intervention militaire contre le régime libyen[76] de Mouammar Kadhafi. En , il demande une intervention française contre le régime syrien[77].
La mobilisation pour le Tibet
Il se mobilise pour le Tibet, avec l'ex-maoïste Jean-Paul Ribes, l'aidant notamment quand il cherche un comité de soutien en France à la fin des années 1980[78].
Dès 2000, il cosigne un appel qui exhorte l'Union européenne et la France à dénoncer fermement la violation des droits de l'homme en Chine et au Tibet, et apporte son soutien à une motion présentée par les États-Unis lors de la 56e session de la Commission des droits de l'homme des Nations unies réunie à Genève[79].
Lors de l'élection présidentielle de 2007, dans une tribune publiée dans Le Monde sous le titre « Pourquoi je choisis Nicolas Sarkozy »[84], il apporte son soutien au candidat de la droite, fustigeant une gauche « qui se croit moralement infaillible » mais a renoncé, selon lui, au combat d'idées et à la solidarité internationale. Sarkozy, ayant demandé au cours de sa campagne « une rupture avec mai 68 », donne l'occasion à Glucksmann de revenir une nouvelle fois sur les événements dans un pamphlet intitulé Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy[85]. Il s'éloignera par la suite du président, critiquant les rapports amicaux entretenus par Nicolas Sarkozy avec Vladimir Poutine[86].
Dans une tribune publiée dans Le Monde en [87], le romancier Jean-Marie Laclavetine ironise sur le peu de crédibilité de Glucksmann, mettant en parallèle ses engagements politiques des dernières décennies et son soutien au maoïsme lorsqu'il était un des dirigeants de la Gauche prolétarienne. Au même moment, le romancier Morgan Sportès rappelle, dans Ils ont tué Pierre Overney[88], la responsabilité de la Gauche prolétarienne dans la mort de Pierre Overney et dans l'affaire de Bruay-en-Artois[89].
Une analyse de Mai 68
Au moment où il soutient l'élection de Nicolas Sarkozy à la présidence, André Glucksmann estime que la perception traditionnelle des événements de Mai 68 comme un mouvement de gauche, antiautoritaire, doublé d'une révolution culturelle et des mœurs, est restreinte par les préjugés et la récupération de l'événement par les partis de gauche, et en particulier le Parti socialiste[réf. nécessaire].
Selon leur éditeur, André et Raphaël Glucksmann étaient tous deux présents au meeting organisé par l'UMP entre les deux tours de l'élection présidentielle, au cours duquel Nicolas Sarkozy a promis de « liquider l'héritage de 68 »[90],[91]. Dix mois plus tard, dans un essai écrit à quatre mains, Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy[90], ils poseront la question : « Notre président a promis d'enterrer Mai. N'est-il pas plutôt son héritier rebelle ? » Ce faisant, ils adoptent la thèse libérale, selon laquelle Mai 68 n'aurait été que l'une des révolutions antitotalitaires, dont les auteurs voient le premier avatar dans l'Insurrection de Budapest de 1956. Cette révolution avait alors été soutenue par la gauche française, y compris par un certain nombre de communistes, dont André Glucksmann, auxquels ce soutien avait valu d'être exclus de leur parti.
Au cours d'une conférence du Figaro, prononcée en dans le cadre de la promotion de ce livre, André Glucksmann s'exclame : « Souvenez-vous : en 1968, Daniel Cohn-Bendit apostrophait les « crapules staliniennes », les chefs de la CGT, et Aragon, à qui il demandait : « Que faisais-tu pendant les déportations et les famines organisées dans l'URSS des années 1930 ? Tu as du sang sur tes cheveux blancs »[92].
Soutien à l'intervention militaire israélienne à Gaza
Le , il publie dans Le Monde un « point de vue » pour défendre la légitimité de l'intervention de l'armée israélienne dans la bande de Gaza en estimant qu'il ne s'agit pas d'une riposte excessive[93]. Il s'interroge en ces termes : « Quelle serait la juste proportion qu'il lui faudrait respecter pour qu'Israël mérite la faveur des opinions ? […] Conviendrait-il qu'Israël patiente sagement jusqu'à ce que le Hamas, par la grâce de l'Iran et de la Syrie, « équilibre » sa puissance de feu ? […] Désire-t-on vraiment qu'Israël en miroir se « proportionne » aux désirs exterminateurs du Hamas ? » Il répond : « Il n'est pas disproportionné de vouloir survivre. »
Dans une Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, l'essayiste Guy Hocquenghem retrace, de à , les carrières et l'évolution (ce qu'il appelle « trahison ») des « repentis » socialistes et de gauche mises en œuvre sous la période mitterrandienne. D'après l'auteur, André Glucksmann fait partie de ce groupe qu'il a appelé « renégats ».
Publications
« Le western ou les aventures de la tragédie », dans Le Western: sources, thèmes, mythologies, auteurs, acteurs, filmographies, Raymond Bellour (dir.), Paris, UGC 10/18, 1966.
"Un structuralisme ventriloque", Les Temps modernes, n° 250, mars 1967, p. 1557-1598.
Le Discours de la guerre, théorie et stratégie, Paris, L'Herne, 1967.
Stratégie et révolution en France 1968, Paris, Christian Bourgois, 1968.
"Fascisme : l'ancien et le nouveau", Les Temps modernes, 1972, n° 310 bis
Dossier Nouveau fascisme, nouvelle démocratie, hors-série « entièrement conçu et réalisé sous la direction des militants maoïstes groupés autour de La Cause du peuple », p. 266-334.
La Cuisinière et le mangeur d'hommes - Essai sur les rapports entre l'État, le marxisme et les camps de concentration, Paris, Le Seuil, 1975.
Les Maîtres penseurs, Paris, Grasset, 1977.
Cynisme et passion, Paris, Grasset, 1981.
La Force du vertige, Paris, Grasset, 1983.
La Bêtise, Paris, Grasset, 1985.
Préface Devant le bien et le mal à Petr Fidelius, L'Esprit post-totalitaire, Paris, Grasset, 1986.
Avec Thierry Wolton, Silence, on tue, Paris, Grasset, 1986.
Descartes c'est la France, Paris, Flammarion, 1987.
Le XIe commandement, Paris, Flammarion, 1992.
Réflexion sur l'éthique. Le commandement serait « Que rien de ce qui est inhumain ne te soit étranger »[100].
La Fêlure du monde : Éthique et sida, Paris, Flammarion, 1993.
De Gaulle où es-tu ?, Paris, Jean-Claude Lattès, 1995.
Le Bien et le mal : lettres immorales d'Allemagne et de France, Paris, Hachette Littératures, 1997.
La Troisième Mort de Dieu, Paris, Nil éditions, 2000.
Dostoïevski à Manhattan, Paris, Robert Laffont, 2002.
Ouest contre Ouest, Paris, Plon, 2003.
Le Discours de la haine, Paris, Plon, 2004.
Une rage d'enfant, Paris, Plon, 2006.
Avec Raphaël Glucksmann, Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy, Paris, Denoël, 2008.
Les Deux Chemins de la philosophie, Paris, Plon, 2009.
↑Sur ce personnage, dont le procès mené au terme de trois années d'internement et de tortures, eut un retentissement mondial, voir l'article très complet d'Erika Draeger.
↑Dans Une rage d'enfant, p. 19, André Glucksmann suppose que ses parents ont dû également penser à Staline en choisissant le prénom Joseph.
↑Christian Chevandier, La Fabrique d'une génération, Georges Valero, postier, militant et écrivain, Paris, Les Belles Lettres, collection "L'Histoire de profil", 2009, p. 52.
↑Christian Chevandier, La Fabrique d’une génération. Georges Valero, postier, militant et écrivain, Paris, Les Belles Lettres, , p. 51-55.
↑Françoise Villette, née en 1941, est la fille de Jacques Villette et Jeannette Colombel. Cinéaste formée à l'IDHEC (promotion 1962), elle a épousé en 1961 Bjorn Lucien Renberg, dont elle a divorcé en 1965. Remariée en 1973 avec le musicien Ghédalia Tazartès, elle en divorcera en novembre 1979, pour épouser en troisièmes noces André Glucksmann.
↑Christian Chevandier, loc. cit., p. 216, 225 et 229-232.
↑« Je crois vous avoir donné suffisamment d'indications, la dernière fois, de ce ceci, qu'au cours de l'histoire le rapport du sujet à l'acte, ça se modifie, que ça n'est même pas ce qui traîne encore dans les manuels de morale ou de sociologie qui peut bien nous donner une idée de ce qu'il en est effectivement des rapports d'acte à notre époque. Par exemple, ce n'est évidemment pas seulement de devoir vous souvenir de Hegel, de la façon dont vous en parlent les professeurs, que vous pouvez mesurer l'importance de ce qu'il en est, de ce qu'il représente comme virage au regard de l'acte. Or, je ne sais pas ce que je dois faire à ce tournant. Conseiller une lecture est toujours si dangereux, parce que tout dépend du point où on a été auparavant plus ou moins décrassé. Il me paraît difficile de ne pas l'avoir été assez pour pouvoir situer un livre, pour donner un sens à ce que je viens d'énoncer une portée. Il est paru un petit livre de quelqu'un que je crois avoir vu à ce séminaire en son temps, qui me l'a envoyé à ce titre, qui s'appelle Le Discours de la guerre d'André Glucksmann. C'est un livre qui, peut-être, peut vous donner la dimension sur un certain plan, dans un certain champ, de ce qui peut surgir de quelque chose qui est assez exemplaire, etc… » (Jacques Lacan, L'acte psychanalytique, séminaire 1967-1968, publication hors commerce, p. 115-116.)
↑Il sera réédité en 1974 dans la collection 10/18 avec une préface de Jeannette Colombel.
↑André Glucksmann et Raphaël Glucksmann, Mai 68 raconté à Nicolas Sarkozy, Paris, Denoël, (lire en ligne), p. 17.
↑ a et bLe destin d'une institution d'avant-garde: histoire du département de philosophie de Paris VIII par Charles Soulié, dans la revue Histoire de l'éducation, n°77, de janvier 1998 [9].
↑" Tout! in context 1968-1973:" Thèse de Manus McGrogan, (2010) Université de Portsmouth
↑« Enseignement. A la faculté de Vincennes. Des étudiants gauchistes s’en prennent à un professeur communiste » (André Gisselbrecht, professeur d’allemand). L'Humanité, 31 mai 1969 [10].
↑L'Aurore, 19 juin 1969 : « Des enragés jettent dans le bassin du centre les urnes et les listes électorales. Scandaleux sabotage des élections à Vincennes »[11].
↑Génération, par Hervé Hamon et Patrick Rotman, 1987
↑Le Monde, 28 juin 1969, p. 11 : « Enseignement. Elections dans la confusion au centre universitaire de Vincennes » ; plus loin : « Un journaliste malmené par des « gauchistes » (il s’agit d’Yvan Levaï journaliste à Europe no 1) [12]
↑Animateur du « groupe de base » de l'Université de Censier, J.-M. Gérassi est cousin germain de John « Tito » Gerassi, journaliste au Time, à Newsweek, au New York Times, activement engagé dans la lutte anti-impérialiste, interdit de chaire aux États-Unis, qui enseigne à Vincennes. (Sylvie Arsever, Sartre: l’homme engagé et son double, Le Temps du 17 mai 2011.)
↑"SARTRE À HUIS CLOS", Par Robert Maggiori, le 21 avril 2011 dans Libération[14].
↑Robert Maggiori, Jeannette Colombel, une philosophe pasionaria, Libération, 13 avril 2016 [15].
↑ a et b « Le fonds Vincennes » de l’Université Paris 8 : traiter des fonds d’archives en université , par Emmanuelle SRUH, sous la direction de Marie-Françoise Defosse [16].
(de) Sebastian Voigt, Der Jüdische Mai '68: Pierre Goldman, Daniel Cohn-bendit und Andre Glucksmann im Nachkriegsfrankreich, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht Verlag, .